- 1 Giumlia-Mair, 2005.
- 2 Halleux, 1981.
- 3 Il s’agirait d’une marne blanche sableuse, Halleux, 1981, p. 211.
- 4 Ce terme fait référence à la pyrite, un sulfure simple de fer, Halleux, 1981, p. 222-223.
- 5 Biringuccio, 1540.
- 6 Arles, Téreygeol, 2011.
1À l’occasion du colloque sur l’alun tenu entre Naples et Lipari en 2003, Alessandra Giumlia-Mair a proposé une recension de l’usage de cette évaporite en métallurgie. Son propos était centré sur la période antique, mais elle évoquait également l’emploi de l’alun pour les périodes médiévale et moderne1. Sans prétendre à l’exhaustivité, elle couvrait quatre grands thèmes que sont l’affinage de l’or, le blanchiment de l’argent, l’élaboration de patines artificielles et la soudure du fer. Bien qu’elle ait signalé un usage sujet à caution pour la métallurgie du fer, l’alun ressortait de ce travail comme un élément ayant une place propre dans la métallurgie ancienne des métaux les plus classiques. L’importance de ce rôle reste à définir. Cette idée est renforcée à la lecture des papyrus de Leyde et de Stockholm2. Dans ces documents exceptionnels du iiie siècle après J.-C., parmi les recettes métallurgiques, l’alun n’apparaît pas moins de quinze fois se plaçant ainsi à l’échelle des documents comme l’un des ingrédients les plus communs en métallurgie avec la terre de Chio3 (10 occurrences), le vinaigre (7 occurrences) et la misy4 (5 occurrences). Pourtant il reste un élément discret. Archéologiquement, il est très difficile, pour ne pas dire impossible, d’attester de son usage sur un objet métallique ou dans le cadre d’une élaboration d’alliage. Ainsi dans l’exemple du blanchiment de l’argent dont Biringuccio écrit qu’il peut se faire à l’aide d’alun aussi bien qu’avec de la gravelle5, l’effet de l’opération sur des monnaies a été clairement identifié. Nous avons même pu montrer l’importance respective de l’enrichissement volontaire et de l’altération post-enfouissement6. Mais la composition du métal comme de ses oxydes ne permettent pas d’affirmer qu’il a été fait, ou non, usage d’alun.
- 7 Halleux, 1981.
- 8 Halleux, 1981.
2Ainsi l’interdisciplinarité prônée habituellement entre histoire, archéométrie et archéologie ne semblerait pas opérationnelle dans ce cas particulier puisque le matériau n’a pas laissé de traces que nous soyons aujourd’hui capables d’identifier avec certitude sur le terrain comme en laboratoire. Une voie reste cependant accessible : l’expérimentation telle qu’elle est pratiquée en archéologie au détail près que, dans le cas présent, l’expérience est construite uniquement à partir de deux sources écrites et de leur interprétation7. Si cette démarche est relativement simple à mettre en œuvre pour des textes issus du corpus technique de la Renaissance, il n’en va pas de même pour les réceptaires métallurgiques comme alchimiques. Nous nous heurtons à plusieurs problèmes. Les sources elles-mêmes n’ont pas été rédigées par des hommes de l’art, ni nécessairement par des auteurs ayant cotoyés les acteurs des techniques qu’ils rapportent. Souvent un document source est une copie faite à plusieurs siècles d’intervalle et des erreurs peuvent s’être glissées de copie en copie. Surtout, la véritable limite dans l’approche expérimentale de ce type de sources reste notre interprétation qu’il faut savoir remettre en cause d’autant plus que nous travaillons à partir d’une traduction déjà établie. Dans le cas présent il s’agit de celle donnée par Robert Halleux dans son édition du Papyrus de Leyde, papyrus de Stockholm8. Autre risque dans cette démarche, le rejet d’une action ou d’un matériau dont nous ne percevons pas la finalité peut s’avérer préjudiciable. À l’inverse, il faut également pouvoir détecter ce qui tient du superfétatoire.
3Nous avons choisi d’illustrer ce propos en relation directe avec l’usage de l’alun par un essai sur la falsification de l’argent. Nos expériences s’inscrivent directement dans ce que Robert Halleux appelait de ses vœux à l’occasion de son article sur les recettes de traitement de l’or : « seule la reconstitution des techniques en laboratoire permettrait de réduire les conjectures9 ». La recette servant de base à cette expérimentation est produite sous le numéro 6 du papyrus de Stockholm :
- 10 Halleux, 1981, p. 111.
4Holm 6 « Autre » [doublement de l’argent] : « Plongez dans la saumure les battitures de feuilles de cuivre et laissez tremper pendant 6 jours dans l’alun et la terre brillante dissous dans l’eau douce. Ensuite fondez en ajoutant l’argent10. »
- 11 Rappelons que cette association de ces deux textes est légitime. Cette série de recettes faisait p (...)
5La recette est courte. En suivant l’interprétation de Robert Halleux donnée à la note 9, elle se ferait en deux étapes préparatoires, suivie d’une fonte. La première verrait le passage des battitures dans une saumure. La seconde étape consisterait à reprendre ces battitures et à les plonger dans un second bain composé d’alun et de « terre brillante ». Par ailleurs, Robert Halleux propose une équivalence avec la recette numéro 12 du papyrus de Leyde11 :
- 12 C’est-à-dire un alliage à base d’argent, voir Halleux, 1973.
- 13 Halleux, 1981, p. 87.
6Leid 12 « Fabrication de l’Asem12 » : « Prenez les battitures des feuilles, trempez dans le vinaigre et l’alun blanc lamelleux et laissez tremper 7 jours, et alors fondez avec un quart de cuivre, 8 de terre de Chio, 8 drachmes de terre de Samos, 1 de sel de Cappadoce, 1 d’alun lamelleux. Mêlez et fondez en ajoutant de l’argent d’Adramyttion13. »
7Dans cette dernière recette, le rythme binaire du travail préparatoire est clairement énoncé. Il faut cependant considérer une erreur du scribe, sûrement peu coutumier de la métallurgie, qui a mis par écrit le procédé. La seconde étape mettant en œuvre les éléments terreux est désignée comme une fonte alors qu’il ne peut s’agir que d’un bain. De plus, à la différence de la première, cette seconde recette prône l’usage de vinaigre comme élément réactif.
- 14 Halleux, 1981, p. 111.
8Nos interrogations sur ces deux recettes portent en quatre points. Le but est de produire une augmentation massique de l’argent par ajout de cuivre lors de la fonte. Le titre générique est à rechercher sous la recette Holm 5 : « Doublement de l’argent14 ». Sommes-nous bien dans le registre de la falsification ? Et qu’apportent les traitements par bain avec de l’alun ? Suivant notre propre expérience sur des questions de dérochage et de blanchiment, nous ne suivons pas uniquement la proposition de Robert Halleux, mais considérons également la recette comme un protocole unique et non dissocié tel qu’il est présenté dans Holm 6. À ce titre, quel mode opératoire s’avère le plus pertinent pour aboutir à une falsification de l’argent ? Enfin, quel est l’intérêt de travailler à partir de battitures pour falsifier de l’argent ? Nous avons donc établi un plan d’expérience ouvert couvrant à la fois les séquences opératoires du texte stricto sensu (à l’exception de la supposée première fonte dans Leid 12) et la proposition de Robert Halleux pour la recette Holm 6. Notre démarche se concentre sur le traitement des battitures. Seul un test comparatif a été conduit sur la fonte de battitures et d’argent. Les ingrédients comme les résultats des différents essais font l’objet d’une approche archéométrique afin de les qualifier selon une nomenclature actuelle.
9Pour conduire à bon terme ces opérations, nous avons besoin d’un certain nombre d’ingrédients qui, bien qu’il s’agisse de chimie, ne se trouvent pas automatiquement dans les catalogues habituellement utilisés en laboratoire. En s’appuyant sur les deux recettes citées, les ingrédients suivants sont nécessaires : des battitures de cuivre, de l’alun, du sel de mer, du vinaigre et de l’eau (Fig. 1). Les différentes terres citées ne sont pas employées dans ces essais car elles n’ont pas une action positive dans le déroulement de l’opération. Suivant Rober Halleux, il s’agit de marnes, c’est-à-dire un mélange de calcite et d’argile. La calcite est soluble dans l’eau et est attaquée par le vinaigre. L’argile, quant à elle, se dissout dans l’eau. Ainsi l’usage d’une terre marneuse dans la solution conduit à la formation d’une pâte. Elle oblige alors à un rinçage des battitures après traitement. L’absence de ces terres permet de ne pas gêner la lecture des matériaux après traitement.
Fig. 1. – Les battitures, l’alun et le sel utilisés lors de ces expérimentations
10Pour réaliser cette expérience, nous avons opté pour du sel de mer obtenu par évaporation dans des marais salants traditionnels (île de Ré). Sans compter les éléments traces, il s’agit donc d’un composé classique NaCl. Pour le vinaigre, seul le vinaigre de vin de consommation courante était accessible. Le produit choisi a un degré d’alcool affiché de 6°. Son pH à 20°C s’établit à 2,86. Pour les battitures – petits déchets de la métallurgie se formant par desquamation de la couche d’oxyde apparaissant lors d’un martelage à chaud –, ne disposant pas d’un stock suffisant pour l’expérience, il nous a fallu les créer artificiellement. Une feuille de cuivre pure d’une épaisseur de 25 µm a été placée dans un four à moufle électrique préalablement portée à 900 °C. L’atmosphère du four n’est pas contrôlée. Une circulation naturelle d’air se fait par des orifices de ventilation. La feuille est mise au four durant deux heures. À l’issue de la chauffe, le cuivre est transformé intégralement. La feuille est noire, friable. En surface, du CuO est formé, mais un simple test à la porcelaine montre aussi la présence de Cu2O (trace rougeâtre). Le matériau ainsi formé s’apparente bien à ce que l’on peut trouver chez les batteurs de cuivre. Nous avons complété l’identification par une analyse par diffraction des rayons X et par spectroscopie Raman. L’intérêt de doubler ici les analyses s’étend par la profondeur d’investigation. L’analyse par diffraction X donne une image complète des corps formés alors que l’analyse Raman permet d’apprécier ce qui se trouve en surface de l’échantillon, dans une épaisseur de 1 µm.
11Les mesures de diffraction des rayons X ont été réalisées au Laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération (LAPA) au CEA de Saclay grâce à un générateur Rigaku RU200 sous une haute tension de 55 kV et un courant de 21 mA. Le faisceau délivré par une anode au molybdène est monochromatisé et focalisé par un miroir multicouche. Ainsi un faisceau d’une énergie de 17,5 keV et d’une surface de 100 x 100 µm² irradie l’échantillon avec un flux de l’ordre de 20.106 photons/s. Les images de diffraction sont collectées en transmission sur des écrans photostimulables puis sont intégrées circulairement en utilisant le logiciel Fit2D (ESRF). L’identification des phases est finalement obtenue en utilisant le logiciel Diffrac.EVA (Bruker AXS) conjointement avec la base de données de l’International Center for Diffraction Data (ICDD).
12Les analyses Raman ont été réalisées au sein du même laboratoire (LAPA). Le spectromètre utilisé, de marque Renishaw, est un Invia Reflex équipé d’un laser Nd : YAG émettant à 532 nm. Celui-ci est focalisé sur l’échantillon à l’aide d’un microscope optique qui permet d’analyser une surface d’environ 1 µm2. La calibration en énergie du spectromètre est effectuée à l’aide d’un wafer de silicium monocristallin dont la bande Raman est à 520,5 cm-1. La précision en nombre d’onde est de +/- 1 cm-1. Le temps d’acquisition de chaque spectre obtenu dans notre étude est de soixante secondes. L’acquisition et le traitement des données sont effectués sur le logiciel Wire. La puissance transmise du faisceau laser est de 1 %, ce qui donne une puissance de 0,1 mW, choisie pour ne pas modifier les matériaux analysés. L’objectif utilisé pour l’analyse correspond au X50.
- 15 Deng, Handoko, Du et al, 2016.
- 16 Deng, Handoko, Du et al., 2016.
13Les échantillons ont été analysés sous forme de copeaux (battitures) ou sous forme de poudres (alun). Concernant l’analyse des battitures, sont retrouvés, au sein de leur diffractogramme après chauffe au four à moufle, les oxydes de cuivre : la cuprite (Cu2O) et la ténorite (CuO), présents à importance égale (Fig. 2). La formation des deux oxydes de cuivre caractérise l’absence de contrôle de l’atmosphère dans notre four. L’observation au microscope optique des battitures montre selon la face une nuance brillante ou mate qui correspond aux matériaux formés. De plus, sur la face brillante, de petits cristaux rouges assimilables à la cuprite se distinguent. À la différence des observations obtenues par DRX, seule la phase ténorite (CuO) est détectée par Raman, avec la présence des signaux à 299, 346 et 631 cm-1 (Fig. 3). Si la cuprite (Cu2O) était présente, son signal principal à 219 cm-1 serait visible15. La présence d’un seul oxyde de cuivre (CuO) en µRaman et de deux oxydes de cuivre en DRX (CuO et Cu2O) peut s’expliquer par la différence de profondeur sondée par les deux techniques : la spectroscopie Raman ne donne l’information que dans une profondeur sondée d’un micron, bien plus faible que celle obtenue par DRX et ainsi, une oxydation de surface sera plutôt décelée par Raman que par DRX, expliquant l’unique mise en évidence de la ténorite (CuO) par Raman16.
Fig. 2. – Diffractogrammes des battitures après leur chauffe au four à moufle : battitures brutes (vert) et battitures broyées au mortier (bleu)
En rouge les pics caractéristiques des phases de cuprite (Cu2O), et en noir ceux de ténorite (CuO).
Fig. 3. – Spectre Raman des battitures après leur chauffe au four à moufle
14Ainsi, d’après ces caractérisations des battitures après leur chauffe au four à moufle, nous pouvons avancer que le matériau artificiellement réalisé pour le besoin de l’expérimentation simule bien ce que pouvait produire un dinandier lors des phases de recuits et martelage de sa vaisselle : de petites feuilles d’oxyde de cuivre soumises aux aléas de la chauffe et de la ventilation du foyer comme l’atteste la présence de ténorite et de cuprite.
15Enfin, pour le dernier ingrédient, l’alun, la première difficulté rencontrée dans cette approche porte sur cette évaporite. Comme le rappelait parfaitement le regretté Maurice Picon à l’occasion du colloque sur l’alun en Méditerranée17, sous le terme « alun » non seulement se cachent des matériaux naturels, artificiels et synthétiques, mais également des produits dont la composition varie grandement : alun de potassium ou d’ammonium (les deux principaux aluns artificiels, c’est-à-dire issus de la transformation d’un minéral). Les minéraux pouvant être considérés comme des aluns sont nombreux : les plus courants sont l’halotrichite (FeAl2(SO4)4.22H2O) et la pickéringite (MgAl2(SO4)4.22H2O). Ils ne nécessitent qu’un traitement minéralurgique pour être utilisés alors que la production d’aluns artificiels engage une chaîne complexe de production à partir de l’alunite (KAl3(SO4)2(OH)6) ou, plus récemment, avec des schistes pyriteux.
16Pour chacune de ces expériences, nous avons utilisé le même type d’alun. Il s’agit d’un cristal naturel ramené par nos soins d’une échoppe de droguiste au Yémen à l’occasion d’un autre programme de recherche18 (Fig. 1). Il s’agit d’un simple choix opportuniste. Une double analyse DRX-Fluorescence X permet de confirmer que cet alun se classe parmi le groupe des aluns de potassium (Fig. 4). Il n’est cependant pas pur et contient du quartz (visible en DRX) ainsi que des traces de zinc, plomb et cuivre (visibles sur le spectre de fluorescence X). Il ne s’agit donc pas d’un alun de synthèse, ou artificiel, car il ne serait pas associé ni à d’autres éléments ni à d’autres composés.
Fig. 4. – Diffractogramme et spectre de fluorescence X du cristal d’alun
- 19 Kishimura, Imasu, Matsumoto, 2015.
17L’encart est une fraction agrandie du spectre de fluorescence X pour visualiser les pics Cu, Zn et Pb. La signature Raman typique d’un alun de potassium est mise en évidence avec le pic le plus intense à 988 cm-1 sous forme du doublet (974, 988 cm-1) et le massif en doublet à 450 et 618 cm-1. Le doublet à 1096 et 1133 cm-1 est aussi observé, ainsi que le pic faible à 358 cm-1. Ceci est en accord avec la bibliographie, concernant la signature Raman de l’alun de potassium19. Aucun autre pic attribué à une autre phase de l’alun de potassium n’a été décelé sur le spectre Raman (Fig. 5).
Fig. 5. – Spectre Raman du cristal d’alun
18Les textes présentés en introduction permettent d’envisager plusieurs scénarios pour la préparation des battitures en vue de leur fonte. Pour la bonne conduite des opérations, il faut élaborer différentes solutions (Tableau 1). Dans tous les cas, nous utilisons de l’eau du robinet à 22 °C avec un pH de 7,5.
Tableau 1. – Détail des différentes solutions préparées, des masses utilisées, des conditions environnementales et des recettes concernées
No |
Préparation des solutions |
Batittures |
Cuprite syn. |
Recette |
T° (°C) |
pH |
SOL 1 |
10 ml solution saturée d’alun + 10 ml de vinaigre |
0,9952 g |
|
Leid 12 |
20 |
2,5 |
SOL 2 |
20 ml solution saturée d’alun |
0,9942 g |
|
Hol 6 |
20 |
3,2 |
SOL 3 |
20 ml solution saturée de sel |
1,002 g |
|
Hol 6 |
20 |
7,3 |
SOL 4 |
10 ml solution saturée d’alun + 10 ml solution saturée de sel |
0,9945 g |
|
Hol 6 Leid 12 |
20 |
2,9 |
SOL 5 |
10 ml solution saturée d’alun+ 10 ml solution saturée de sel |
|
0,9925 g |
TEST |
20 |
nc |
- 20 Pour s’assurer de la saturation de la solution, nous avons réalisé une solution saturée en sel et (...)
19Chaque expérience débute par l’immersion pendant sept jours d’un gramme de battitures (sol. 1 à 4) ou de cuprite synthétique (sol. 5). Nous avons standardisé arbitrairement la durée d’immersion suivant en cela celle préconisée dans Leid 12. L’essai débuté dans la solution 1 suit le protocole de la recette Leid 12. À l’issue de la première séquence de sept jours, les battitures de la solution sont échantillonnées puis remises à tremper pour sept jours dans 20 mL de solution saturée en alun et sel20 (sol. 4). Un second échantillonnage a lieu à l’issue de ce second bain. Cette séquence couvre le procédé opératoire préconisé dans la recette Leid 12.
20La recette Holm 6 offre plusieurs lectures. Nous pouvons la suivre tout d’abord au pied de la lettre suivant l’interprétation donnée par Robert Halleux. Il propose de dissocier les ingrédients en passant d’abord les battitures dans une solution d’eau saturée en sel (sol. 3) puis dans une solution d’eau saturée en alun (sol. 2). Au premier terme de sept jours, les battitures sont récupérées. Une moitié est directement séchée (échantillon 3a), l’autre est séchée après rinçage à l’eau claire (échantillon 3b). Chaque lot est immergé de nouveau pour sept jours dans une solution saturée en alun. Au final, la récupération de la matière se fait avec un simple séchage. Dans l’éventualité de la formation d’une couche soluble sur les battitures, le rinçage est soigneusement évité.
21La deuxième possibilité consiste à ne voir qu’un seul bain. Il s’agit alors de plonger nos battitures dans une solution à saturation de sel et d’alun (sol. 4). Au terme des sept jours marquant ici la fin de l’opération, les battitures sont récupérées suivant trois modes : sans rinçage ni séchage (échantillon 4a), avec trois rinçages et un séchage (échantillon 4b), avec un simple rinçage suivi d’un séchage (échantillon 4c). La troisième possibilité qui se rattache à Holm 6 vient de la lecture de la recette Leid 12. Elle revient simplement à plonger les battitures dans une solution d’eau saturée en alun (sol. 2). Le produit est récupéré sans rinçage. Il s’agit d’un test qui reste assez éloigné des textes, mais qui a pour lui la simplicité (Fig. 6).
22Enfin, l’essai test (sol. 5) suit également une des voies possibles de la recette Holm 6. Il n’a qu’une valeur de test puisqu’il est réalisé avec une poudre de cuprite synthétique (grains de moins de 5 microns) très éloignée de la réalité historique. Dès l’immersion du produit dans la solution 5 qui est à saturation de sel et d’alun, il apparaît que la solution ne parvient pas à mouiller la poudre qui s’agglomère et ne se disperse pas dans le liquide. Au terme de quatorze jours, elle forme une couche au fond du bécher dont l’intérieur reste sec.
23Selon la nature des bains, les solutions ont pris progressivement une coloration allant du brun foncé au bleu clair en passant par le vert. Bien que nous les ayons également échantillonnés, aucune analyse n’a été engagée dans la mesure où les recettes restent muettes sur cette question de coloration des bains pourtant bien visibles et qui pourraient, ou devaient, fournir au praticien une information facilement accessible pour apprécier l’évolution de son produit. Afin de parachever l’étude de ces recettes, nous avons procédé à deux fontes expérimentales. Chacune a été réalisée dans un four électrique dont la température a atteint 1 000 °C durant quinze minutes avant que les creusets ne soient retirés. Pour une des fontes, nous avons utilisé des battitures n’ayant subi aucun traitement. Dans l’autre cas, les battitures de l’essai 4b ont été choisies, étant les plus blanches. Chaque essai a été réalisé avec seulement 1 gramme d’argent pur et 0,2 gramme de battitures. Une fois les matières déposées dans le creuset, elles sont recouvertes d’une couche de poussier (poudre de charbon de bois). La faiblesse des masses mises en jeu (1,2 gramme dans chaque cas) et le type de four interdisent tout brassage lors de la fonte à la différence de ce qui est préconisé lors de fonte à plus grande échelle. À l’issue de la chauffe, une différence nette est visible entre les deux essais. Dans le cas de la fonte avec des battitures non traitées, celles-ci conservent leur forme en écaille, prises dans l’argent. Dans le cas de la fonte avec les battitures traitées, les matières ont fondu et l’alliage présente une surface lisse. Dans les deux cas, une poudre rougeâtre et pulvérulente recouvre le métal, s’en détachant sans difficulté.
Fig. 6. – Schéma des protocoles suivis et des résultats (à l’exception du test avec la cuprite synthétique, sol. 5)
24Les échantillons des battitures 1, 2, 4a, 4b et 4c présentent majoritairement de l’alun. Pour l’échantillon 4a est décelée la présence minoritaire de la cuprite (Cu2O) avec le signal à 219 cm-1. Les spectres des échantillons 3a et 3b décèlent la présence majoritaire de la ténorite, avec une minorité d’alun dans le cas de l’échantillon 3a. Dans ce dernier cas, la présence d’alun est sans commune mesure avec celle caractérisée sur les échantillons 1, 2, 4a, 4b et 4c (Fig. 7).
Fig. 7. – Spectres Raman correspondants aux différents échantillons
25Le cas numéro 5 n’a pas fait l’objet d’analyse. Au terme des sept jours, la solution n’a pas mouillé la poudre. Elle a été récupérée par filtration et présentait la même couleur que le matériau d’origine. Ainsi l’échec est patent dès la récupération du produit.
26Les deux fontes qui ont suivi la récupération des battitures ne sont pas optimales puisque le brassage est impossible eu égard à la nature du four et à la quantité de matière en jeu (1,2 g). Cependant au-delà de l’aspect visuel déjà mentionné, nous pouvons apprécier la qualité relative de la fonte et de l’alliage du cuivre dans l’argent par une approche comparative. L’analyse est faite à l’aide d’une anode tournante sur une coupe fraîche réalisée dans les boutons de retour. La comparaison des spectres de fluorescence X associés aux essais de fonte de l’argent associé à des battitures sans alun et avec alun est présentée sur le schéma suivant (Fig. 8).
Fig. 8. – Spectres de fluorescence X associés à l’essai de fonte de l’argent avec battitures sans alun (noir) et avec alun (rouge)
27Dans les deux cas, le cuivre a réussi à s’allier à l’argent bien qu’il soit au départ sous une forme oxydée. Avec les battitures traitées au sel et à l’alun (échantillon 4b), le cuivre a eu une plus grande facilité à s’allier à l’argent. Nous n’avons pas cherché à quantifier la qualité de l’alliage formé estimant que nos conditions expérimentales étaient trop dégradées par rapport à une fonte classique. Constatons simplement que dans les mêmes conditions le traitement des battitures en présence d’alun améliore de plus de deux fois la quantité de cuivre allié. La recette serait donc bien efficace.
28La question de la couleur est au cœur de ces recettes de faussaire. Elle se retrouve à deux niveaux : pour la préparation des battitures qui seront mêlées à l’argent afin d’augmenter sa masse lors de la fonte, et pour l’alliage final lui-même. Nous pouvons poser l’hypothèse que, comme encore aujourd’hui, le pourvoyeur de métal précieux assiste à la fonte. Pour espérer le tromper, le fondeur doit pouvoir ajouter les battitures de cuivre au métal blanc. Or celles-ci sont sombres, noires ou rouges. La préparation préalable telle qu’elle est proposée dans les différentes recettes permet d’aboutir à un matériau de couleur blanche. C’est ce à quoi nous sommes parvenus pour les expériences 1, 2, 4b, 4c et 4a dans une moindre mesure.
29Ensuite, il ne faut pas perdre de vue que l’alliage obtenu reste blanc tant que le mélange ne dépasse pas 85 % de cuivre en masse. Si le titre de la recette est bien « doublement », il faut comprendre une augmentation de la masse. Elle a bien lieu sans que la fraude soit détectable de visu en deçà de 85 % de cuivre ajouté. De 85 à 92 % de cuivre, l’alliage prend une teinte de plus en plus rouge pouvant éveiller le soupçon, et au-delà il ne peut plus être confondu avec de l’argent. Ainsi, sans prendre au pied de la lettre l’idée de doublement, il s’agit pourtant d’une teneur tout à fait accessible qui reste dans la gamme de couleurs pouvant tromper sans difficulté un client non averti.
30Pour autant restreindre l’intérêt de ces recettes à la seule idée de la fraude par la couleur serait réducteur. Nos propres essais sur la fonte d’argent et de battitures montrent que la réalisation d’un alliage argent-cuivre à l’aide de battitures non préparées n’est pas satisfaisante alors qu’une fois traitées, les battitures peuvent libérer leur cuivre qui se mélange bien à l’argent. Ainsi, qu’il s’agisse ou non d’une tromperie, le métallurgiste souhaitant allier ses déchets à de l’argent a tout intérêt à suivre ces recettes où l’alun tient une place prépondérante. Les analyses réalisées sur les matériaux ont bien montré que le passage dans les solutions permettait un dépôt visible, car blanc, d’alun sur les battitures. Cette coloration n’est pas parfaite, des plages sur les battitures restent sombres, d’autres prennent une teinte verdâtre. Nous n’en avons pas fait l’expérience, mais il est fort probable que l’alliage se fasse même si la teinte des battitures n’est pas parfaitement blanche. Encore faut-il être en mesure de définir le bon déroulement des recettes. À l’occasion de la publication des traductions françaises des papyrus, Robert Halleux proposait une interprétation fonctionnelle de la recette Holm 6 reposant sur l’usage de deux bains successifs, avec une première immersion des battitures dans une solution saline puis dans une solution d’alun. Au terme de l’essai 3 (a et b) suivant cette proposition, les battitures sont vertes ou rouges sans ressemblance trompeuse avec l’argent. Surtout, les analyses par spectroscopie Raman ne mettent pas en évidence la présence de la couche superficielle d’alun. Les spectres 3a et 3b sont semblables à celui du matériau d’origine (Fig. 3). Les autres protocoles suivis conduisent à l’obtention d’un matériau plus ou moins blanc (à l’exception de battitures provenant de la solution 4a). Ces variations opératoires mettent en lumière deux données qui ne transparaissent pas à la lecture des textes : l’importance du rinçage lors de la récupération des battitures et leur couleur en fonction de la durée après leur retrait des solutions. Dans le cas de la solution 4, seuls les séchages et les rinçages ont permis de conduire à la production de battitures blanchâtres. Parallèlement, dans le cas du test sur la recette Leid 12, les battitures obtenues sont blanches à l’issue du second bain. On notera que le test intermédiaire fait à l’aide de l’unique solution 2 saturée en alun aboutit à la production de battitures blanches, mais uniquement après plusieurs jours d’attente, une fois les battitures retirées de la solution et sans qu’il ne soit pratiqué ni de rinçage ni de séchage. Cependant ce protocole n’apparaît pas dans les recettes. Comme nous l’avons signalé en introduction, nous avons sciemment écarté l’usage de la terre dans notre protocole. En l’intégrant, nous aurions nécessairement dû rincer nos battitures. L’usage de la terre peut trouver ici sa raison. Elle n’est pas chimique, mais uniquement opérationnelle. Bien évidemment, comme le montrent les analyses, l’alun reste bien au centre de ces différents protocoles.
31Enfin dans une démarche méthodologique, nous avons conduit un test avec de la cuprite de synthèse (sol. 5). Il s’agissait de porter un éclairage sur l’importance d’utiliser des produits les plus conformes possible avec ceux dont pouvaient disposer les anciens praticiens. Ici, bien que le type d’oxyde nécessaire soit disponible chez les revendeurs de produits chimiques, son conditionnement en poudre très fine la rend inadaptée à nos travaux. Ainsi, pour espérer conduire correctement une expérimentation, il faut se rapprocher au plus juste des matières disponibles à la période considérée. Cela peut sembler une évidence, mais il arrive trop souvent que ce principe soit oublié et conduise à des conclusions historiques erronées, que l’expérience soit une réussite ou un échec.
32Les recettes Leid 12 et Holm 6 apparaissent ainsi à double détente. Pour assurer la production d’un alliage d’argent et de cuivre par ajout de battitures, l’emploi de l’alun est incontournable. Sans lui, les battitures ne s’allient pas avec l’argent. Mais, en donnant un aspect blanchâtre à ces déchets de cuivre, l’alun aurait pu permettre d’entretenir la confusion dans l’esprit du commanditaire s’il était présent lors de la fonte. Cette famille de recettes semble bien s’inscrire dans une pratique d’atelier visant à tromper par la vue un client néophyte présent lors de la fonte. Nous ne sommes plus dans l’orfèvrerie du toc ou du clinquant, mais bien dans une sorte d’escroquerie.
33Il est également possible que ce travail s’apparente à une recherche d’économie. Il est logique d’ajouter une certaine quantité de cuivre à l’argent d’orfèvrerie afin de le rendre plus résistant. Dans ce cas, nous conservons une haute teneur en argent. En s’associant à un dinandier, un orfèvre peut assurer son approvisionnement en cuivre à moindre coût puisqu’il s’agit alors de valoriser un déchet d’atelier. Les battitures sont produites involontairement, mais nécessairement, lors de la mise en forme des objets en cuivre par martelages et recuits successifs.
34À l’heure actuelle, nous ne sommes pas en mesure de déterminer s’il a été fait usage ou non d’alun pour la production d’objets conservés dans les collections. Mais les papyrus de Leyde et Stockholm ont permis de montrer que son emploi est efficace à condition de respecter une mise en œuvre rigoureuse. Cependant une telle production semble difficile à mettre en place sur une grande échelle. Elle s’apparente à une prouesse d’atelier plus qu’à un travail régulier.