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Jonas, un prophète biblique dans l’islam

Jonas, a biblical prophet in Islam
Ida Zilio-Grandi
Traduction de Gabriella Zimmermann
p. 283-318

Résumés

La pensée musulmane semble toujours se fixer l’objectif d’islamiser des figures ou des thèmes empruntés à d’autres traditions. Cependant, la notoriété de l’histoire de Jonas, alliée au caractère contradictoire de cette figure dès l’héritage hébraïque, a empêché de traduire les informations fragmentaires, fournies par le Coran, en une forme pleinement islamique. Ainsi, dans les intégrations proposées par l’exégèse islamique, la contradiction de Jonas a-t-elle atteint son plus haut degré et altéré non seulement la crédibilité de Jonas en tant que prophète, mais aussi sa qualité effective de croyant et son bon sens d’homme. Ce caractère contradictoire se reflète sur la baleine, l’élément porteur de la figure même de Jonas qui devient le lieu de fonctions à leur tour contradictoires : prison et mosquée, tombe et ventre maternel.

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Notes de la rédaction

Langue d’origine : italien

Texte intégral

Jonas, prophète biblique dans le Coran

  • 1 Sur la figure coranique et islamique de Jonas, voir surtout Bernhard Heller [Andrew Rippin], Yūnus (...)
  • 2 Ou bien Yūnis, cf. les observations de Zamašarī (m. 538/1144), al-Kaššāf ‘an ḥaqā'iq ğawāmiḍ al- (...)
  • 3 Toutes les traductions du Coran sont celles de Jacques Berque, Paris, Albin Michel, 2002.

1Un prophète du nom de Jonas, fils de Amittaï, qui a vécu au VIIIe siècle av. J.-C. et qui est cité dans 2, Rois, 14,25 – mais dont l’histoire n’est que brièvement évoquée dans les Écritures – fut choisi bien plus tard, par l’auteur inspiré, pour en faire le héros d’un récit, récit singulier aussi bien pour les histoires racontées que pour la psychologie et le comportement du personnage. Ce récit paraît dans le Coran qui consacre à Jonas1, Yūnus2, six passages dans différentes sourates. Le plus ancien se trouve dans une des toutes premières révélations, la sourate du Calame ; dans ce passage, Dieu s’adresse au Prophète Muhammad et dit : « Prends avec patience l’arrêt de ton Seigneur… Ne fais pas comme l’Homme à la baleine, quand il invoqua dans la suffocation, ne l’eût rattrapé une grâce de son Seigneur, il aurait été vomi sur l’arène en état de blâme mais son Seigneur l’élut, le mit au nombre des justifiés » (68 :48-50)3.

  • 4 Pour certains prophètes bibliques, le Coran utilise l’appellation de mursal et non celle de rasūl : (...)

2La sourate En rangs, qui remonte comme la précédente à la première période de La Mecque, contient le plus dense passage coranique sur Jonas : « Jonas, encore, fut certes des envoyés (min al-mursalīn)4lors il gagna fugitif (abaqa)le navire surchargé et fut le plus malchanceux ; la baleine (al-ḥūt)l’avala sur sa faute (wa huwa mulīm). N’eût été qu’il exaltait la transcendance (min al-musabbiḥīn), il serait resté dans son ventre jusqu’au Jour de la résurrection. Nous le rejetâmes en piteux état (saqīm)sur une plage nue et fîmes s’étaler devant lui une plante feuillue (yaqtị̄n). Nous l’envoyâmes (arsalnā-hu)à cent mille païens ou davantage, ils crurent, et Nous leur accordâmes jouissance pour un temps » (37 :139-148).

3Dans la sourate, encore mecquoise, des Prophètes, Jonas reçoit un nouveau nom, ̠Dū al-Nūn, l’Homme à la baleine ; il est dit : « Et Dhû’l Nûn, quand il partit en fureur (muġāḍiban), présumant (ẓanna)que Nous n’avions rien décrété pour lui (an lan naqdira ‘alay-hi). C’est pourquoi il dut appeler (nādā)dans les ténèbres (ẓulumāt): “Il n’est de Dieu que Toi ! Gloire à Ta transcendance. J’étais parmi les iniques (min al-ẓālimīn).”Donc Nous l’exauçâmes, le sauvâmes du désespoir – Ainsi sauvons-Nous les croyants » (21 :87-88).

4Jonas est ensuite simplement mentionné dans des listes rapides de prophètes, que ce soit dans la sourate de la fin de l’époque mecquoise des Troupeaux (6 :86), ou dans la sourate médinoise des Femmes (4 :163), tandis que dans la sourate de Jonas, qui date également de la fin de la période de La Mecque, l’accent est entièrement mis sur son peuple :

« Que n’y a-t-il eu de cité pour croire, et que sa foi lui servît, si ce n’est le peuple de Jonas. Quand ils crurent, Nous dissipâmes sur eux le tourment d’infamie en la vie d’ici-bas, et de celle-ci leur donnâmes pour un temps jouissance » (Cor. 10 :98).

  • 5 L’identification du terme coranique yaqīn en une variété de courge (du genre qara‘a, ou éventuelle (...)
  • 6 Ce sont des arguments semblables à celui-ci qui exhortèrent Speyer, Die Biblischen Erzählungen, 155 (...)
  • 7 Toutes les traductions des passages de la Bible sont d’André Chouraqui, Paris, Desclée de Brouwer, (...)

5Le caractère elliptique des expressions coraniques sur Jonas, même les plus anciennes, constitue naturellement un argument ex silentio en faveur de la notoriété de l’histoire biblique de Jonas auprès de l’auditoire des révélations coraniques. Il atteste donc la dette considérable que comporte la version coranique de cette histoire, dette qui inclut par ailleurs les incohérences psychologiques et éthiques du personnage, dès son précédent hébraïque. Si l’on s’en tient aux seules Écritures fondatrices, outre le mare magnum des traditions exégétiques, le Coran, tout comme le livre prophétique que la Bible a dédié à Jonas, présentent en effet les mêmes avatars de celui qui s’enfuit, s’embarqua, fut tiré au sort pendant la tempête, s’offrit docilement aux flots, fut avalé par un Poisson dans le ventre duquel il chanta les louanges du Seigneur, puis fut rejeté au sec vivant. Dans les deux odyssées, le héros menace les coupables de l’imminence du châtiment et se met en colère, dénué de toute compassion humaine, lorsque, repentis, ils sont pardonnés par le Dieu miséricordieux et échappent ainsi à la catastrophe ; il se désespérera ensuite, lorsque la plante qui lui donnait de l’ombre et assurait sa subsistance périra. Dans l’histoire coranique de Jonas, le calque de l’Écriture hébraïque se retrouverait même dans des détails inattendus comme le genre de plante – une courge5 selon la plupart des auteurs, comme dans la traduction des Soixante-dix6 – ou la mention d’un nombre élevé – mi’at alf aw yazīdūn in Cor. 37 :148, plus de cent vingt mille in Jonas 4,11 -d’habitants de la ville coupable, qu’il s’agisse de personnes en général, comme dans le Livre de l’Islam, ou bien, comme dans la Bible, seulement d’enfants « qui ne connaissent ni leur droite, ni leur gauche »7.

Jonas et la courge

6Il faut ajouter que lorsque les aventures de ce prophète furent reprises dans la littérature islamique suivante – recueils de dires et de faits du Prophète, commentaires coraniques, histoires des Prophètes, œuvres d’historiographie universelle – les auteurs pieux recoururent largement auxdites isrā'īliyyāt (et aussi aux enseignements chrétiens). Ainsi, tandis qu’ils comblaient les différents « vides » – noms de personnes et de lieux, mesures de temps et d’espace, paroles échangées entre les personnages impliqués – multipliaient-ils les convergences avec le livre biblique de Jonas, en accueillant en même temps, plus ou moins consciemment, le Jonas prophète du livre des Rois.

  • 8 Sur le nasab du Jonas islamique, et plus particulièrement selon les commentaires de Qurubī et Ibn (...)
  • 9 La première hypothèse est la plus partagée ; parmi les auteurs d’histoires de prophètes, cf. par ex (...)
  • 10 Ce n’est pas un hasard si elle est tout à fait négligée, par exemple, par Ibn Kaīr, aussi bien dan (...)
  • 11 Q, XV, 84, sans mention du garant.
  • 12 S, VII, 128, sur l’autorité de ‘Ikrima.
  • 13 Ibid., 130.
  • 14 R, IX, 357, d’après Ibn ‘Abbās.

7À part le nom patronymique « Ibn Mattā »8, inconnu du Coran et calque de « fils de Amittaï » (2 Rois, 14, 25 et Jonas, 1,1), les paroles que Dieu adressa à Jonas lorsque la plante sécha à cause de son âge, ou bien, selon certaines sources, parce qu’elle fut dévorée par les termites9, sont un exemple de convergence entre les traditions ; cette inspiration divine (waḥy), que la tradition coranique ne mentionne même pas, est rappelée en particulier par les auteurs qui acceptèrent de bon gré la tradition populaire telle qu’elle était en train de prendre ancrage10. Une version plutôt riche du récit paraît dans le commentaire du juriste andalou Qurubī : « […] Il rentra un jour près de l’arbre et le trouva sec ; il s’attrista, le pleura et fut blâmé ‘ūtiba); il lui fut dit : “Tu t’es attristé pour un arbre et tu l’as pleuré, mais tu ne t’es pas attristé pour les cent mille Hébreux et plus […], et tu voulais leur destruction.”11 » On retrouve une référence semblable à la contradiction de Jonas, complètement insensible à l’anéantissement d’un peuple, mais affligé par le sort d’une plante, dans une autre version, accueillie par l’hagiographe égyptien Suyūī : « Il se faisait de l’ombre [avec la plante de courge], il mangeait ses fruits, buvait à ses racines autant que Dieu le voulait, puis Dieu le Très-Haut la fit sécher et tout fut perdu. Jonas s’en attrista, paix sur lui, et Dieu lui souffla (awha)ces paroles : “Tu t’es attristé pour une plante que J’ai fait pousser et que J’ai fait sécher, mais tu ne t’es pas attristé devant le châtiment qui a affligé ton peuple. Tu t’es éloigné d’eux et tu t’en es allé, plein de colère.”12 » Une autre version, toujours dans l’œuvre de Suyūī et transmise par un célèbre rapporteur de isrā'īliyyāt, Wahb ibn Munabbih, insiste sur la distance entre le manque de compassion du prophète Jonas et la miséricorde de Dieu, conséquence déclarée de Son action créatrice et vivifiante : « […] La plante avait séché, et il s’en était attristé. Il lui fut dit : “Toi, qui n’as pas créé [cette plante], tu ne l’as pas poussée [à la vie] (lam tasuq)et tu ne l’as pas fait croître, tu t’attristes pour elle ; eh bien, Moi J’ai créé cent mille personnes et plus, et J’ai eu pitié d’elles.”13 » Il est intéressant d’ajouter cette autre citation, tirée du commentaire d’un très célèbre théologien dialectique, Far al-Dīn al-Rāzī : « […] Dieu fit pousser sur lui un arbre de courge, il resta à l’ombre de celle-ci et il s’en nourrit jusqu’à ce qu’il reprît ses forces, puis la terre la dévora, si bien qu’elle tomba de ses racines […]. Jonas s’en attrista beaucoup et dit : “Seigneur, sous cette plante je m’abritais du soleil et du vent, je me désaltérais de ses fruits et maintenant elle est tombée.” Il lui fut répondu : “Jonas, tu t’attristes pour un arbre planté en une heure et en une heure déraciné, mais tu ne t’attristes pas pour cent mille personnes ou plus.”14 »

  • 15 Voir ci-dessus, notes 5 et 6.
  • 16 Jonas, 4, 8-10.
  • 17 La comparaison directe est évidente même à travers la terminologie utilisée, puisque le terme hébra (...)

8Or, la mort de la plante, le désespoir de Jonas et le reproche de Dieu, formulés de manières différentes par les auteurs cités ci-dessus, paraissent dans le livre biblique par le biais de locutions quasiment identiques : « Dieu commanda qu’un ver frappât le ricin – autrement dit la courge15 – qui sécha […]. Dieu dit à Jonas : “Toi, tu es exorable envers un ricin, pour lequel tu n’as pas peiné, que tu n’as pas fait grandir ; il était le fils d’une nuit, et fils d’une nuit il a péri. Et Moi Je ne serais pas exorable envers Ninevé, la grande ville où existent plus de douze myriades d’humains ? […]”16 » Il est vrai qu’il y a tout de même une différence générale d’inspiration entre la version biblique de l’histoire de Jonas et toute restitution de celle-ci du côté musulman, même la plus proche de l’antécédent hébraïque, parce que du côté musulman, comme c’est prévisible, la transcendance divine est toujours d’une plus stricte observance. En utilisant une fois encore, à titre d’exemple, les passages sur la mort de la plante, le récit biblique établit une comparaison directe entre l’homme et Dieu quant au sentiment ou au comportement de miséricorde – cf. « Toi, tu es exorable envers un ricin […] Et Moi Je ne serais pas exorable envers Ninevé17 » – tandis que les versions islamiques énoncent une incohérence qui s’opère au sein de la seule éthique humaine (cf. par exemple : « tu t’es attristé pour un arbre […], mais tu ne t’es pas attristé pour cent mille personnes ou plus »). Même lorsque l’éthique de Dieu est rapprochée de celle du prophète, le rapprochement ne se produit pas directement chez les auteurs musulmans, qui gardent attentivement la distance entre l’une et l’autre éthique, en recourant à des termes différents pour les décrire ; c’est le cas, par exemple, du récit mentionné ci-dessus et rapporté par Suyūī : « Toi tu t’attristes (taḥzanu)pour [la plante] ; Moi […] J’ai eu pitié (raḥ̣imtu)[de cent mille personnes ou plus] », où la miséricorde n’appartient qu’à Dieu, et la tristesse n’appartient qu’à l’homme.

Un prophète anomal

9Toujours est-il que les ressemblances entre le Jonas, ou mieux, les Jonas de la Bible – pour ne pas parler de la littérature aggadique – et la figure de Jonas dans le Coran, et bien plus encore dans les ajouts proposés par les récits traditionnels musulmans, sont innombrables. Ce qui importe le plus à présent, c’est de souligner la manière dont cette figure prophétique, alors qu’elle renvoie aux figures bibliques correspondantes, finit par être non cohérente, peu intégrée, et une véritable pierre d’achoppement, même dans le contexte de la prophétologie islamique.

10Rappelons surtout le schéma habituel de prophéties qui, dans la mentalité musulmane, correspond à une habitude précise de Dieu exercée envers le monde : charge d’un prophète attribuée par le Seigneur, mission de ce prophète à l’égard de son propre peuple d’impies, prédication qui mène à la foi de rares individus au milieu du grand nombre qui se rétracte, donc châtiment de ce peuple. C’est un schéma qui fait sortir de l’Histoire l’histoire de Muhammad et qui est construit sur ses vicissitudes – un schéma auquel si, et là où la prédication coranique ne le faisait pas déjà d’elle-même, l’exégèse a coutume d’assimiler toutes les histoires prophétiques en procédant ainsi, par des intégrations ou des adaptations autonomes ou bien tirées, à l’occasion, de traditions différentes, à l’islamisation de tous les prophètes antérieurs à Muhammad. Mais pour ce qui est de Jonas, il arrive souvent qu’au cours de ce pieux travail de recueil des informations fragmentaires contenues dans le Coran, les auteurs ne prêtent pas trop attention au schéma évoqué ci-dessus ; de toute évidence, la diffusion consolidée de l’histoire de Jonas, ainsi que son moindre poids par rapport aux autres prophètes coraniques (cf. « Nous donnons la précellence à certains prophètes sur d’autres », Cor. 17 :55, cf. 2 :253), ont rendu le garant ou l’exégète moins exigeants quant à la cohérence de cette figure au sein du système islamique.

  • 18 Voir ensuite, La colère.
  • 19 À propos des « ordres urgents », je signale dans S, VII, 125, d’après Wahb, la conversation entre d (...)
  • 20 Q, XI, 218, d’après Ḥasan al-Baṣrī, cf. T, XVII (d’après Ḥasan) et S, VII, 121 (d’après Ibn ‘Abb (...)

11Jonas échappe à la coutume des renvois dès les modalités de son légat prophétique. Dans la sourate En rangs, il est dit : « Nous l’envoyâmes à cent mille païens ou davantage, ils crurent » (Cor. 37 :147-148). Si l’on s’en tient aux explications des garants, certaines versions prennent à la lettre les prescriptions coraniques, et en même temps restent dans la ligne du système prophétologique islamique, puisqu’elles font allusion à un mandat divin, à des paroles adressées par Dieu au prophète directement, ou par l’ange, conformément à l’Habitude (cf. justement, « Nous l’envoyâmes », arsalnā-hu). Ceci advient, par exemple, dans un curieux récit cité par Qurubī, selon lequel, d’ailleurs, Jonas hésite face à l’ordre et fait montre d’une paresse qui contredit la hâte et le manque de patience que l’exégèse lui reprochait plus fortement en d’autres points18 : « Dieu lui ordonna de se rendre auprès de son peuple ; il demanda d’attendre pour pouvoir s’équiper : Dieu le fit se hâter (a'ğala-hu), et Jonas demanda d’attendre [au moins] pour pouvoir prendre ses sandales et les chausser ; il ne fut pas du tout attendu, il lui fut dit au contraire : “L’ordre est plus urgent que cela (al-amr a'ğal min ālika)19. Comme [Jonas] était susceptible (litt. : borné, ou dénué de caractère, ḍayyiq – ou ḍīq-al-ulq), il s’en alla, en colère contre son Seigneur20. » Un récit mentionné par Ṯa‘labī dans son œuvre sur les histoires des prophètes envisage la présence de l’ange ; et ici aussi Jonas temporise, non pas pour chausser ses sandales, mais pour obtenir un moyen de transport :

  • 21 ‘Arā'is, 411, d’après Ibn ‘Abbās.

« Ğibrīl se rendit auprès de Jonas, la paix soit sur lui, et lui dit : “Pars auprès du peuple de Ninevé et annonce-leur que, s’ils ne se repentent pas, le châtiment les saisira assurément.” Il demanda : “Vais-je me procurer une monture ?” [Ğibrīl] répondit : “L’ordre est plus urgent que cela.” [Jonas] se mit en colère, se dirigea vers la mer, s’embarqua sur un bateau et il arriva ce qu’il arriva21. »

  • 22 Cf. 1, 1 : « La parole du Seigneur fut adressée à Jonas, fils d’Amittai, pour dire […]. »
  • 23 Comme le souligne Busse, Jonah, p.53.
  • 24 R, VIII, 178, sur l’autorité de Ibn ‘Abbās (comm. du Cor. 21 :87), cf. idem IX, 356-357 (comm. du C (...)
  • 25 Chaque prophète est en effet envoyé à sa communauté (umma)ou à son peuple (qawm)en vertu de Cor.10  (...)
  • 26 Sur les époques de l’investiture prophétique de Jonas, subordonnées à la coexistence de deux différ (...)
  • 27 Q, XI, 218-219, cf. T, XVII, 61.

12D’autres récits traditionnels, bien plus répandus, qui s’écartent de la lettre du Livre arabe et de l’Habitude des renvois, ainsi que des suggestions de l’Écriture hébraïque22 (et qui relèvent, selon toute évidence, du milieu hébraïque ou hébraïco-chrétien23) se démarquent nettement de ceux mentionnés plus haut. Ces narrations ignorent un mandat précis vis-à-vis de Jonas et déclarent au contraire que l’ordre de Dieu parvint à un autre prophète de cette époque et qu’il fut transmis par l’intermédiaire d’un roi. Voici un exemple, repris par Rāzī : « Jonas et son peuple habitaient en Palestine ; un roi les attaqua, neuf tribus et demie furent emprisonnées et il en resta deux et demie. Dieu souffla (awḥā)au prophète Šu‘ayb, que la paix soit sur lui : “Rends-toi auprès du roi Ḥiziqīl et dis-lui d’envoyer (an yatawağğah)un prophète fort et sûr (qawī amīn), et Moi je les inciterai à faire partir avec lui les fils d’Israël.” Le roi [Ḥiziqīl] dit à Šu‘ayb : “À qui songes-tu ?”, parce que dans son royaume il y avait cinq prophètes. Il répondit : “À Yūnus ibn Mattā, qui est fort et sûr.” Le roi fit appeler Jonas et lui ordonna de partir, mais Jonas lui demanda : “Dieu t’a ordonné de me faire partir moi ?” “Non”, répondit [le roi]. “Il t’a donné mon nom ?” “Non”, répondit-il encore. “Alors [dit Jonas], en dehors de moi il y a ici d’autres prophètes.” Ils insistèrent, ainsi s’en alla-t-il en colère (muġādiban) envers le roi et son peuple, et se rendit-il vers la mer Méditerranée24. » Selon ce récit et d’autres textes analogues, l’appartenance de Jonas au nombre des prophètes présente de nombreuses incohérences. Même si Dieu l’avait déjà investi d’une mission prophétique (en effet, ces récits le désignent comme nabī, parmi les amsa min al-anbiyā'), la charge divine en question ne lui fut pas attribuée, toutefois, à titre personnel. Le choix qui échut à Yūnus ibn Mattā, parmi les cinq prophètes de l’époque, se présente comme un choix humain alors que – au risque de commettre une lapalissade – tout mandat divin ne peut arriver que directement du Seigneur. En outre, la mission n’aurait pas eu pour destinataire la communauté ou le peuple de Jonas lui-même, mais le roi agresseur et les siens, ce qui la nierait en tant que mission25. Ce sont des aspects que certains exégètes prennent en considération, soulignent attentivement, et résolvent de manière radicale en refusant à cette époque à Jonas le statut de prophète, et donc en affirmant que son investiture prophétique, qui lui vaut dans le Coran d’être certes des « envoyés » (min al-mursalīn, Cor. 37 :139), a eu lieu plus tard. Il est dit – comme le rapporte par exemple Qurubī – « qu’en ce temps-là, Jonas n’était pas encore prophète26, et pourtant le roi d’Israël lui ordonna de se rendre à Ninevé pour mettre en garde ses habitants […] ; [Jonas] eut en aversion (anafa)le fait que ce voyage lui était ordonné par quelqu’un qui n’était pas Dieu (ahad gayr Allah), et il s’en alla, en colère contre le roi27 ».

  • 28 T, XVII, 61, cf. S, VII, 124 ; de même Q, XI, 218 qui insiste aussi sur le jeune âge de Jonas.
  • 29Arā'is, 410, sans mention du garant.
  • 30 Encore S, VII, 124, T, XVII, 61, Q, XI, 218 et en outre Q, XVIII, 164 (comm. Cor. 68 :48).
  • 31 T, XVII, 61-62.
  • 32 Cf. Ibn Manẓūr (m. 711/1311 ou 1312), Lisān al-‘Arab, Beyrouth, Dār ṣādir 1410/1990 (=LA), IV, 43 (...)
  • 33 Cf. LA, XII, 399-400 et les définitions de ‘azm qui y sont contenues.
  • 34 Ces significations, que l’on déduit des nombreuses occurrences coraniques du terme (énoncées au sin (...)
  • 35 Cf. aussi la variante plus incisive : « Ne me préférez pas aux autres prophètes, pas même Yūnus ibn (...)

13Le choix de Jonas comme envoyé à Ninevé en tant que « prophète fort et sûr », parmi les cinq prophètes disponibles, fut un choix humain et non pas divin : il n’y a pas lieu de s’étonner si ce choix ne s’avéra pas un bon choix. Un autre élément en faveur de l’incohérence générale de Jonas au sein du système prophétologique islamique est spécifiquement axé sur les vertus de ce personnage, vertus – comme nous le verrons – toutes présumées. En effet, la qualification de « fort et sûr » (qawī amīn)n’est pas dénuée d’ironie si l’on considère la colère qui le poussa à la fuite ou à l’évasion (ībāq, cf. Cor. 37 :140), et au voyage en mer avec tout ce qui s’ensuivit. Ṭabarī, chercheur en matière de Tradition et catéchète d’une grande finesse, rappelle un récit plutôt répandu, toujours sur l’autorité de Wahb ibn Munabbih, qui voit « Yūnus ibn Mattā servant doué de piété mais dénué de caractère (ulqi-hi ḍayyiq); lorsqu’il fut investi des poids de la prophétie, (atqāl al-nubuwwa), que peu d’individus seulement sont à même de porter, il s’effondra (tafas-saa)[sous ces poids], […] les chassa (qaafa-hā)de sa main et s’en alla, en leur échappant (hāriban min-hā)28 ». Une version légèrement différente, rapportée par Ṯa‘labī, insiste sur la précipitation(‘ağala)de Jonas et sur sa légèreté et frivolité (iffa)29. Ajouter à cela que beaucoup d’auteurs, en marge de ce récit, rappellent le passage coranique qui dit : « Prends avec patience (aṣbir)l’arrêt de ton Seigneur… Ne sois pas comme l’Homme à la baleine » (Cor. 68 :48), passage où Dieu interdit à Muhammad de se comporter comme Jonas30. Rappelons aussi, éventuellement, le passage sur les prophètes situés à un plus haut degré de spiritualité, les envoyés qui, contrairement à lui, furent dotés de constance et de rigueur (ūlū al-‘azm): « Alors patiente, comme patientèrent les êtres de rigueur d’entre les envoyés » (Cor. 46 :35)31. Ainsi la faiblesse de Jonas se précise-t-elle comme absence de patience (ṣabr), autrement dit comme absence de cet ensemble de mansuétude, longanimité et capacité de supporter les événements (ḥilm), qui est à l’opposé de l’inquiétude et de l’anxiété (naqīḍ al-ğaz‘). En effet, la patience, du fait qu’elle rapproche l’homme de Dieu (al-Sabūr ta'ālā), est sans doute la vertu islamique par excellence32. Elle se précise en outre comme un manque de zèle dans les actions et de sérieux dans les intentions (ğidd)33. Au lieu d’être fort, c’est-à-dire qawī, Jonas se révèle d’une grande fragilité intérieure et, par conséquent, inapte comme prophète car incapable d’assumer les poids de la Mission ; donc, à bien y voir, il n’est pas qawī, et encore moins amīn : ni sûr, ni fiable, indigne d’être dépositaire d’un engagement ou d’un pacte34. C’est alors que le célèbre enseignement de Muhammad aux fidèles sur l’égalité entre prophètes, où il leur interdit de le considérer comme meilleur que d’autres – y compris Jonas – prend tout son sens : « Il ne convient à personne – ou à aucun servant – de dire : je suis meilleur (ayr, ou afḍal, ou encore ayr ‘inda Allāh)que Jonas35. » C’est un verdict sans appel Jonas étant, de tous les prophètes, le plus mauvais, le moins adéquat.

La colère

  • 36 Cf., par exemple, parmi les œuvres narrant les histoires des prophètes, ‘Arāis, 413, et parmi les (...)

14Jonas refuse l’ordre de ces deux hommes – l’autre prophète et le roi – il se met en colère et s’enfuit, et il le fait sans doute à juste titre, vu qu’il ne possédait pas les vertus nécessaires pour remplir ses fonctions : c’est ce que suggère le récit transmis par Wahb ibn Munabbih, rapporté ci-dessus. Mais d’autres auteurs, comme on l’a déjà dit, pensent à un mandat de prophète, et donc à un ordre venu de Dieu, et lorsqu’ils lisent le verset qui dit : « Et Dhû’l-Nûn, quand il partit en fureur (muġādiban), présumant que Nous n’avions rien décrété pour lui » (Cor. 21 :87), ils sont convaincus que Jonas dut s’emporter contre Dieu, car c’est là le sens immédiat ; cette conviction est de loin la plus attestée36.

  • 37 Ibn Ḥazm (m. 456/1064), Al-Fiṣal fī al-milal wa al-ahwā' wa al-niḥal, Beyrouth, Dār ādir s.d. ( (...)
  • 38 Z, III, 128, d’après Abri Saraf ; cette variante est exclue des sectes canoniques.
  • 39 ‘Arā'is, 412, repris dans Q, XI, 219 ; cf. aussi T, XVII, 63 et Z, III, 128.
  • 40 Ibn Ḥazm, Al-Fiṣal, 17, cf. Bachmann, Das Skandalon, 65.
  • 41 Cf. entre autres ‘Arā'is, 412, T, XVII, 63 (qui toutefois s’oppose à cette hypothèse car elle ne ti (...)
  • 42 Variante de lecture non inclue parmi les sept variantes canoniques ; pour toute vérification cf. Ib (...)
  • 43 Cf. encore Q, XI, 219 qui en appelle de manière significative à Cor. 13 :26 : « Dieu répand son att (...)
  • 44 Z, III, p. 128.
  • 45 Le récit, d’après Ibn ‘Abbās (cf. Bachmann, Das Skandalon, 59, n) paraît aussi bien dans des commen (...)

15Il faut également rappeler ceux qui nient catégoriquement cette interprétation dans le Livre comme l’Andalou Ibn Ḥazm, expert en hérésies37, tout comme ceux qui recourent à des variantes de lecture el le théologien dialectique d’empreinte rationaliste, le mu‘tazilite Zamašarī, qui atteste une colère passive ou subie en lisant muġādaban plutôt que muġādiban38. Sans oublier ceux qui, comme par exemple Ṯa‘labī, mentionné plus haut, nuancent la colère vis-à-vis de Dieu par la présence de Satan, qui parvint à leurrer le dévot Jonas, le fit glisser ou trébucher (istazalla-hu)et lui fit croire que « Nous n’avions rien décrété pour lui39 » (an lā naqdira ‘alay-hi, Cor. 21 :87), autrement dit que Dieu ne l’a ni jugé, ni puni. La question que redoute chaque exégète est évidemment celle de l’impiété possible (kufr)de Jonas qui, atteignant le sommet de l’ignorance, alors qu’il est prophète, et donc un élu en matière de connaissance40, aurait douté du caractère inexorable du Décret (qadar), voire de la Puissance (qudra), en professant une incapacité de Dieu (‘ağz)au lieu de Sa capacité absolue (istiā'a). Pour régler la question, les commentateurs se voient obligés de formuler mille hypothèses, dont la plus simple, qui constitue par ailleurs un lieu commun dans l’exégèse coranique, est celle de la question rhétorique avec réponse négative : « Présuma-t-il que Nous n’avions rien décrété pour lui41 ? » C’est surtout dans la proposition d’auteurs attentifs à l’enquête rationnelle que Jonas se retrouva dans l’impossibilité de nier la puissance divine (qudra), l’impiété d’un prophète étant une contradiction dans les termes. Il pensa au contraire échapper à la condamnation que sa faute méritait (taqdīr, en lisant nuqaddira au lieu de naqdira42); il pensa, autrement dit, que Dieu aurait pu ne le tourmenter en aucune façon suite à sa faute, vu qu’Il dispense à son gré ce qu’Il veut à qui Il veut43. Mais il est également possible, comme l’estime Zamašarī, que Dieu parle ici par comparaison (tamīl)et affirme que Jonas se comporta à la manière de ceux qui doutent de la Puissance, même s’il n’en douta pas44. L’éventuelle dérive de Jonas dans l’impiété dut être fortement ressentie par les premiers musulmans, comme le prouve un récit, accueilli par différents auteurs, qui a pour protagonistes le calife omayyade Mu‘āwiya et le docte Ibn ‘Abbās. Selon ce récit, Mu‘āwiya se plaignit d’avoir été emporté par les flots du Coran et d’avoir failli s’y noyer du fait de son incapacité à trouver une explication à ce que Jonas pensa, d’après le verset en question ; Ibn ‘Abbās répondit : « Il pensa que son péché échapperait au châtiment, mais il ne douta absolument pas que Dieu l’aurait puni s’Il l’avait voulu45. »

  • 46 À ce point, l’auteur cite les noms de célèbres garants (Ibn Mas‘ūd, Ibn ‘Abbās, al-Ḥasan, etc.) et (...)
  • 47 R, VIII, 179.
  • 48 R, VIII, 180 ; c’est pourquoi l’auteur est enclin à croire en une colère contre le peuple ou son ro (...)
  • 49 En vertu de Cor. 11 :18 : « La malédiction de Dieu écrase les iniques. » Du reste, le Coran lui-mêm (...)
  • 50 R, VIII, 179.
  • 51 Pour les discussions d’école sur l’infaillibilité prophétique, je renvoie surtout à Louis Gardet, D (...)

16Pour revenir à la colère de Jonas et à l’éventualité que celle-ci fût dirigée contre Dieu, certains auteurs insistent sur ses très fortes retombées sur le plan juridico-religieux. « La plupart des interprètes – rappelle par exemple Rāzī – croit que Jonas était en colère contre Dieu […]46 ; la colère contre Dieu ne peut que figurer parmi les erreurs les plus graves et il est interdit de la commettre (maḥẓūr)précisément parce que Dieu a dit : « Prends avec patience l’arrêt de ton Seigneur… Ne fais pas comme l’Homme à la baleine » (Cor. 68 :48) ; l’action que commit Jonas était donc interdite”47. Un peu plus loin, l’auteur spécifie qu’admettre que Jonas était en colère contre Dieu signifie aussi admettre son ignorance (cf. ğāhil) de la souveraineté divine sur l’ordre et l’interdiction (al-amr wa al-nahy); mais cet ignorant de Dieu « n’est même pas croyant, imaginez s’il peut être prophète48 », observe-t-il. D’un autre côté, fait remarquer Rāzī, il est vrai que dans le Coran Jonas admet avoir figuré parmi les « iniques » (min al-ẓālimīn, Cor. 21 :87) et l’iniquité est un des noms de ce que Dieu condamne (al-amm)49. Il est vrai aussi qu’il est dit « blâmable » (mulīm, Cor. 37 :142) et qui s’expose au blâme est coupable. Quoi qu’il en soit, continue l’auteur, si Jonas n’avait pas été coupable, Dieu ne lui aurait pas ordonné de « ne [pas faire] comme l’Homme à la baleine » et de patienter « comme patientèrent les êtres de rigueur d’entre les envoyés50 » (ūlū al-‘azm, Cor. 46 :35). La colère de Jonas envers Dieu, rappelle encore l’insigne théologien, sert d’argument à ceux qui ne croient pas dans l’infaillibilité (‘iṣma)des prophètes, même suite à l’investiture51.

  • 52 Q, XI, 218 et aussi Z, III, 128 ; cf. en outre ceux qui expliquent simplement qu’« il se mit en col (...)
  • 53 Q, XV, 80 (comm. du Cor. 37 :139), d’après Ibn ‘Abbās ; cf. aussi TA, VIII, 257. À ce propos, R, IX (...)

17Face à cette manifeste focalisation de la contradiction de Jonas – prophète de Dieu qui est pourtant en colère contre Dieu et qui doute de la Puissance, du Décret, ou tout au moins du châtiment assuré de sa faute – certains commentateurs, comme par exemple Qurubī, essaient de tordre et de multiplier les termes du Livre : il ne se mit pas en colère contre son Seigneur (li-rabbi-hi), mais à cause de son Seigneur (min ağli rabbi-hi), autrement dit il se mit en colère contre son peuple à cause de l’impiété que celui-ci montrait face au Seigneur (min ağli kufri-him li-rabbi-hi). Cette colère, par ailleurs relativement réduite (saġīra), ne fut pas une faute, mais bien un mérite, car se mettre en colère contre ceux qui désobéissent à Dieu est une obligation individuelle52. En d’autres points, cependant, l’auteur lui-même prend aussi en considération le sens manifeste du passage coranique en question et il cite l’autre possibilité : comme il est impensable qu’un prophète se mette en colère contre Dieu, sans doute faut-il situer l’investiture prophétique de Jonas face à « cent mille païens ou davantage » (Cor. 37 :147) plus tard, après l’épisode du Poisson53.

  • 54 Toutes deux sont reprises avec une extrême clarté par R, VII, 178-179.

18La dernière observation de Qurubī permet d’illustrer le nœud non résolu dans l’histoire du Jonas islamique, autrement dit la coexistence de deux différentes versions tout aussi musulmanes de cette histoire54 – qui est le fruit, de toute évidence, de la coexistence dans l’Écriture hébraïque de deux figures différentes nommées Jonas – l’une qui situe sa mission de prophète après l’épisode du Poisson, et l’autre qui la place avant. Ces versions, qui sont souvent accueillies simultanément par un même auteur, dans le sillage de rapporteurs différents, sont parfois grossièrement mélangées – au point qu’elles laissent postuler deux missions de prophète différentes et successives – et données sans un ordre chronologique précis. En ce qui concerne le destinataire de la colère de Jonas, ou d’autres points encore, l’incertitude que présente la tradition exégétique naît de l’incertitude liée au moment réel de son investiture.

19Selon la première version, qui se réfère le plus souvent à l’autorité de Ibn ‘Abbās, la mission de Jonas à laquelle le Coran fait allusion(cf. min al-mursalīn, Cor. 37 :139) se situerait à la fin de l’histoire. Homme simple et pieux, il fut chargé par des notables de son peuple de libérer les Israélites en captivité en mettant en garde un roi étranger – charge qu’il refusa car il considéra qu’elle ne provenait pas de Dieu, ou parce qu’il n’eut pas le temps de s’équiper de manière adéquate, ou encore parce qu’il n’était ni fort, ni sûr, et qu’il se sentait incapable de l’accomplir – et c’est cette charge qui est à l’origine de sa colère. Il vécut ensuite l’épisode du Poisson et de la courge puis, ordonné prophète, il assuma la charge qu’il avait refusée dans un premier temps et obtint ainsi la conversion de « cent mille païens ou davantage » (Cor. 37 :147) et la libération des fils d’Israël. Selon l’autre version, Jonas était prophète dès le début de l’histoire ; il annonça le châtiment à son propre peuple d’impies, il se mit en colère car le châtiment n’eut pas lieu : en fait, Dieu avait eu pitié d’eux et ils s’étaient convertis à « cent mille ou davantage » -ensuite advinrent l’épisode de la baleine, puis de la courge, et enfin du pardon.

  • 55 Q, XI, 219 (comm. du Cor. 21 :87), sans mention du garant, (cf. R, VIII, 180 et, comme exemple d’ha (...)
  • 56 Cf. S, VII, 124, sur l’autorité de Ibn Mas‘ūd. Ce récit, avec le témoignage d’êtres non doués de la (...)
  • 57 Q, XI, 219.

20La seconde version, en particulier, présente une figure d’un extrême cynisme : comme le mettent bien en lumière les récits sur la mort de la plante, Jonas s’emporta parce que son peuple ne fut pas détruit, parce que les « cent mille païens ou davantage » ne périrent point et cette perfidie est un vice qui porte inexorablement atteinte à sa figure et qui apparaît plus grave encore si elle s’ajoute à son incertitude quant à la puissance de Dieu ou du Décret, et à sa colère envers Dieu. Pour sauvegarder la moralité de Jonas, et protéger en même temps la définition générale de prophète, une certaine exégèse suggère que derrière la colère de Jonas se cache au contraire la peur : Jonas s’emporta parce que, après avoir appris qu’il n’était rien arrivé à son peuple de ce qu’il avait menacé et garanti, il craignit pour sa propre vie. Comme l’affirme Qurubī, « c’était une coutume pour son peuple de punir par la mort le délit de mensonge et il craignit d’être tué ; il se mit en colère et s’en alla, et il s’enfuit comme il convenait qu’il le fît (fārr ‘alā wağhi-hi)[…]55 ». Un autre récit, mentionné entre autres par Suyūī, insiste sur la sentence de mort proférée contre tout menteur : « Il sortit et rencontra un jeune berger qui faisait paître son troupeau. Il lui demanda : “D’où es-tu, jeune homme ?” Il répondit : “Du peuple de Jonas.” Il dit : “Lorsque tu retourneras chez eux, donne-leur la paix et dis-leur que tu as rencontré Jonas.” Il dit : “Si tu es Jonas, tu sais que celui qui est accusé de mensonge et n’a pas de témoignage en sa faveur est tué ; qui témoignera pour moi ?” Il répondit : “Cet arbre et ce mouton.” […] Jonas dit aux deux : “Ce jeune berger ira avec vous et vous, vous témoignerez en sa faveur.” [L’arbre et le mouton] répondirent : “Oui.” […]56. » Si l’on prend en considération que le mensonge, auprès de ce peuple, méritait la mort, la colère de Jonas peut alors être perçue comme une faute moins grave, et à faute moins grave, peine moins lourde, et plus qu’une peine, il s’agit ici d’une purification : « Le Poisson qui l’avala [écrit à nouveau Qurubī] fut à la fois une manière d’effacer (tamḥīṣ)ce péché véniel (ṣaġīra), et d’empêcher [Jonas] de le commettre à nouveau (zağran ‘an al-mu'āwada)57»

La fuite et la faute

21Bien évidemment, les nombreuses précisions données par l’exégèse sur la fuite qui succéda à la colère répondent à la même tentative pieuse de minimiser la faute de Jonas, et si possible de l’absoudre : « Jonas, encore, fut certes des envoyés lors il gagna fugitif (abaqa)le navire surchargé », affirme la sourate En rangs (Cor. 37 :139-140).

  • 58 Q, XV, 81. B, III, 471 donne le sens opposé ; il explique abaqa par haraba, mais il observe que l’u (...)
  • 59 D’autres substituent à l’absence de l’ordre l’absence d’autorisation, cf. bi-ġayr ini-hi, in Z, IV (...)
  • 60 Encore Q, XVII, 81.
  • 61 Harb al-‘abd min sayyidi-hi est la définition de ībāq in LA, X, 3. Je signale toutefois l’hapax sui (...)

22Les auteurs musulmans, qu’ils croient qu’à cette époque il n’était pas encore prophète, ou qu’ils croient qu’il l’était déjà, ne peignent pas la fuite de Jonas en teintes trop sombres. Parmi ceux qui situent plus tard la prophétie de Jonas figure Qurubī qui, en se référant au philologue de Baghdad Mubarrad, explique d’emblée la fuite comme un simple éloignement (tabā'ud)58; il doit toutefois admettre que Jonas s’en alla sans un ordre de Dieu (bi-ġayr amr Allāh)59, en échappant à Ses commandements et à la soumission qu’il Lui devait, et en se taxant ainsi d’évadé (ābiq)60, tel l’esclave qui échappe à son maître (haraba min sayyidi-hi)61.

  • 62 R, IX, 356.
  • 63 J’ai déjà parlé plus haut de la position différente des deux auteurs en question, à propos de la co (...)
  • 64 Encore R, IX, 356.
  • 65 Ibid.
  • 66 C’est-à-dire in R, VIII, 179 ; voir également ci-dessus, La colère.
  • 67 À nouveau R, IX, 356.
  • 68 En général, sur l’opposition entre les deux mouvements de pensée pour ce qui est de la liberté divi (...)

23Rāzī adopte la position contraire, car il est convaincu que Jonas était déjà prophète à l’époque de la fuite. Il l’était certainement, déclare-t-il, parce que Dieu dit justement : « Jonas fut certes des envoyés lors il gagna fugitif le navire surchargé », et ceci signifie que Jonas s’enfuit alors qu’il était déjà un des envoyés62. Cette conviction l’exhorte à effectuer davantage d’efforts encore pour parvenir à diminuer la gravité de la fuite ; en effet, contrairement à l’auteur cité précédemment, il est confronté au problème théologique de l’infaillibilité morale des prophètes après leur investiture63. Il écrit : « Cette fuite (ībāq)ne fut pas une faute (anb), parce que Dieu n’avait pas ordonné à Jonas de résider de manière stable au milieu de ce peuple64. » Il ajoute que « selon certains interprètes du Coran, il s’échappa de Dieu le Très-Haut, mais ce n’est pas correct parce qu’on ne peut le dire que de ceux qui visent à contrevenir (muālafa)à leur Seigneur et ceci n’est pas possible chez un prophète (lā yağūzu)65 ». Après avoir allégé le poids juridique de la fuite, Rāzī veut toutefois circonscrire la faute de Jonas puisque, comme l’auteur le souligne aussi ailleurs66, ce prophète reste un objet de blâme (cf. mulīm, Cor. 37 :142) et il est inique, comme il l’admit lui-même d’après le Livre (cf. « J’étais parmi les iniques », min al-ẓālimīn, Cor. 21 :87). D’habitude, Rāzī commence par nier les explications qu’il ne partage pas – en fournissant ainsi un status quaestionis – puis il propose celle qu’il estime être la plus proche de la vérité : « Les interprètes divergent sur ce qui fit de lui un pécheur (muṭī’)», écrit-il ; « pour certains, alors qu’il avait reçu l’ordre de se rendre chez les fils d’Israël, il commit l’erreur de ne pas accepter cette charge et cette responsabilité (taklīf)et il s’enfuit, en colère contre Dieu ; et ce n’est pas correct, que l’on envisage que le Seigneur le lui ait ordonné par une révélation (wahy), ou qu’Il l’ait informé par l’intermédiaire d’un autre prophète […]. La faute qu’il a commise, écrivent d’autres encore, fut de ne pas tenir compte de l’Appel à son propre peuple et de ne pas avoir patienté (lam yaṣbir); ce n’est pas correct non plus […]. Sa faute réside plutôt dans le fait que, Dieu lui ayant annoncé la destruction de ceux qui l’avaient démenti, il crut (ẓanna)que cette destruction adviendrait de manière certaine (lā maḥāl), et c’est à cause de cette opinion (ẓann)qu’il ne patienta pas et qu’il négligea l’Appel. Mais même s’il [savait que] le châtiment descendrait, il aurait dû persévérer pour éviter que Dieu ne les détruisît, telle est l’explication la plus correcte. Ce qu’il fit fut d’anticiper et de donner pour sûr un fait (iqdām ‘alā amr)dont les indices étaient apparus évidents (ẓuhirat amārātu-hu), sans intention de désobéissance (ma‘ṣiyya)67» La lecture de Rāzī est ici, comme toujours, fort subtile : il ne nie pas – et comment pourrait-il d’ailleurs le faire ? – que le péché consiste aussi à refuser le poids de la prédication, mais il va en amont de tout cela, il en cerne la cause, c’est-à-dire la confiance impie que l’homme nourrit vis-à-vis de son propre jugement, et il insiste sur cette erreur, primaire et extrêmement grave. La faute de Jonas est enfin quelque chose que Rāzī expose aux lecteurs tout au long de son commentaire ; c’est oublier que Dieu a la liberté de faire toute chose, y compris de Se contredire Lui-même. La faute de Jonas serait alors celle que commettraient, du point de vue d’un penseur aš‘arite tel Rāzī, tous les disciples du mouvement connu sous le nom de i‘tizāl68.

  • 69 Cf. Qiṣaṣ, 337 et IK, III, 256.
  • 70 Pour l’interdiction conjointe du maysir et du amr cf. Cor. 2 :219 et 5 :90. Sur la qur‘a et sur sa (...)
  • 71 Des auteurs recourent en chœur à la racine qr‘ : cf. par exemple Qiṣaṣ, 337 et IK, III, 256 ; Ṯa (...)
  • 72 Voir encore note 5.
  • 73 Comme exemples, Tarafī, Storie, 127 et R, VIII, 179.
  • 74 Comme dans un récit, par exemple, cité par S, VII, 121. La qualification de Jonas comme individu po (...)
  • 75 Encore Qiṣaṣ, 337.
  • 76 Q, XV, 82-83.
  • 77 Mais aussi dans le sens que Dieu rendit pour Jonas le sol glissant comme la boue (zalaq), cf. T, XX (...)
  • 78 Cf. aussi 18 :56 et 40 :5, où le radical dḥḍ a encore le sens de réfuter un raisonnement.
  • 79 Voir ci-dessus, La colère.

24Quelle que fût l’erreur commise par Jonas, il n’en reste pas moins qu’il la reconnut lui-même, selon la sourate des Prophètes : « J’étais parmi les iniques » (Cor. 21 :87). Le passage de la sourate En rangs, où il est dit : « Il tira au sort (sāhama)et fut le plus malchanceux, min al-mudḥaḍīn » (Cor. 37 :141) est lu également par les auteurs musulmans comme une allusion à la faute. Même ceux qui sont peu enclins à l’héritage hébraïque, comme l’historien et garant syrien, disciple de Ibn Taymiyya, Ibn Kaīr69, tous rappellent, en s’inscrivant plutôt dans le sillage du livre biblique de Jonas, une pratique divinatoire interdite par le Coran, mais qui a toutefois survécu dans certaines circonstances grâce à l’exemple du Prophète70 : l’extraction fortuite des flèches, pratique dont le nom, qur‘a71, renvoie curieusement au nom de la courge72. Une ample version, attestée de manière plus ou moins identique tant dans des œuvres hagiographiques que dans des œuvres théologiques et dialectiques73, raconte que le tirage au sort par les flèches, pour retrouver la trace du fugitif (ābiq)l’homme funeste (rağul maš'ūm)74et le jeter à la mer, fut effectué avec l’assentiment de Jonas à bord du bateau en danger – emporté par un vent très violent ou par des vagues très hautes, ou trop chargé ou encore soudainement immobile sans roulis – indiqua Jonas trois fois de suite ; donc il se jeta ou fut jeté à la mer et « la baleine l’avala sur sa faute » (Cor. 37 :142). Du point de vue islamique, ce récit témoigne d’autres anomalies dans la figure du prophète Jonas : soit parce que son sort – « la chose excellente (al-amr al-‘aẓīm)que Dieu voulut pour lui », pour reprendre encore Ibn Kaīr75 – est marqué d’une pratique divinatoire et donc par définition irréligieuse, à laquelle Jonas même se soumet docilement ; soit parce que sa condamnation à mort suivait une pratique – la noyade – qui ne figure pas parmi les peines du genre ḥadd, prescrites par la jurisprudence islamique. Un juriste attentif, comme Qurubī, qui a pris la question à cœur, la soulève à nouveau, et c’est évident, pour réhabiliter Jonas : il observe que le tirage au sort (qur‘a)était licite auprès des communautés les plus anciennes, même si sa licence est controversée par la Loi islamique, et il exprime tout particulièrement son accord avec ceux qui continuent à considérer comme licite de procéder au tirage au sort dans trois circonstances précises, où il est interdit de recourir à la préférence personnelle (tašahhin): dans le choix de l’épouse à emmener en voyage, des esclaves à émanciper en cas de maladie mortelle, et en présence d’une querelle en matière d’héritage impossible à résoudre autrement. Pour en venir au tirage au sort de l’homme à jeter à la mer, Qurubī rappelle que c’est quelque chose d’interdit dans l’ère islamique, mais que cette interdiction n’était pas en vigueur à l’époque de Jonas. Dans le cas de Jonas, au contraire, ce fut l’occasion de vérifier sa foi et cet épisode témoigna d’un surcroît de foi en lui. L’auteur rappelle enfin l’habitude de jeter un homme à la mer pour alléger un bateau : c’est impie (fāsid), car on allège les bateaux en jetant les marchandises par-dessus bord et non pas les hommes, puis il faut attendre avec patience le décret divin (qaḍā'). De toute manière, conclut-il, jeter un coupable à la mer ou dans les flammes n’est pas permis par la Loi, parce qu’il faut appliquer les peines prescrites (al-ḥudūd al-ta‘zīr)proportionnellement au crime commis par chacun (‘alā miqdār ğināyati-hi)76. Sur la question du tirage au sort, les remarques de Ṭabarī sont des plus intéressantes : « Certains commentateurs ont compris : “il fut le plus malchanceux” (min al-mudḥaḍīn)dans le sens que Dieu réfuta la preuve de Jonas (abtala huggata-hu), par ailleurs une preuve de peu de valeur (qalīla)77. » C’est une annotation inattendue qui toutefois, à bien y voir, est le fruit d’un usage attentif du synopsis ; elle repose en effet sur un verset dans la sourate de la Concertation où il est dit que « leur argument (ḥuğğa)s’effondre (dāḥiḍa)devant leur Seigneur78 » (Cor. 42 :16). Il revient alors à l’esprit la sourate des Prophètes lorsqu’elle dit que Jonas « partit en fureur, présumant que Nous n’avions rien décrété pour lui » (Cor. 21 :87) ; ce que Ṭabarī a rappelé est précisément la faute de Jonas lorsqu’il douta de la nécessité du qadar ou de la divine capacité (qudra)79.

Dans la prison qui ne fut pas une tombe mais une mosquée

  • 80 Cf. par exemple T, XXIII, 63, d’après Muğāhid et Wahb et S, VII, 125, d’après Qatāda.
  • 81 B, III, 471.

25« La baleine l’avala sur sa faute (mulīm)», affirme la sourate En rangs (Cor. 37 :142), autrement dit parce qu’il était coupable (munib)ou mauvais (mus !'), ou pour les deux raisons80, ou peut-être encore dans le sens qu’il se blâmait lui-même81. La baleine – al-ḥūt la sourate du Calame (Cor. 68 :48) et dans celle dénommée En rangs (37 :142), et al-nūn dans la sourate des Prophètes (21 :87-88) – est l’élément porteur dans l’histoire du Jonas islamique, vu que Jonas est appelé l’Homme à la baleine.

  • 82 T, XVII, 65, à partir d’un affranchi de Umm Salama, épouse du Prophète.
  • 83 Cf. par exemple Z, IV, 59, IK, III, 256 et S, V, 667.

26La baleine fut, selon Ṭabarī, et conformément à beaucoup d’autres, la prison que Dieu voulut pour Jonas comme punition pour sa faute. Il écrit : « Quand Dieu voulut emprisonner (ḥabs)Jonas dans le ventre de la baleine, il inspira (ou révéla, awḥā)à la baleine : “Ne lui déchire pas la peau et ne lui brise aucun os.” Ainsi [la baleine] le prit et l’amena dans sa maison (maskan), dans la mer82. » Selon un autre récit, le Seigneur dit à la baleine : « J’ai fait de ton ventre une prison (siğn)pour lui et je n’ai pas fait de lui de la nourriture (rizq)pour toi83. » Ainsi peut-on affirmer que l’idée de la baleine comme prison, suite au blâme divin déclaré par le Coran, est la plus immédiate chez les auteurs musulmans.

  • 84 ‘Arā'is, 413, d’après Ibn Zayd.
  • 85 Q, XV, 80, d’après Šahr ibn Ḥawšab ; il rappelle seulement la mosquée TA, VIII, 256.
  • 86 Z, IV, 59, cf. R, IX, 357. Et dès qu’il proféra ces paroles, la baleine le vomit : T, XXIII, 64.
  • 87 Ces paroles, selon la Tradition, inciteraient Dieu à exaucer toute demande du musulman qui les pron (...)

27Il est vrai toutefois qu’il existe quelques variantes du récit qui vient d’être cité, et deux principalement. Selon la première, Dieu aurait dit à la baleine : « Je n’ai pas fait de lui de la nourriture pour toi, mais J’ai fait de toi une forteresse (ḥirz)et un domicile (maskan)pour lui84 » ; selon l’autre, il aurait dit : « Il n’est pas de la nourriture pour toi, mais toi tu es pour lui une forteresse et une mosquée (ḥirz wa masğid)85. » Le va-et-vient de la baleine – de Prison fortifiée à lieu de culte du Seigneur – se rattache à la sourate En rangs lorsqu’elle dit : « Et si [Jonas] n’avait pas figuré parmi ceux qui chantent les louanges (min al-musabbiḥīn), il serait resté dans son ventre jusqu’au Jour de la résurrection » (Cor. 37 :143). « Min al-musabbiḥīn signifie qu’à l’intérieur de la baleine, Jonas loua le Seigneur – écrit par exemple Zamašarī – c’est-à-dire rappela Son nom (cf. ikr), en Le louant et en Le sanctifiant (bi-al-tasbīḥ wa al-taqdīs) », et plus particulièrement en prononçant les paroles mentionnées, à propos de Jonas, dans la sourate des Prophètes : « Il n’est de Dieu que Toi. Gloire à Ta transcendance. J’étais parmi les iniques86 » (Cor. 21 :87), paroles d’une très forte empreinte islamique87.

  • 88 Il suffit de penser aux figures d’Adam et Ève dans les récits sur la genèse : « Notre Seigneur, dir (...)
  • 89 Cf. TA, VII, 86.
  • 90 Ibid.

28On voit alors paraître l’image d’un Jonas contrit, tout d’abord soucieux, susceptible, éventuellement indolent, quoi qu’il en soit inconstant et dénué de pondération, qui est ensuite guéri et retourne à Dieu. Reconnaissant paisiblement qu’il a commis une faute (ẓulm, cf. kuntu min al-ẓālimīn, Cor. 21 :87), il se révèle semblable à bien d’autres figures coraniques88, et il est ainsi normalisé, islamisé. En réalité, du fait des anomalies que la figure de Jonas comporte dès son précédent biblique, les auteurs musulmans ne parviennent jamais à résoudre la question de cette figure ; le Jonas coupable, puis repenti, coexiste en effet avec un Jonas qui, en tant que prophète, possède les qualités des prophètes, et donc est pieux et il est, depuis toujours, diligent et tenace. Quand Jonas déclara avoir été coupable, le commentateur shiite Ṭabarsī explique : « Il le dit simplement par humilité (‘alā sabīl al-ušū')et en signe de soumission (uḍū'), car il existe une catégorie d’êtres humains pour lesquels il est impossible (lā yamtani‘u)de tomber dans l’erreur89. » Le même commentateur fait ensuite appel à un auteur plus ancien mais disciple comme lui de l’école mutazilite, le célèbre al-Gubbā’I, pour affirmer que la présence de Jonas dans le ventre de la baleine ne peut pas être dénommée une sanction ou une peine (‘uqūba)infligée à Jonas par le Seigneur, parce que la sanction témoigne de l’inimitié envers celui qui est puni, et tel n’est pas le cas ; ce fut au contraire une action éducative et disciplinaire (ta’dīb), comme on le fait avec les enfants90.

  • 91 Z, IV, 59, d’après Ibn ‘Abbās ; cf. T, XXIII, 64 d’après Qatāda et Q, XV, 83 d’après Ḥasan.
  • 92 Al-‘amal al-ṣāliḥ yarfa‘u ṣāḥiba-hu idā ‘atara wa idā suri‘a wağada muttaka’an, encore Z, IV, 5 (...)
  • 93 Ukurū Allāh fī al-raā' yakuru-kum fī al-šidda, T, XXIII, 64.
  • 94 R, IX, 357 (mais sur le repentir de Pharaon, je signale l’opinion positive de Ibn ‘Arabī ; voir sur (...)

29Pour revenir sur le fait que l’exégèse insiste sur l’attitude orante de Jonas à l’intérieur de la baleine, le commentaire de Zamašarī conforte l’opinion de ceux qui lisent min al-musabbiḥīn, « parmi ceux qui chantent les louanges », comme une référence générale -et non pas relative et circonscrite – à l’abondance des prières de Jonas, prières canoniques puisque toutes les fois que le Coran fait allusion au tasbīḥ, il s’agirait d’une prière canonique (ṣalāt)91; Jonas est dit min al-musabbiḥīn parce qu’il pria beaucoup et en outre – rapporte le même auteur – parce qu’il pria beaucoup lorsqu’il vivait dans le bien-être et dans la prospérité (raā'), ce qui lui valut d’être sauvé de la baleine, et la morale de son histoire est la suivante : « Les actions pieuses relèvent l’homme lorsqu’il trébuche, et l’aident à se retenir lorsqu’il tombe à terre92 » ou encore, comme l’enseigne Ṭabarī, « Souvenez-vous de Dieu dans le bonheur, et dans le malheur, Lui se souviendra de vous93 ». Pendant une grande partie de sa période antérieure – renchérit Rāzī – Jonas avait persévéré (kāna muwāẓiban)dans le souvenir de Dieu et dans l’obéissance à Lui, contrairement à Pharaon, qui finit par devenir serviteur de Dieu, mais qui commença par être prévaricateur et oublieux (‘abd ṭāġin nāsin), ce qui explique que Dieu refusa son repentir (cf. Cor. 10 :90-91. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit de la sourate de Jonas)94.

  • 95 Q, XV, 83, cf. T, XXIII, 64.
  • 96 Ibid., d’après Rabī‘ ibn al-Anas.
  • 97 S, V, 668, d’après Anas.
  • 98 S, VII, 128, d’après ‘Ikrima.

30L’idée que l’histoire de Jonas est le lieu où le Coran célèbre les pieuses actions accomplies lorsque le sort est favorable, de manière à assurer des avantages dans les périodes de gêne matérielle95 – fait très certain parce qu’écrit dans la Sagesse (maktūb fī al-ḥikma)96 -suit aussi les voies de la narration. Selon un récit fort connu et repris ci-dessous, d’après un compte rendu de Suyūī qui présente un cas d’intercession angélique : « quand Jonas cria au Seigneur, dans le ventre de la baleine : “Il n’est de Dieu que Toi. Gloire à Ta transcendance. J’étais parmi les iniques” (Cor. 21 :87), l’invocation parvint à proximité du Trône et les anges s’exclamèrent : “Voici une voix faible et connue (da'īf ma‘rūf)qui arrive de terres étrangères !” Dieu dit : “Vous ne la connaissez pas (a mā ta‘rifūna dālika)?” “Qui est-ce, Seigneur ?” “C’est Mon serviteur Jonas.” “Ton serviteur Jonas, dont chaque action fut bien acceptée et chaque prière exaucée ?” “Oui”, répondit-Il. Les anges dirent alors : “Tu n’as pas pitié, ô Seigneur, de ce qu’il fit dans la prospérité au point de le sauver dans le mauvais sort ?” “Certainement”, répondit-Il. Ainsi Dieu ordonna-t-Il à la baleine de le déposer en un lieu aride, et Il fit germer au-dessus de lui la courge97 ». Suyūī cite ailleurs une variante composée en sağ‘ des paroles de Jonas, qui intercède pour lui-même dans le ventre de la baleine : « Mon Dieu, tu m’as chassé des maisons (min al-buyūt arağta-nī), tu m’as précipité des sommets des monts (min ru'ūs al-ğibāl anzalta-nī), tu m’as fait marcher par les pays (fī al-bilād sayyarta-nī), tu m’as jeté à la mer (fī al-baḥr qaafta-nī), tu m’as emprisonné dans le ventre de la baleine (fī baṭn al-ḥūt sağanta-nī), et tu ne connais aucune bonne action qui T’apaise à mon égard98 ? »

  • 99 T, XXIII, 64, R, IX, 357, TA, VIII, 256 et Q, XV, 83, par exemple, insistent sur la baleine comme t (...)
  • 100 IK, III, 256 (comm. du Cor. 21 :87), d’après ‘Awf al- A‘rābī, cf. IV, 29 (comm. du Cor. 37 :142) et (...)
  • 101 Cf. Cor. 53 :14-16.
  • 102 Q, XI, 221, d’après Abū al-Ma‘ālī.
  • 103 Ibid.

31La figure de Jonas, de toute évidence, garde son caractère duel au sein de la réflexion islamique, et l’enquête sur le temps passé dans la baleine en est une preuve tangible : soit il fait figure de coupable depuis toujours mais qui finit par se repentir, soit il fait figure de pieux depuis toujours mais qui, cette fois, a trébuché. C’est cette duplicité aussi qui fait toute l’ambiguïté de la baleine, qui peut être une prison ou une mosquée, ou encore une tombe jusqu’au dernier Jour (cf. « il serait resté dans son ventre jusqu’au Jour de la résurrection », Cor. 37 :143)99. « Il croyait être mort, écrit par exemple Ibn Kaīr ; il remua ses pieds et lorsqu’il s’aperçut qu’ils bougeaient, il se prosterna en prière (sağada)là où il était et cria : “Seigneur, je T’ai donné un lieu de prière (masğid)où personne ne Te l’avait jamais donné auparavant”100. » De même, il n’y a pas lieu de s’étonner si les paroles de Muhammad sur l’égalité entre les prophètes, déjà considérées comme un soutien de l’inadéquation de Jonas, peuvent être mises en cause même dans un sens totalement différent, pour défendre sa proximité du Seigneur. Comme le rapporte par exemple Qurubī, lorsque Muhammad dit : « Il ne convient à personne de dire : je suis meilleur que Jonas », il voulait dire que « lorsqu’il atteignit le Lotus de la Limite101, il ne fut pas plus proche de Dieu que Jonas dans les profondeurs de la mer et dans le ventre de la baleine102 » parce que, réitère l’exégète, Dieu est partout (laysa fī ğiha)103.

  • 104 ‘Arā’is, 413.

32Outre que prison ou mosquée, ou tombe potentielle, la baleine est également une représentation du péché. Ceci s’avère une évidence dès l’instant où l’on considère, dans le lexique du Livre, la convergence étymologique entre les termes de « ténèbres » et de « faute » : « Jonas appela dans les ténèbres (ẓulumāt): “[…] J’étais parmi les iniques (min al-ẓālimīn)” », dit la sourate des Prophètes (Cor. 21 :88). Cela revient à dire que dans le ventre de la baleine, Jonas vécut obscurci par la faute et que la baleine ne fut que la sombre expérience de l’injustice accomplie. La baleine aurait été sa tombe s’il n’avait pas été pieux précédemment ; sans le « capital » constitué par sa piété antérieure, qui lui valut la miséricorde du Seigneur, il aurait vécu dans l’erreur jusqu’à la mort, pour toujours, voué au châtiment de l’Au-delà. Si l’on procède par analogie, il va de soi que la prière de Jonas, dans le ventre de la baleine, ainsi que la proximité de Dieu qui la rendit possible, est un rayon de lumière qui laisse entrevoir ce qui se produit autour. C’est sans aucun doute cela qui a poussé une certaine exégèse à imaginer une baleine transparente : « On dit que Dieu avait rendu pour lui la peau de la baleine plus fine (raqqaqa), afin qu’il pût voir tout ce qu’il y avait dans la mer », rappelle par exemple Ṯa‘labī104, en insistant ainsi sur la volonté divine située en amont de ce rai de lumière.

  • 105 Cf. mon livre IlCorano e il male, 40-44.
  • 106 Qiṣaṣ, 337, cf. 338.
  • 107 IK, III, 257, cf. R, IX, 357.

33L’image d’une baleine transparente naît aussi, vraisemblablement, de la dyade de la vue et de l’ouïe constamment présente dans la pensée coranique, au point que le voyant est toujours en même temps l’entendant, tandis que l’aveugle est également toujours sourd105 : Jonas peut voir au fond de la mer parce que là-bas, tandis que la baleine circule avec lui, il entend quelque chose. « Tandis que la baleine tournait avec lui en long et en large (yaṭūfu), dans les profondeurs abyssales des mers – écrit par exemple Ibn Kaīr – il entendit les poissons qui louaient le Miséricordieux […], et il dit alors ce qu’il dit […] comme l’a raconté l’Excellent et le Splendide106. » « Lorsqu’il arriva avec la baleine au fond de la mer -explique ailleurs le même auteur – Jonas entendit un son (ḥiss)et se demanda ce que c’était. Dieu lui inspira que c’étaient les louanges (tasbīḥ)des créatures marines […], alors il chanta aussi des louanges à Dieu. Les anges l’entendirent et dirent : “Seigneur, nous entendons une faible voix qui arrive d’une terre étrangère.” Il dit à son tour : “C’est mon serviteur Jonas, qui M’a désobéi, aussi l’ai-je emprisonné dans le ventre de la baleine.”107 »

  • 108 Z, III, 129, qui rappelle les ténèbres de Cor. 2 :17-18 (« Dieu emporte leur lumière et les abandon (...)
  • 109 À la mention des hypothèses (selon Ḥasan, il sortit immédiatement après avoir été avalé, selon Muq (...)
  • 110 Pour les deux hypothèses, il suffit d’évoquer l’exemple de T, XVII, 64.

34Mais il faut rappeler que les auteurs musulmans n’abordent pas systématiquement le thème du parallélisme entre les ténèbres et la faute et, dans le sillage de l’exégèse plus ancienne, ils cherchent au contraire à cerner quelles sont les ténèbres, qui s’élèvent au moins au nombre de trois et sont, dans tous les cas, plus de deux, car énoncées au pluriel dans le Coran (cf. ẓulumāt et non pas ẓulmān). Seuls quelques-uns résolvent la question de l’énonciation au pluriel en pensant à de « triples » ténèbres, au sens d’épaisses et de compactes (šadīda mutakāifa), ce qui renvoie à l’obscurité imposée par Dieu aux pécheurs108. Pour la plupart des auteurs, toutefois, il s’agirait, dans l’ordre, des ténèbres de la mer, de la baleine et de la nuit, ou bien, dans le cas où Jonas serait resté dans la baleine plus d’un jour109, de la mer, de la baleine et d’une autre baleine plus grande encore, qui l’aurait avalée110.

  • 111 Mais l’exégèse l’admet généralement, cf. Z, IV, 584 ou R, X, 616.
  • 112 LA, XII, 519-522 ; cf. B, IV, 311 ; Z, III, 129 ; R, X, 616.
  • 113 Q, XVIII, 165, qui propose en outre, sur l’autorité de certains célèbres garants, un simple état de (...)

35Voici une autre mise au point encore sur le séjour de Jonas dans la baleine : le fait qu’« il invoqua (nadā)Dieu dans la suffocation (makẓūm) », comme le dit la sourate du Calame (Cor. 68 :48) implique qu’il était dans la baleine au moment de cette invocation111. Dans cet appel que Jonas lança vers le Seigneur se répète l’action de nombreux prophètes selon le Coran : Zacharie invoqua (nadā)Dieu pour lui demander un enfant (cf. Cor. 19 :42 et 21 :89), Noé pour sauver les siens (Cor. 11 :45 et 21 :76) et Job L’invoqua contre le mal et contre Satan (Cor. 21 :83 et 38 :41) – et ainsi, une fois encore, la figure de Jonas est rendue de manière plutôt homogène dans le panorama islamique. Il demeure cependant cette sorte de suffocation, ou mieux, d’oppression et d’angoissante compression : makẓūm fait en effet allusion au premier chef à l’irritation et à la gêne (ḍağra), à la furie et à l’exaspération (ġayẓ)en un mot, à la colère de Jonas, voire à un excès de cette colère puisque makẓūm, conformément à la lexicographie, renvoie au couvercle tenu sur l’embouchure d’un vase quand il est comble112. Comment concilier cette figure avec celle du Jonas qui, dans la baleine, prie et reconnaît son propre péché, tel qu’il est décrit dans d’autres passages coraniques (cf. en particulier Cor. 21 :87) ? À moins que, comme le propose Qurubī, makẓūm ne signifie plutôt contraint, enfermé, et en l’occurrence, emprisonné113.

Mort et renaissance de Jonas

  • 114 À partir du Cor. 96 :2, 80 :19 et 22 :5. La référence bibliographique est Tafsīr Ibn ‘Arabī (à ce s (...)
  • 115 Ce terme, seule et unique occurrence coranique de la racine, est appliqué à Abraham dans la même so (...)
  • 116 T, XXIII, 65 d’après Qatāda, Suddī et Ibn ‘Abbās.
  • 117 Z, IV, 59.
  • 118 Q, XV, 84, d’après Ibn ‘Abbās, cf. S, V, 668 par le même garant.
  • 119 S, VII, 129, Sa‘īd ibn Ğubayr, VII, 124, d’après Ibn Mas‘ūd ; cf. S, V, 668.
  • 120 Q, XV, 86, d’après Ibn Mas‘ūd, cf. XI, 220 ; cf. aussi Qiṣaṣ, 340 ; Storie, 128 ; S, VII, 123 ; R (...)

36Enfin, l’exégèse mystique propose une lecture explicite du ventre de la baleine comme le ventre maternel, lieu de gestation : comme on peut le lire dans le petit Tafsīr Ibn ‘Arabī rédigé par Qāšānī, la baleine est l’utérus (al-raḥim)qui accueillit Jonas comme s’il était la goutte de sperme (nufa)qui est à l’origine de toute créature humaine114. Loin d’être aberrante ou extravagante, l’explication de Qāšānī apparaît au contraire bien insérée et bien ancrée dans la pensée islamique. En effet, seule cette explication éclaire la référence que beaucoup d’auteurs font à un Jonas qui, après l’expérience de la baleine – « Nous le rejetâmes en piteux état sur une plage nue » (Cor. 37 :140) – fut infirme, ou épuisé, ou tout fripé (saqīm)115, dans le sens précis qu’il était comme un nouveau-né, comme un enfant qui vient de naître (ṣabī manfūs)116. « On dit que son corps était redevenu comme celui d’un enfant qui vient de naître », rappelle par exemple Zamašarī117. « Quand il sortit de la baleine, il était comme un nouveau-né qui vient d’être enfanté et à la constitution (alq)duquel il ne manquait rien », rappelle de la même manière Qurubī118. « La baleine le rejeta au sec sans poil, sans peau et sans ongle – annote Suyūī avec force détails – et lorsque le soleil se leva, la chaleur lui fit mal. Il invoqua Dieu […]119. » Il existe une autre image encore de la faiblesse de Jonas, dotée de la même signification, mais plus voilée, et très fréquente aussi : c’est celle d’un poussin sans duvet : « infirme (saqīni)signifie qu’il était comme un poussin qui n’a pas de duvet », écrit encore Qurubī, parmi beaucoup d’autres auteurs120.

  • 121 Cf. par exemple Jean Chevalier – Alain Gheerbrandt, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont 19 (...)
  • 122 Q, XV, 80.

37L’expérience de la baleine est donc accueillie par beaucoup de commentateurs comme une expérience de mort et de renaissance, de régénération ou de restauration ; ils retrouvent ainsi l’idée universellement répandue de la baleine symbole de féminité, prospère et féconde pour le corps, pour l’âme, voire pour l’intellect, et de l’eau, élément de vie et de salut121. Cette lecture de l’histoire islamique de Jonas est étayée par une digression généalogique singulière, rapportée par Qurubī lui-même, sans mention de garant, fort éloignée d’autres narrations sur Jonas et où le patronyme de mémoire biblique, « fils de Amittaï », devient un matronyme. Il s’agit par ailleurs d’une digression tout à fait remarquable, parce que la mort et la renaissance de Jonas sont anticipées, remontent à l’époque de son enfance, comme si c’était une prémonition des événements à venir. Qurubī écrit : « Jonas est l’Homme à la baleine (Dū al-Nūn), c’est le fils de Mattā autrement dit le fils de la vieille femme (ou de la femme stérile ou incapable, ‘ağūz)chez qui logea [le prophète] Ilyās, Élie. Il resta sept mois chez elle, à l’époque où Jonas tétait encore le sein, pour se cacher à son peuple. La mère de Jonas le servait et le traitait avec amitié, et il n’y avait de prodige (lā tuddairu ‘an-hu karāma)qu’il ne fît pour elle. Ilyās se sentit opprimé par la présence des maisons et s’en alla par les monts. Le fils de cette femme, Jonas, mourut, et la femme partit sur les traces d’Élie, en errant de long en large (taūfu)sur les monts et se mit à sa recherche, jusqu’à ce qu’elle le trouvât. Elle lui demanda d’implorer Dieu pour elle afin qu’il redonnât vie à son fils pour elle. Ilyās se rendit chez l’enfant quatorze jours après sa mort, effectua des ablutions, pria et implora jusqu’à ce que Dieu redonnât vie à l’enfant […]122. »

  • 123 Par exemple, par IK, IV, 28.
  • 124 Parmi les auteurs consultés, sauf erreur de ma part, le seul qui fasse allusion à la présence de Jo (...)

38Ce récit qui – comme on l’a déjà observé – présente une anticipation de l’histoire de la baleine, laisse entrevoir dans sa construction la cohérence et l’attention prêtée au synopsis typique d’une grande partie de l’hagiographie islamique : il n’échappera à personne, par exemple, que cette mère de Yūnus, Mattā, qui erre (taūfu)sur les monts en récitant la prière capable de redonner la vie à son fils, renvoie immédiatement à la baleine qui erre aussi (yaūfu)dans les mers avant de rejeter Jonas au sec, et ici également, à la suite d’une prière. Mais le rapport le plus important qu’instaure ce récit est un autre encore : précisément à cause du nom matronymique – qui a d’ailleurs été pris en considération par d’autres auteurs123 – ce texte présente un renvoi explicite à Jésus, la seule figure coranique dotée d’un matronyme. Le lien qui unit Yūnus ibn Mattā et `Īsā ibn Maryam devient plus étroit si l’on songe à la stérilité de la mère (cf. ‘ağūz), au sens précis d’inapte à la procréation, stérilité qui non seulement renvoie à Jésus, car né d’une vierge, mais aussi, et davantage encore, à Yaḥyā, Jean fils de Zacharie, né lui aussi miraculeusement d’une vieille femme stérile (cf. ‘ağūz in Cor. 19 :8). Miraculeusement – et il vaut la peine d’insister sur ce point : en effet, la quasi totale absence dans les œuvres exégétiques de termes racontant techniquement l’histoire de Jonas comme un fait prodigieux (mu'ğiza ou bien karāma ou encore āya)saute aux yeux124, et ce récit, quel que soit son substrat, y fait allusion, même s’il le fait de loin. Cette histoire témoigne donc, beaucoup mieux que d’autres, de la tentative, opérée par l’exégèse musulmane, d’assimiler Jonas au milieu coranique en en faisant une figure répétitive et cohérente au sein d’un contexte cyclique, tel qu’est celui de la prophétologie islamique.

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Notes

1 Sur la figure coranique et islamique de Jonas, voir surtout Bernhard Heller [Andrew Rippin], Yūnus b. Mattā, in Encyclopoedia of Islam (désormais = EI), XI, Leiden, Brill 2002, 347-350 ; Heribert Busse, Jonas, in J.D. McAuliffe (éd.), Encyclopaedia of the Qur'ān, III, Leiden, Brill 2003, 52-55. Pour les références à la tradition hébraïque, voir en outre Concepción Castillo Castillo, « Jonas en la leyenda musulmana, estudio comparado », in al-Qantara, 4 (1983), 89-100 (qui, en ce qui concerne la tradition islamique, travaille sur les textes de Kisā’ī, Ṯa‘labī et Ibn al-Aīr) et Denise Masson, Le Coran et la révélation judéo-chrétienne, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1958, 439-440. Sur Jonas dans le contexte des prophètes bibliques accueillis par le Coran et par la tradition islamique, je renvoie en particulier à Roberto Tottoli, I profeti biblici nella tradizione islamica, Brescia, Paideia, 1999, 76-78 et 129, pour la reprise aussi très attentive de la bibliographie précédente ; à Haim Schwarzbaum, Biblical and extra-biblical legends in Islamic folklore, Walldorf-Hessen (Beiträge zur Sprach- und Kulturgeschichte des Orients, Band 30), 1982, 110-111 ; à Heinrich Speyer, Die Biblischen Erzählungen im Qoran, Hildesheim, G. Olms, 1961 (fac-similé de la 1re éd., 1931), 407-410. À signaler également, pour son grand intérêt, l’essai qui introduit le récit du traducteur et prosateur égyptien Mikkāwī (n. 1930) in Peter Bachmann, Das Skandalon des Prophe-ten Yunus und eine neue arabische Jona-Geschichte : Yūnus fī ban al-ūt, von ‘Abd al-Ġaffār Mikkāwī, in J.M. Barral (éd.), in “Orientalia Hispanica”, sive studia KM. Pareja octogenario dicata, Leiden, Brill, 1974, I, 55-76.

2 Ou bien Yūnis, cf. les observations de Zamašarī (m. 538/1144), al-Kaššāf ‘an ḥaqā'iq ğawāmiḍ al-tanzīl, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya 1415/1995 (=Z), IV, 58, et de Fahr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1209) Mafātīh al-ġayb, Beyrouth, Dār iḥyā’ al-turā al-‘arabī 1415/1995 (=R), IX, 355.

3 Toutes les traductions du Coran sont celles de Jacques Berque, Paris, Albin Michel, 2002.

4 Pour certains prophètes bibliques, le Coran utilise l’appellation de mursal et non celle de rasūl : non seulement pour Jonas, mais aussi pour Elie, Aaron et les deux mystérieux personnages cités in Cor. 36 :13-16 ; cf. Tottoli, I profeti biblici, 88, n.

5 L’identification du terme coranique yaqīn en une variété de courge (du genre qara‘a, ou éventuellement dubbā), est sans aucun doute la plus répandue, même si elle n’est pas totalement partagée. Parmi les plus célèbres exégètes de l’âge classique, cf. surtout Ṭabarī (m. 310 de l’hégire /923 ap. J.-C), Garni‘ al-bayān, Beyrouth, Dār al-ma‘rifa 1412/1992 (=T), XXIII, 65-66 : « al-yaqīn al-qara‘a », d’après de nombreux garants ; mais il ajoute, dans le sillage de la lexicographie antique, que yaqīn s’utilise pour toute plante sans tronc, donc non seulement pour les courges, mais aussi pour les concombres ou les cornichons. De même, Qurubī (m. 671/1272) insiste sur la courge en rappelant entre autres, d’après Anas, que lorsqu’ils apportèrent au Prophète une soupe à base de viande et de courge (qura‘), il « cherchait la courge sur tout le plateau » (le Prophète aurait justifié sa passion pour les courges de la manière suivante : « C’est la plante de mon frère Yūnus » ; Anas conclut : « Depuis ce jour, j’ai toujours aimé les courges ») ; mais enfin il rappelle que selon certains, il s’agit d’un figuier ou d’un bananier ; Al-Gāmi‘ li-ahkām al-Quf an, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya 1413/1993 (=Q), XVI, 84-85. Évocation semblable, mais beaucoup plus brève : Baydāwī (m. 691/1291 environ), Anwār al-tanzīl, Beyrouth, Mu’assasat al-‘alamī li-al-matbū‘āt 1410/1990 (=B), III, 471. Sur la courge du genre qara‘a et sur le récit du plateau, cf. aussi Ibn KAīr (m. 728/1328), Tafsīr al-Qur'ān al-‘aẓīm, Beyrouth, Mu’assasat al-rayyān 1422/2001 (=IK), IV, 29. R, IX, 358, rappelle aussi, entre autres, la courge sur la base de l’étymologie arabe du nom yaqīn (q̣tn = résider, habiter de manière stable en un lieu) : il s’agit en effet d’une plante sans tronc, dont les feuilles sont directement posées sur le sol ; mais il cite aussi l’opinion contraire : pour assurer de l’ombre au prophète, la plante ne devait pas avoir ses feuilles sur le sol, mais être haute et servir de toiton. Sur les quatre branches de la courge et sur la source derrière elle pour boire et pour les ablutions, cf. Castillo Castillo, « Jonas en la leyenda musulmana », 93.

6 Ce sont des arguments semblables à celui-ci qui exhortèrent Speyer, Die Biblischen Erzählungen, 155, à insister sur la médiation chrétienne dans la transmission arabe du livre de Jonas. La Vulgate et Symmacus emploient au contraire le terme de « lierre » ; cf. La Bibbia Concordata, Antico Testamento, Milano, Mondadori, 1982, II, 699.

7 Toutes les traductions des passages de la Bible sont d’André Chouraqui, Paris, Desclée de Brouwer, 1985.

8 Sur le nasab du Jonas islamique, et plus particulièrement selon les commentaires de Qurubī et Ibn Kaīr, voir mieux par la suite.

9 La première hypothèse est la plus partagée ; parmi les auteurs d’histoires de prophètes, cf. par exemple, Ṯa‘labī (m. 427/1035), ‘Arā'is al-mağālis, Beyrouth, Dār al-fikr s.d. (=‘Arā'is) p. 413 ; parmi les auteurs de commentaires coraniques, cf. T, XXIII, 65 ; Z, IV, 60 ; R, VIII, 168 ; Q, XV, 84 ; Suyūī (911/1505), Al-Durr al-manūr, Beyrouth, Dār al-fikr 1414/1993 (=S), VII, 128 et 130. Quant à l’hypothèse du parasite (sur laquelle cf. Jonas, 4, 7), elle est rappelée par exemple in Tarafī (m. 453 ?/1062), Qiṣaṣ al-anbiyā’, tr. it. de Roberto Tottoli Storie dei Profeti, Genova, Marietti, 1997 (=Storie), p.128, et, parmi les commentateurs coraniques, par S, V, 668.

10 Ce n’est pas un hasard si elle est tout à fait négligée, par exemple, par Ibn Kaīr, aussi bien dans ses Qiṣaṣ al-anbiyā’ (cf. pour vérifier Beyrouth, Dār al-fikr 1412/1992 (=Qiṣaṣ), 341), que dans le commentaire coranique (cf. IK, IV, 258).

11 Q, XV, 84, sans mention du garant.

12 S, VII, 128, sur l’autorité de ‘Ikrima.

13 Ibid., 130.

14 R, IX, 357, d’après Ibn ‘Abbās.

15 Voir ci-dessus, notes 5 et 6.

16 Jonas, 4, 8-10.

17 La comparaison directe est évidente même à travers la terminologie utilisée, puisque le terme hébraïque qui signifie miséricorde est répété pour Dieu et pour l’homme.

18 Voir ensuite, La colère.

19 À propos des « ordres urgents », je signale dans S, VII, 125, d’après Wahb, la conversation entre dévots sur l’action la plus rapide qui se produisit sur l’ordre de Dieu : la rapidité avec laquelle le Poisson se précipita d’Égypte pour avaler Jonas aurait été impossible à dépasser, étant supérieure même à celle avec laquelle le trône de la reine de Saba parvint à Salomon (sur Salomon et le trône cf. Cor. 27 :39 et, entre autres versions, celle de l’histoire dans Tarafī, Storie, 161).

20 Q, XI, 218, d’après Ḥasan al-Baṣrī, cf. T, XVII (d’après Ḥasan) et S, VII, 121 (d’après Ibn ‘Abbās).

21 ‘Arā'is, 411, d’après Ibn ‘Abbās.

22 Cf. 1, 1 : « La parole du Seigneur fut adressée à Jonas, fils d’Amittai, pour dire […]. »

23 Comme le souligne Busse, Jonah, p.53.

24 R, VIII, 178, sur l’autorité de Ibn ‘Abbās (comm. du Cor. 21 :87), cf. idem IX, 356-357 (comm. du Cor. 37 :146-148) ; semblables Q, XI, 218 ; parmi les auteurs d’histoires des prophètes, cf. Tarafī, Storie, 125 (qui appelle le roi Ezéchiel), et Ta‘labī, ‘Arā'is, 410 (qui donne au roi le nom de Hiziqiyā’ et au prophète le nom de Šu‘ayā’).

25 Chaque prophète est en effet envoyé à sa communauté (umma)ou à son peuple (qawm)en vertu de Cor.10 :47 et 16 :36. Dans cette anomalie, la figure islamique de Jonas rappelle du reste un aspect du Moïse coranique : prophète des juifs et médiateur de leur libération, il fut toutefois envoyé à Pharaon (Cor. 20 :24 et 43 et 79 :17) et à son Conseil (7 :104), cf. mon texte « La figura coranica di Faraone », in Studi sull’Oriente cristiano, Roma, 8/1 (2004), pp. 51-76.

26 Sur les époques de l’investiture prophétique de Jonas, subordonnées à la coexistence de deux différentes versions de l’histoire, voir aussi plus loin.

27 Q, XI, 218-219, cf. T, XVII, 61.

28 T, XVII, 61, cf. S, VII, 124 ; de même Q, XI, 218 qui insiste aussi sur le jeune âge de Jonas.

29Arā'is, 410, sans mention du garant.

30 Encore S, VII, 124, T, XVII, 61, Q, XI, 218 et en outre Q, XVIII, 164 (comm. Cor. 68 :48).

31 T, XVII, 61-62.

32 Cf. Ibn Manẓūr (m. 711/1311 ou 1312), Lisān al-‘Arab, Beyrouth, Dār ṣādir 1410/1990 (=LA), IV, 437-439 et les définitions de sabr.

33 Cf. LA, XII, 399-400 et les définitions de ‘azm qui y sont contenues.

34 Ces significations, que l’on déduit des nombreuses occurrences coraniques du terme (énoncées au singulier ou au pluriel), sont reprises à partir de LA, XIII, 21- où on lit entre autres que « al-amln al-qawī » et que « al-amīn al-mu’taman ».

35 Cf. aussi la variante plus incisive : « Ne me préférez pas aux autres prophètes, pas même Yūnus ibn Mattā. » À la question, évidemment controversée, de l’excellence (faḍl)de Yūnus, Ibn Kaīr, par exemple, consacre un paragraphe entier en marge de l’histoire de Jonas ; il y recueille de nombreuses traditions (à partir de Sufyān al-T̲awrī, Ibn ‘Abbās, Abū Hurayra et Šu‘ba), qu’il déclare déjà mentionnées par Ibn Ḥanbal, Muslim et al-Buārī ; cf. Qiṣaṣ, 343-344.

36 Cf., par exemple, parmi les œuvres narrant les histoires des prophètes, ‘Arāis, 413, et parmi les commentaires coraniques, T, XVII, 61, S, VII, 129 et R, IX, 356. Q, XI, 218-219, atteste toutes les possibilités : il était en colère contre son peuple, ou contre le roi, ou contre le messager de la nouvelle, ou bien contre le châtiment qui n’était pas parvenu. En général, pour l’insolubilité théorique de la colère de Jonas dans la tradition islamique, cf. aussi Schwarzbaum, Biblical and extra-biblical legends, 112, et Bachmann, Das Skandalon, 59.

37 Ibn Ḥazm (m. 456/1064), Al-Fiṣal fī al-milal wa al-ahwā' wa al-niḥal, Beyrouth, Dār ādir s.d. (fac-simile de la 1° éd., Le Caire, 1317-1321), IV, 17 ; l’auteur est profondément certain (‘ilman yaqīnan)que Jonas était en colère contre son peuple car un prophète ne peut pas se mettre en colère contre Dieu, cf. Bachmann, Das Skandalon, 65.

38 Z, III, 128, d’après Abri Saraf ; cette variante est exclue des sectes canoniques.

39 ‘Arā'is, 412, repris dans Q, XI, 219 ; cf. aussi T, XVII, 63 et Z, III, 128.

40 Ibn Ḥazm, Al-Fiṣal, 17, cf. Bachmann, Das Skandalon, 65.

41 Cf. entre autres ‘Arā'is, 412, T, XVII, 63 (qui toutefois s’oppose à cette hypothèse car elle ne tient pas compte de la grammaire ni de la syntaxe, comme le rappelle aussi Bachmann, Das Skandalon, 60, n), Q, XI, 219 et Tabarsī (m. 548/1154), Mağma‘ al-bayān fī tafsīr al-Qur’ān, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya 1418/1997 (=TA), VII, 86.

42 Variante de lecture non inclue parmi les sept variantes canoniques ; pour toute vérification cf. Ibn Zanğa, Huğğat al-qirā'āt, sous la direction de Sa‘īd al-Afgānī, Beyrouth 1418/1997, 468, Ibn Hālawayh, al-Hugga fī al-qirā'āt al-sab‘a, sous la direction de Sālim Mukarram, Beyrouth 1417/1996, 250. Q, ibid., prend en considération d’autres variantes de lecture mais « kullu-hu bi-ma‘nā taqdīr », cf. aussi Z, III, 128.

43 Cf. encore Q, XI, 219 qui en appelle de manière significative à Cor. 13 :26 : « Dieu répand son attribution à qui Il veut, et la mesure, yaqdiru » (et à 65 :7) ; cf. Ibn Ḥazm, Al-Fiṣal, 17.

44 Z, III, p. 128.

45 Le récit, d’après Ibn ‘Abbās (cf. Bachmann, Das Skandalon, 59, n) paraît aussi bien dans des commentaires du genre traditionaliste (cf. S, V, 666-667) que dans des œuvres axées sur la dialectique (cf. Z, III, 128).

46 À ce point, l’auteur cite les noms de célèbres garants (Ibn Mas‘ūd, Ibn ‘Abbās, al-Ḥasan, etc.) et de Ṭabarī.

47 R, VIII, 179.

48 R, VIII, 180 ; c’est pourquoi l’auteur est enclin à croire en une colère contre le peuple ou son roi.

49 En vertu de Cor. 11 :18 : « La malédiction de Dieu écrase les iniques. » Du reste, le Coran lui-même laisse entendre l’éventualité que Jonas pût être « vomi sur l’arène en état de blâme (mamūm)» « ne l’eût rattrapé une grâce (ni‘ma)de son Seigneur », cf. 68 :48.

50 R, VIII, 179.

51 Pour les discussions d’école sur l’infaillibilité prophétique, je renvoie surtout à Louis Gardet, Dieu et la destinée de l’homme, Paris, 1967, 181-192 ; sur les péchés des principaux prophètes dans le Coran, je renvoie à mon Il Corano e il male, Torino, Einaudi, 2002, 63-66.

52 Q, XI, 218 et aussi Z, III, 128 ; cf. en outre ceux qui expliquent simplement qu’« il se mit en colère contre son peuple », comme B, III, 125, ou Qiṣaṣ, 337, ou encore S, V, 665. Le petit commentaire ésotérique de Qāšānī (m. 731/1330), intitulé Tafsīr Ibn ‘Arabī (=Ta’w īlāt al-Qur’ān), donne aussi une lecture positive de la colère de Jonas. Cf. Pierre Lory, Les commentaires ésotériques du Coran d’après ‘Abd al-Razzāq al-Qāshānī, Paris, 1980, 2e éd. 1990, Beyrouth, Dār ādir s.d. (=QA), II, 48 : Jonas « en colère […] quitta son peuple, autrement dit les forces animales (quwā nafsāniyya), parce qu’elles étaient voilées (li-ihtiğābi-hā)et parce qu’elles continuaient à s’écarter de lui (‘alā muālafati-hi), parce qu’elles niaient (li-ibā'i-ha)et qu’elles étaient méprisantes (li-istikbāri-hā)vis-à-vis de l’obéissance qui lui était due ».

53 Q, XV, 80 (comm. du Cor. 37 :139), d’après Ibn ‘Abbās ; cf. aussi TA, VIII, 257. À ce propos, R, IX, 355 écrit : « min al-mursalīn ne signifie pas qu’à cette époque c’était un envoyé de Dieu (mursal min ‘inda Allāh); il est aussi possible que Dieu le décrive ainsi pour le magnifier (fī ma‘raḍ ta'ẓīmi-hi)»

54 Toutes deux sont reprises avec une extrême clarté par R, VII, 178-179.

55 Q, XI, 219 (comm. du Cor. 21 :87), sans mention du garant, (cf. R, VIII, 180 et, comme exemple d’hagiographies, Ṭa‘labī, ‘Arā'is, 311).

56 Cf. S, VII, 124, sur l’autorité de Ibn Mas‘ūd. Ce récit, avec le témoignage d’êtres non doués de la parole, rappelle de nombreux miracles attribués par la Tradition au Prophète Muhammad (cf. qāḍī `Iyād, I miracoli del Profeta, Torino, Einaudi, 1995, sous ma direction, 51-58 et 63-68) ; sans aucun doute, ce récit, et d’autres semblables, sont motivés par la volonté exprimée par l’exégèse de rapprocher Jonas d’autres figures prophétiques.

57 Q, XI, 219.

58 Q, XV, 81. B, III, 471 donne le sens opposé ; il explique abaqa par haraba, mais il observe que l’utilisation de abaqa rend mieux la fuite sans l’autorisation de Dieu.

59 D’autres substituent à l’absence de l’ordre l’absence d’autorisation, cf. bi-ġayr ini-hi, in Z, IV, 58 ou B, III, 471 ; Q, XI, 217 précise « autorisation définie », in muḥaddad.

60 Encore Q, XVII, 81.

61 Harb al-‘abd min sayyidi-hi est la définition de ībāq in LA, X, 3. Je signale toutefois l’hapax suivant : le passage de la fuite de Jonas est la seule occurrence coranique de la racine ’bq (qui toutefois est bien attestée dans la Tradition).

62 R, IX, 356.

63 J’ai déjà parlé plus haut de la position différente des deux auteurs en question, à propos de la colère de Jonas.

64 Encore R, IX, 356.

65 Ibid.

66 C’est-à-dire in R, VIII, 179 ; voir également ci-dessus, La colère.

67 À nouveau R, IX, 356.

68 En général, sur l’opposition entre les deux mouvements de pensée pour ce qui est de la liberté divine, je renvoie surtout au classique Louis Gardet, Dieu et la destinée de l’homme, Paris, Vrin, 1967, passim, et à Miguel Cruz Hernández, Storia del pensiero nel mondo islamico, Brescia, Paideia I, 1999 (Madrid 1996), 116-159. Pour la clarté et la profondeur de l’exposition, je renvoie également aux travaux de Daniel Gimaret : La doctrine d’al-Ash‘arī, Paris, Vrin, 1990 et Théories de l’acte humain en théologie musulmane (solution mu‘tazilite), Paris, Vrin, 1980.

69 Cf. Qiṣaṣ, 337 et IK, III, 256.

70 Pour l’interdiction conjointe du maysir et du amr cf. Cor. 2 :219 et 5 :90. Sur la qur‘a et sur sa survie cf. surtout Toufic Fahd, Kur‘a, EI, V, 398-399 et id., La divination arabe, Leiden, Brill, 1966, 214-219.

71 Des auteurs recourent en chœur à la racine qr‘ : cf. par exemple Qiṣaṣ, 337 et IK, III, 256 ; Ṯa‘labī(m. 427/1035), ‘Arā'is, 412-413 ; T, XXIII, 63 ; S, VII, 121 ; R, IX, 357 (d’après Mubarrad) ; Z, IV, 58.

72 Voir encore note 5.

73 Comme exemples, Tarafī, Storie, 127 et R, VIII, 179.

74 Comme dans un récit, par exemple, cité par S, VII, 121. La qualification de Jonas comme individu portant malheur mérite une mise au point ; en effet, si la fausse accusation de mauvais augure, lancée par les dénigreurs des prophètes, est un lieu commun dans le Coran, dans le cas de Jonas, il ne s’agit pas d’une fausse accusation, mais d’une vérité.

75 Encore Qiṣaṣ, 337.

76 Q, XV, 82-83.

77 Mais aussi dans le sens que Dieu rendit pour Jonas le sol glissant comme la boue (zalaq), cf. T, XXIII, 63, sur l’autorité de Suddī.

78 Cf. aussi 18 :56 et 40 :5, où le radical dḥḍ a encore le sens de réfuter un raisonnement.

79 Voir ci-dessus, La colère.

80 Cf. par exemple T, XXIII, 63, d’après Muğāhid et Wahb et S, VII, 125, d’après Qatāda.

81 B, III, 471.

82 T, XVII, 65, à partir d’un affranchi de Umm Salama, épouse du Prophète.

83 Cf. par exemple Z, IV, 59, IK, III, 256 et S, V, 667.

84 ‘Arā'is, 413, d’après Ibn Zayd.

85 Q, XV, 80, d’après Šahr ibn Ḥawšab ; il rappelle seulement la mosquée TA, VIII, 256.

86 Z, IV, 59, cf. R, IX, 357. Et dès qu’il proféra ces paroles, la baleine le vomit : T, XXIII, 64.

87 Ces paroles, selon la Tradition, inciteraient Dieu à exaucer toute demande du musulman qui les prononce, cf. entre autres Q, XI, 221.

88 Il suffit de penser aux figures d’Adam et Ève dans les récits sur la genèse : « Notre Seigneur, dirent-ils, nous deux nous venons d’être iniques envers nous-mêmes (ẓalamnā anfusa-nā). À moins que Tu ne nous pardonnes et ne nous dispenses Ta miséricorde, sûr que nous sommes des perdants entre tous » (Cor. 7 :23) ; ou bien à Moïse lorsqu’il tua son ennemi : « Seigneur, j’ai été inique envers moi-même (ẓalamtu nafsī), pardonne-moi ! » (Cor. 28 :16) ; ou encore à la reine de Saba qui s’exclama : « Seigneur, dit-elle alors, j’ai été inique envers moi-même. Avec Salomon je me soumets à Dieu, Seigneur des univers » (Cor. 27 :44).

89 Cf. TA, VII, 86.

90 Ibid.

91 Z, IV, 59, d’après Ibn ‘Abbās ; cf. T, XXIII, 64 d’après Qatāda et Q, XV, 83 d’après Ḥasan.

92 Al-‘amal al-ṣāliḥ yarfa‘u ṣāḥiba-hu idā ‘atara wa idā suri‘a wağada muttaka’an, encore Z, IV, 59, d’après Qatāda.

93 Ukurū Allāh fī al-raā' yakuru-kum fī al-šidda, T, XXIII, 64.

94 R, IX, 357 (mais sur le repentir de Pharaon, je signale l’opinion positive de Ibn ‘Arabī ; voir surtout Alexander Knysh, « The realms of responsibility in Ibn ‘Arabī's Futūḥāt al-makkiya », in Journal of the Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society, 31, 2002, pp. 87-99). Que l’on se souvienne que l’histoire de Pharaon et celle de Jonas sont les seules références coraniques aux abysses marines.

95 Q, XV, 83, cf. T, XXIII, 64.

96 Ibid., d’après Rabī‘ ibn al-Anas.

97 S, V, 668, d’après Anas.

98 S, VII, 128, d’après ‘Ikrima.

99 T, XXIII, 64, R, IX, 357, TA, VIII, 256 et Q, XV, 83, par exemple, insistent sur la baleine comme tombe possible.

100 IK, III, 256 (comm. du Cor. 21 :87), d’après ‘Awf al- A‘rābī, cf. IV, 29 (comm. du Cor. 37 :142) et Qiṣaṣ, 337 ; le récit paraît aussi in Q, XI, 221.

101 Cf. Cor. 53 :14-16.

102 Q, XI, 221, d’après Abū al-Ma‘ālī.

103 Ibid.

104 ‘Arā’is, 413.

105 Cf. mon livre IlCorano e il male, 40-44.

106 Qiṣaṣ, 337, cf. 338.

107 IK, III, 257, cf. R, IX, 357.

108 Z, III, 129, qui rappelle les ténèbres de Cor. 2 :17-18 (« Dieu emporte leur lumière et les abandonne dans les ténèbres : sourds, muets, aveugles, perdus sans retour ») et de Cor. 2 :257.

109 À la mention des hypothèses (selon Ḥasan, il sortit immédiatement après avoir été avalé, selon Muqātil il resta trois jours, selon ‘Aā’ sept jours, selon al-Dahhāk vingt jours, d’autres disent un mois…) R, IX, 357 fait suivre son propre commentaire : « Je ne sais vraiment pas sur quelles bases (dalīl)se fondent ces mesures (maqādīr)» Beaucoup d’hypothèses (du matin au soir, sept jours, quarante jours…) d’après de nombreux garants aussi, par exemple, in S, VII, 127 et Q, XV, 80.

110 Pour les deux hypothèses, il suffit d’évoquer l’exemple de T, XVII, 64.

111 Mais l’exégèse l’admet généralement, cf. Z, IV, 584 ou R, X, 616.

112 LA, XII, 519-522 ; cf. B, IV, 311 ; Z, III, 129 ; R, X, 616.

113 Q, XVIII, 165, qui propose en outre, sur l’autorité de certains célèbres garants, un simple état de trouble ou d’appréhension (karb, ġamm).

114 À partir du Cor. 96 :2, 80 :19 et 22 :5. La référence bibliographique est Tafsīr Ibn ‘Arabī (à ce sujet, voir ci-dessus, note 52), II, 166.

115 Ce terme, seule et unique occurrence coranique de la racine, est appliqué à Abraham dans la même sourate, cf. 37 :89 ; sur sa signification, cf. LA, XII, 288.

116 T, XXIII, 65 d’après Qatāda, Suddī et Ibn ‘Abbās.

117 Z, IV, 59.

118 Q, XV, 84, d’après Ibn ‘Abbās, cf. S, V, 668 par le même garant.

119 S, VII, 129, Sa‘īd ibn Ğubayr, VII, 124, d’après Ibn Mas‘ūd ; cf. S, V, 668.

120 Q, XV, 86, d’après Ibn Mas‘ūd, cf. XI, 220 ; cf. aussi Qiṣaṣ, 340 ; Storie, 128 ; S, VII, 123 ; R, IX, 357. Castillo Castillo, « Jonas en la leyenda musulmana », 95, rappelle à ce propos Ibn al-Aīr et Ṭabarī.

121 Cf. par exemple Jean Chevalier – Alain Gheerbrandt, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont 1969, 773-775. Je signale que ce n’est pas un hasard si ces significations sont généralement les premières envisagées dans les œuvres de symbologie onirique ; parmi les nombreuses œuvres de ce genre cf., pour son grand travail de compilation, ce qui le rend représentatif des auteurs précédents, ‘Abd al-Ġanī al-Nābulusī (m. 1144/1731), Ta'tīr al-anām fī tafsīr al-manām, Le Caire, `Īsā al-Bābī al-Ḥalabī 1302/1884, I, 306-308.

122 Q, XV, 80.

123 Par exemple, par IK, IV, 28.

124 Parmi les auteurs consultés, sauf erreur de ma part, le seul qui fasse allusion à la présence de Jonas dans la baleine comme à un miracle prophétique, ou mu'ğiza, est TA, VII, 86.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ida Zilio-Grandi, « Jonas, un prophète biblique dans l’islam »Revue de l’histoire des religions, 3 | 2006, 283-318.

Référence électronique

Ida Zilio-Grandi, « Jonas, un prophète biblique dans l’islam »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 3 | 2006, mis en ligne le 27 janvier 2010, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhr/5171 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.5171

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Auteur

Ida Zilio-Grandi

Université de Gênes
Università di Genova
Facoltà di lingue e letterature straniere
p.zza S. Sabina, 2
16121 Genova
Italie

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Droits d’auteur

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