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Dossier
Entretien

La banalité de l'échange. Entretien avec Paola Tabet

Banality of the exchange, an interview with Paola Tabet
Mathieu Trachman

Résumés

Dans cet entretien, l’anthropologue revient sur le parcours théorique et personnel qui l’a amenée à forger le concept d’échange économico-sexuel. Elle insère cette notion dans l’ensemble de ses travaux sur la division sexuelle du travail, la gestion de la reproduction, les interventions sur la sexualité des femmes. Elle revient également sur les usages de la notion d’échange économico-sexuels, les limites qu’il y a à l’utiliser principalement en ce qui concerne ce qu’on appelle le travail sexuel, et la difficulté à penser les échanges économico-sexuels comme un continuum. Le travail de Paola Tabet apparaît ainsi comme un ensemble d’outils théoriques et politiques dont l’objectif est de comprendre et de déconstruire les rapports sociaux de sexe et les fondements de la domination masculine.

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Texte intégral

Merci à Bruna Raggi et Pascal Cordara pour leur relecture.

Paola et Bartolomeo, septembre 2009

Le concept d’échange économico sexuel

1Dans La grande arnaque (2004) sont rassemblés un ensemble de textes rédigés depuis les années quatre-vingt où tu analyses différentes formes d'échanges économico-sexuels, les manières dont la sexualité des femmes est constituée en objet d'échange par et entre les hommes, et où tu montres qu'on ne peut absolument pas en limiter l'analyse à ce qu'on appelle la prostitution. Aujourd'hui tes travaux sont souvent utilisés pour analyser le travail sexuel, dans les différentes formes qu'il peut prendre actuellement. Et toi tu insistes sur le fait que ce n’était pas vraiment leur sens.
Oui, mes travaux ont été utilisés, mais souvent, à mon avis, leur utilisation a été un peu réduite, dans le sens où parfois ce qui a été adopté c'est plutôt le nom, c’est-à-dire le terme d’échange économico-sexuel, que le concept lui-même et le déplacement de champ théorique qui va avec. Ce nom a souvent servi simplement de nouveau nom pour designer les rapports de sex-work, de prostitution. Tandis que pour moi l’idée d’échange économico-sexuel sert à désigner un phénomène bien plus large, c’est-à-dire l’ensemble des relations sexuelles entre hommes et femmes impliquant une transaction économique. Transaction dans laquelle ce sont les femmes qui fournissent des services (variables mais comprenant une accessibilité sexuelle, un service sexuel) et les hommes qui donnent, de façon plus ou moins explicite, une compensation (dont la qualité et l'importance sont variables, cela va du nom au statut social, ou au prestige, aux cadeaux, à l’argent) en échange de ces services. Nous avons ainsi un ensemble de rapports allant du mariage à la prostitution et qui comprend des formes très différentes entre ces deux extrêmes. J’ai essayé en fait de montrer qu’il n’y a pas une opposition binaire entre mariage et prostitution, mais plutôt toute une série de relations différentes, et qu’il est possible d’établir un continuum, c’est-à-dire une série variable d’éléments communs aux différentes relations et une série d’éléments qui les différencient. Cette série de variations porte sur des éléments fondamentaux tels que les modalités des relations, les formes de contrat, les personnes, la durée, les services prêtés.
Or, tandis qu’il y a un nombre considérable de travaux sur la prostitution, sur les différentes formes de travail sexuel dans des contextes différents, il est plus rare de trouver des travaux qui s’occupent de l’ensemble du continuum et surtout qui portent sur la forme des échanges dans les relations « légitimes ». (À l'exception, notable, des études sur les femmes immigrées où l’on trouve l’arc complet du continuum). Les plus difficiles à traiter, dans les pays occidentaux, ce sont en fait les relations légitimes parce que l’échange n’y est pas facilement reconnu, ou avoué. Il est même totalement nié comme le montre Viviana Zelizer (2005) pour les Etats-Unis : transactions économiques et relations intimes sont considérées généralement comme incompatibles, elles feraient partie de mondes inconciliables, hostile worlds.
Je dois dire que cette difficulté à considérer l’échange économico-sexuel dans les relations « légitimes » je la retrouve aussi quand je discute avec des gens ou, par exemple, à l’occasion de conférences. C’est un point qui fait facilement l'objet de dénégation, notamment de la part des femmes. Cette scission entre une sexualité légitime (pour laquelle on nie l’existence d’un échange) et les autres relations est le propre des sociétés occidentales actuelles. Par contre dans beaucoup d’autres sociétés - et, dans le passé, aussi dans les sociétés occidentales - on dit de façon claire et nette que le sexe est le capital des femmes, leur terre, et qu’elles doivent bien l’utiliser.
Mais, la différence importante, essentielle, c'est que ce « capital » peut être géré, donné en échange par la famille, par le père qui décide de donner sa fille en mariage ou, au contraire, par la fille elle-même et cela, c'est un élément discriminant entre les relations.

2Il me semble que le choix de travailler sur la prostitution n’était pas évident, et que d’une certaine manière ton travail opérait un renversement dans l’approche féministe de la pornographie : on peut penser aux travaux de Judith Walkowitz, qui montrait comment le féminisme avait problématisé la prostitution au début du xxe siècle… La grande arnaque avance des arguments qui montrent que le contexte conjugal pouvait être considéré, d’un certain point de vue, comme plus oppressif que le travail sexuel.
Là, tu oublies beaucoup de choses.
L'époque à laquelle j’ai commencé à travailler sur ces thèmes n’était pas du toutseulement l'époque des féministes antipornographie, ou de celles qui voient la prostitution comme esclavage sexuel (A. Dworkin ou K. Barry par exemple), mais c'était bienaussicelle des féministes comme Gayle Rubin, Carol Vance, Judith Walkowitz, Joan Nestle etc. C’était plutôt la période des sex wars, des recueils comme Pleasure and Danger (Vance, 1984), ou Power of Desire (Snitow, Stansell, Thompson, 1984). Donc, dans le contexte féministe, mon travail n’était pas du tout isolé.
C’était justement la période aussi des analyses et des reconstitutions historiques comme celle de Walkowitz (1980) sur l’Angleterre victorienne ou de Peiss (1986) sur les « Charity Girls », les filles de la classe ouvrière à New York au début xxe siècle. On y voyait bien comment il n’existait pas une opposition totale entre mariage et périodes d’échange économico-sexuel explicite, mais que cette opposition à un moment donné était produite en Angleterre par des mesures législatives qui, comme le dit Walkowitz, créent un « outcast group », un véritable groupe de parias.
Dans La Grande Arnaque il ne s’agissait pas de savoir si le contexte conjugal pouvait être considéré comme plus oppressif que le travail sexuel, ni de mettre en relief une opposition entre mariage et travail sexuel. Il s’agissait de montrer au contraire l’existence d’un continuum où il y a plusieurs aspects. Parfois le contexte conjugal peut être pire que la prostitution, ou plus oppressif, mais je n’ai jamais fait d’opposition binaire entre les deux. J’étais au contraire partie de Walkowitz en reprenant ce qu’elle montre pour Londres, et qu’on connaît aussi pour Paris ou New York et beaucoup d’autres pays. Les filles des quartiers ouvriers de Londres pouvaient se prostituer pendant des périodes relativement courtes. Quand elles sortaient du travail sexuel explicite, elles entraient dans le mariage ou, comme le dit une prostituée lors d’un procès : « j’ai mon mari pour seul client ». Mais, avec les interventions politiques de l’État, avec les lois sur la répression des maladies vénériennes, les filles qui travaillaient comme prostituées normalement pendant deux-trois ans, ont eu, du fait des mesures étatiques, du fait d’être fichées, contrôlées et séparées enfin de leur milieu, bien plus de difficultés à sortir du métier.
Pas d’opposition donc, mais des caractères différents : surtout le fait que le mariage concerne en bloc l’ensemble des capacités de travail des femmes, l’ensemble du service domestique, la procréation etc. et, en plus dans nombreuses sociétés, le travail agricole. Beaucoup de ces éléments, on les trouve aussi dans plusieurs formes de ce qu’on appelle la prostitution. Les caractères communs aux différentes relations étaient tellement importants que certains ethnologues ne savaient plus comment appeler ces relations. Ainsi les femmes Bakweri au Cameroun (étudiées par Ardener, 1962) vivaient une période dans le mariage, puis une période dans le concubinage, puis pendant une période elles donnaient un service sexuel à plusieurs clients auxquels elles donnaient aussi, comme dans le mariage, des services domestiques : elles préparaient les repas, le bain, etc. C’est un continuum évident et ainsi Ardener, considérant toutes ces périodes comme des périodes conjugales (les femmes y sont, entre autres, exposées au risque de concevoir) et que ces relations présentent des « quasi uxorial qualities », propose d’appeler cette forme de relation « hyperpolyandrie ». On voit la même chose à Nairobi dans les années 1930 et là Luise White (1980) considère cette relation comme un « mariage illégal ». Ces phénomènes nous les retrouvons partout, avec des petits changements d’une situation à l’autre.
Les formes de travail sexuel ou de service sexuel hors mariage peuvent donc présenter des aspects très variés. Ainsi, par exemple, à Kampala, en Ouganda, des filles avaient des relations avec plusieurs amants stables, que l’ethnologue E. Mandeville (1979) ne considère pas du tout comme des relations de prostitution et qui impliquaient, dit-elle, des « caractères de permanence, d'affection, de discrimination et de délicatesse qui font défaut dans une transaction purement commerciale ». C’étaient des relations avec des hommes qu’on appellerait des clients, mais avec lesquels il s’agissait un peu de ce qu’on trouve sur Internet avec les offres de « girlfriend experience »: une disponibilité à fournir des services sexuels, psychologiques et domestiques, et/ou affectifs. Un ensemble de travail émotionnel du type que Hochschild (1983) et, après elle, Chapkis (1997) et Bernstein (2007) appellent « deep acting ». Enfin pas seulement quelque chose de superficiel, de rapide… Ce sont des services qui pourtant, là c’est clair, n’étaient pas catégorisés et contractualisés explicitement comme dans les rapports commerciaux qui apparaissent sur Internet.
De fait, le continuum, la complexité et la variété des échanges échappent quand on ne se représente qu’une opposition totale entre mariage et prostitution.

3Dans les exemples que tu donnes dans le livre, on remarque qu’il y a un continuum des formes d’échanges économico-sexuels, mais aussi, dans une même vie, un passage continuel.
Exactement. Ce sont des éléments possibles du continuum, les variations dans la durée de la relation : non pas l’opposition entre mariage à vie et passe de quelques minutes, ni l’opposition à vie entre épouse et prostituée, mais une série de relations possibles de durée différente et le fait qu’une même personne, une même femme, peut passer d’une forme de relation de service sexuel (y compris aussi, évidemment, celui du mariage) à une autre. Ceci existait pour les filles des classes populaires à Londres avant les lois qui transformèrent de fait les prostituées en catégorie définitive et ghettoïsée. Pour les femmes que j’ai interviewées au Niger c’était un fait normal : après un mariage qu’elles ont abandonné, un divorce, le départ ou la mort du mari, elles deviennent des « femmes libres », des femmes qui reçoivent des hommes et peuvent en tirer des avantages économiques variables.

4Une question qu’on pourrait poser : il y a un continuum, et pourtant on fait toujours des distinctions entre des formes légitimes et illégitimes. Comment expliques-tu ces distinctions ?
Garder les femmes dans la famille, préserver le mariage et la famille, signifie garder la structure fondamentale des rapports sociaux de sexe. Il est bien évident qu’à ces fins toutes les formes de pouvoir, individuelles et collectives, sont mobilisées, depuis les plus coercitives aux formes idéologiques, à la lourde stigmatisation des femmes qui ne sont pas sur le « droit chemin ». Ces femmes se trouvent quelque part en situation illégitime par rapport à l’ordre sexuel dominant (bien qu'elles soient à leur tour elles aussi insérées dans les rapports de pouvoir entre hommes et femmes). Le discours de légitimité, la stigmatisation des « putains » est très forte, et tout cela contribue à garder les femmes dans la famille et à maintenir ainsi la structure familiale.

5Le continuum inclut alors beaucoup de cas différents.
Certes, on peut analyser les transactions sexuelles en général, sans y intégrer les rapports de pouvoir entre hommes et femmes… Bien sûr qu’on peut mais ce n’était pas ce qui m’intéressait, ce n’était pas mon problème : mon problème était l’échange économico-sexuel comme point central des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Cela semble si simple… Mais manifestement il y a une forte résistance à voir la spécificité des rapports d’échange économico-sexuel. Introduire dans ce discours comme l’on fait parfois d’autres formes de transactions concernant la sexualité, par exemple le droit à la sexualité et aux services sexuels pour les gens âgés, les malades, ça revient à dire qu’on peut payer un rapport sexuel. C’est bien. Mais je dirais que cela n’a rien à voir avec l’idée de base que je propose de l’échange économico-sexuel. On emploie cette formulation simplement comme abréviation de « paiement pour un service sexuel ». Ce type d’utilisation affaiblit le concept et le rend presque inintéressant, en effet ça devient une banalité. Surtout c’est prendre une idée politique et la vider complètement de sa dimension politique. On évacue le problème de l’échange comme rapport de pouvoir entre les sexes.
Et l’idée de continuum tombe aussi. Ce n’est pas ce continuum-là, le continuum de l’échange économico-sexuel, des rapports de pouvoir, et aussi des formes de résistance dans la sexualité et dans les rapports sociaux de sexe. C’est autre chose.

6On pourrait dire que l’enjeu de ton travail de ce point de vue, ce n’est pas le travail sexuel au sens où on l’entend habituellement, mais plus largement les formes d’appropriation des femmes et de la sexualité féminine.Oui, c’est un aspect important de ce que Colette Guillaumin (1978) appelle sexage, un rapport qu'elle voit comme appropriation matérielle des femmes, appropriation de la personne même et pas seulement de sa force de travail, quelque chose qui va au-delà de l’appropriation sexuelle et qui concerne l’ensemble du travail et de la vie des femmes : des soins aux enfants, aux vieux, aux hommes, aux services personnels donnés à toute la communauté.

7Si on reprend les exemples que tu donnes dans le livre des trajectoires de femmes qui changent de statut au cours de leur vie, tu raisonnes aussi en termes d’autonomie par rapport à cette forme d’appropriation privée.
Oui, parfois il s’agit d’autonomie. Mais, pour le Niger, par exemple, comme pour d’autres pays africains (mais pas seulement), ce sont des trajectoires qui entrent et sortent continuellement du mariage. L’intérêt pour moi de faire du terrain au Niger (et ce qui a rendu mon travail d’enquête beaucoup plus simple) c'était justement le fait que là on parlait explicitement d’échange économico-sexuel dans l’ensemble des relations. En tout cas au Niger, il n’y avait pas cette opposition entre le mariage d’un côté et les autres relations marquées par un échange économico-sexuel de l’autre, ni ces formes de dénégation de l’échange si fréquentes dans les pays occidentaux, et il n’y avait pas que deux types de situations. Il y avait au contraire une suite de situations, un continuum.
Dans le cas des femmes que j’ai davantage étudiées, il ne s’agit pas en plus d’une sortie définitive du mariage. Il peut y avoir un mariage meilleur que le précédent, où les femmes ont des avantages ; elles se marient parfois pour avoir des enfants (c’est la seule situation légitime pour avoir des enfants ; sans ça une femme est lourdement stigmatisée). Il n’y a donc pas une trajectoire qui irait de la sortie du mariage à la prostitution comme libération. Il y a plutôt un va-et-vient des femmes entre mariage et vie hors mariage. Mais il y a aussi les interventions des pouvoirs locaux, de l’État, et autrefois du pouvoir colonial. Ce sont des interventions généralement contre les prostituées, mais qui parfois aussi favorisent la prostitution. Par exemple : au Kenya, comme le documente Louise White (1990), l’administration coloniale anglaise (dans les années 1930) favorise la venue des prostituées à Nairobi, pour servir les travailleurs qui sont arrivés là (ou plutôt avaient été emmenés là) pour construire le réseau ferroviaire ou les bâtiments. Il est beaucoup plus pratique pour l’administration d’avoir une prostituée qui sert cinq ou dix hommes plutôt qu’une épouse qui en sert un seul. Plus pratique pour des questions de logements, moins de chambres à bâtir, etc. Donc il y a aussi des interventions (qu’on pourrait dire cyniques par rapport aux idéologies professées) qui tendent à favoriser la prostitution. D’ailleurs, on connaît bien la pratique du transfert des femmes pour le service sexuel de groupes d’hommes, qu’il s’agisse de soldats ou de travailleurs dans les colonies (qu’on se rappelle le roman de Vargas Llosa Pantaleon y las visitadoras ou le texte de Stoler (1991) sur les colonies hollandaises) : les « besoins sexuels » des hommes sont bien pris en considération.
Pour prendre un tout autre exemple, ce qu’entre autres j’ai trouvé passionnant dans le travail de Bernstein (2007), c’est la corrélation à San Francisco entre la politique urbaine qui vide et « assainit » les quartiers des prostituées de rue et la politique qui favorise la création de grands établissements de travail sexuel sous ses différentes formes, peep-show, strip-tease…. À San Francisco, on punissait les clients des prostituées de rue et on les obligeait à fréquenter des écoles de rééducation, mais on ne proposait pas d’école de rééducation aux clients des grands établissements. Les politiques de l’État sont donc variables. Il n’y a pas une ligne unique : tu peux avoir la répression totale par moments ou par endroits ou selon le groupe de femmes (par exemple des politiques différentes envers les prostituées locales et les immigrées, différentes modalités d’organisation ou de gestion de la prostitution à des moments différents). Une chose est claire : tout ça n’est pas fait dans l’intérêt des femmes elles-mêmes.

8Est-ce que tu dirais que dans tous les cas c’est l’oppression des femmes qui est en jeu : quand tu parles de cynisme par exemple… ?
C’est du cynisme, on pourrait l’appeler une forme de cynisme, par rapport à l’idéologie professée et déclarée. Comment est-ce que tu peux faire une école pour les clients, poursuivre les prostituées de rue et, en même temps, favoriser de fait des situations qui ne sont pas exactement les mêmes que celles de la prostitution de rue mais… Je pense à celles des centres érotiques avec les différentes formes de spectacles, du lap dance aux peep shows, aux lieux de rencontres fréquentés plutôt par des hommes de classe moyenne, blancs. Tu te trouves ainsi face à une politique raciste et classiste, une politique contre les pauvres qui favorise en même temps la classe moyenne, ou plutôt les hommes de cette classe, blancs… Mais en tous cas, on affecte une morale de façade, une idéologie. Dans chaque cas, il y a une utilisation des femmes, mais les politiques peuvent être différentes. Au Moyen-âge - qu’on voie les études de Rossiaud (1990) -, pour donner un exemple, les bordels étaient municipaux et les municipalités étaient bien catholiques. Le bordel était considéré comme une institution de paix, qui pouvait aider à éviter des troubles sociaux. Donc il fallait recruter les prostituées, et des filles pauvres, sans soutien familial, étaient emmenées au bordel même de force, souvent après avoir été violées (et en tant que femmes violées elles étaient des putes). C’est quelque chose de complexe. Il y a différents niveaux dans les formes d’utilisation des femmes : il y a une forme privée mais, si c’est pratique, si ça sert au niveau collectif, politique, elle peut aussi être ou devenir publique.

9À partir de quel moment tu as commencé à travailler sur ce qui allait devenir la question des échanges économico-sexuels ?
Quel était le point de départ ? C’était immédiatement après avoir terminé le texte sur la reproduction… Oui. Je n’arrive pas à reconstituer complètement le parcours. Dans le texte sur la reproduction, j’avais essayé de considérer ce que l’imposition de la reproduction, l’organisation d’une reproduction imposée, même forcée, impliquait pour la sexualité. Je m’étais posé la question de la « domestication de la sexualité des femmes », de sa canalisation forcée dans la procréation. Mais, je ne m’étais pas posée la question – importante, et qui demande encore réflexion et recherche - de ce que la canalisation forcée dans le service sexuel aux hommes a impliqué et implique pour la sexualité des femmes : en effet la question de la construction de la sexualité des femmes par ce que j’ai ensuite appelé l’échange économico-sexuel. Une question à la fois liée et séparée de celle sur la reproduction forcée.
J’avais commencé à réfléchir aux formes de la division des femmes en femmes de bien – les épouses et mères – et femmes stigmatisées – les putes, les femmes pour le plaisir. Sur cette division qui dans la société de la Grèce antique était ainsi définie par ces mots de Démosthène : « Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir, les concubines pour les soins (du corps) de tous les jours, les épouses pour avoir des enfants légitimes, et comme gardiennes fidèles des choses de la maison ». Mots du pouvoir, mots de totale arrogance, mais qui décrivaient bien les rapports de sexe vus par la partie dominante.
Quelque chose quand même de ce que j’avais écrit ne me plaisait pas, ça constituait même une source comme d’irritation, de gêne. Quelque part j’avais acceptée l’opposition épouse/prostituée et la vision – un peu à la Kathy Barry (1979) – de la prostitution comme esclavage des femmes. Par contre, la littérature africaniste en particulier et bien d’autres textes ethnologiques que j’avais utilisés pour le travail sur la reproduction, et en plus ceux de Walkowitz et d’autres que j’ai connus après, montraient clairement que cette coupure, cette opposition totale, était intenable. J’ai donc ressenti le besoin de mieux réfléchir sur tout ça.
Alors j’ai commencé à poser la question différemment et à trouver, au lieu de l’opposition classique entre mariage et prostitution, une série de relations impliquant une compensation avec des variations entre elles à l’égard de plusieurs éléments. Il en est surtout ressorti qu’il n’y avait même pas un consensus entre les différentes cultures sur ce que c’est ou ce n’est pas une putain, une prostituée, qu’il n’y avait même pas un petit dénominateur commun pour ainsi dire, un seul élément concret et universel qui puisse permettre de dire « c’est ça ». Ce n’est pas par exemple « the many and the money » (comme on le dit dans des définitions anglaises) qui est la base de la définition des relations dites de prostitution et qui permet de définir et de distinguer universellement la pute. L’échange économique peut marquer explicitement toutes les relations, donc y compris le mariage, et donc il ne permet pas de les distinguer - un cas, celui de l’Angleterre médiévale étudié par Karras Mazo (1996), dans son texte sur les common women, les femmes publiques -. Tout comme par ailleurs (chez les Hima de l’Ouganda) une femme peut se trouver dans l’obligation (sous peine de divorce) d’avoir des rapports sexuels avec tout homme qui lui est désigné par son mari et, par contre, être considérée comme une pute si elle a un seul rapport, mais choisi par elle-même et en dehors de la juridiction du mari (Elam, 1973). Donc ce n’est pas non plus le nombre des partenaires qui est l’élément utile, si on cherche une définition universelle, c’est-à-dire valable pour toutes les sociétés.
Et pourtant (comme je l’ai écrit dans « Du don au tarif ») il y a une logique et une cohérence sous-jacentes à cette diversité et incohérence apparentes. Une logique qui unit des cas par ailleurs absolument hétérogènes. La catégorie « putain, prostituée, prostitution » en fait ne se distingue pas par des traits spécifiques, ni par un contenu concret ; elle est définie par une relation : « cette catégorie est une fonction des règles de propriété sur la personne des femmes dans les différentes sociétés. Et, plus précisément, la transgression, la rupture de ces règles. Si elle apparaît comme un scandale, c'est justement parce qu'elle contrevient aux règles fondamentales sur lesquelles se fondent la famille et la reproduction ».
Il s’agit donc de définitions politiques. Ce sont des discours émanant du rapport social de pouvoir des hommes sur les femmes, des discours sur l'usage légitime ou illégitime qui peut être fait du corps des femmes. Ils sont à la fois une énonciation des rapports de pouvoir et des instruments de conditionnement et d'imposition de ce pouvoir.
Mais une fois le terrain débarrassé des définitions locales de ce qui est ou n’est pas une pute, il restait à construire un autre champ qui ne correspond pas ou plutôt ne correspond qu’en partie à celui des définitions données par les différentes sociétés : le champ de l’échange économico-sexuel. C’est en fait un champ complexe comprenant à la fois toutes les relations où est présent un échange économique, qu’elles soient vues comme « régulières » ou « irrégulières ». Un champ comprenant donc à la fois les relations « légitimes », comme le mariage et une série d’autres relations considérées comme légitimes (par exemple le treating américain), et aussi les relations « non légitimes », et plus ou moins stigmatisées (par exemple les différentes formes de concubinage) pour arriver jusqu’aux formes plus explicites et stigmatisées de services sexuels monnayés où les prestations, la durée du service, la mesure du paiement sont l'objet d'un contrat (la prostitution actuelle ou de celle des bordels, formes bien connues historiquement et largement répandues).
Par contre, je n’ai pas traité, sauf pour leur éventuel intérêt comparatif, ni les relations homosexuelles d’échange économico-sexuel, ni les relations où le sens de la transaction est inversé, c’est-à-dire où l’échange ne s’effectue pas dans le sens général indiqué (les hommes donnent la compensation, les femmes le service), mais c’est la femme qui paie et l’homme qui fournit le service, comme les relations avec des « gigolos » ou celles des femmes touristes avec des « beach boys » (dans les lieux de tourisme sexuel).

Rapports sociaux de sexe et hétérosexualité

10Tu circonscris l’analyse des échanges économico-sexuels aux rapports hétérosexuels : d’une certaine manière, tu travailles sur l’hétérosexualité.
Je travaille sur les rapports sociaux entre hommes et femmes, sur l’hétérosexualité comme institution, ce qui est différent à mon avis. Je suis contre l’assimilation des deux. Parce que les rapports hommes/femmes sont des rapports de classe, l’hétérosexualité pourrait ne pas être, n’est pas nécessairement en soi (si on peut parler d’un « en soi ») un rapport de classe. Je pense qu’il y peut avoir aussi des rapports de classe dans l’homosexualité, dans les échanges économico-sexuels. Et que la transaction économique sur la sexualité peut être un élément de pouvoir, que ce soit entre hommes et femmes, entre deux hommes ou entre deux femmes. C’est ce que décrivent différents auteurs. Mais le rapport de classe n’est pas constitutif de l’homosexualité, des rapports entre les hommes ou entre femmes : il peut y avoir, il y a partout des rapports entre hommes ou entre femmes non marqués par un rapport de classe. Tandis que le rapport de classe hommes – femmes n’est pas quelque chose d’extérieur qui peut y être ou ne pas y être. Il est actuellement constitutif de ces rapports. Le rapport général implique des hommes en tant qu’appartenant à la classe hommes et des femmes en tant qu'appartenant à la classe femmes avec ce que cela produit sur le plan social, culturel, de pouvoir, etc. Et aussi sur le plan du sexe.

11En effet l’hétérosexualité ne semble pas vraiment un concept central (comme on pourrait le trouver chez Wittig par exemple, qui essaie de produire un concept d’hétérosexualité qui articule les inégalités économiques, les rapports sociaux de sexe) : quelles sont les raisons théoriques ou stratégiques de ce choix ?
Je n’ai pas repris directement Wittig, je devrais mieux réfléchir sur mon rapport à ses écrits.
En partie, on pourrait dire que mes positions ne concernent pas l’hétérosexualité. Ou mieux, elles concernent l’hétérosexualité comme institution de pouvoir. Gayle Rubin, dans son texte Penser le sexe (1984), note que « le féminisme sera toujours une source de réflexion passionnante sur le sexe. Cependant, je voudrais m’opposer à l’idée que le féminisme est ou doit être le lieu privilégié d’élaboration d’une théorie de la sexualité. Le féminisme est la théorie de l’oppression des genres. Supposer par automatisme que cela en fait la théorie de l’oppression de la sexualité montre une incapacité à distinguer le sexe comme genre, d’une part, et le désir érotique, de l’autre ». Je n’ai pas l’impression d’avoir parlé de sexualité. J’ai parlé d’une chose qui concerne bien la sexualité mais qui est en même temps un rapport social. Non pas que le sexe, la théorie de la sexualité ne m’intéresse pas, mais mon travail était sur tout autre chose – ni sur l’hétérosexualité, ni sur l’homosexualité, ni sur les formes plus ou moins kinky de sexualité, ou la possibilité de construire d'autres sexualités. Je n’en ai pas les moyens d’en parler, et en plus ce n’était pas mon centre d’intérêt. Ce que j’ai essayé de faire c'était d’analyser la sexualité dans les rapports sociaux de sexe.

12Par contre, dans les échanges économico-sexuels, la sexualité a une place assez centrale.
La sexualité a une place assez centrale : l’utilisation des femmes comme sexe, l’utilisation sexuelle des femmes est centrale. Et à mon avis, l’échange économico-sexuel est aussi un nœud du pouvoir très important. Dans le cas des relations comme le mariage, un rapport individuel, psychologique, physique, de proximité totale, nous avons à faire à un ensemble extrêmement fort. Ce qui fait que ce rapport de classe a des caractéristiques que les autres n’ont pas (mais il s’apparente à certains rapports de classe comme le servage ou l'esclavage domestique, de maison). Colette Guillaumin (1978) le dit très bien : le fait d’être « consacrées sans contrat ni salaire […] a l’entretien corporel, matériel et éventuellement affectif » d’autres individualités, « les bébés, les enfants, le mari, et aussi les gens âgés ou malades » bref « l’appropriation matérielle de l’individualité » a des effets très lourds : « L’individualité est une fragile conquête souvent refusée à une classe entière dont on exige qu’elle se dilue matériellement et concrètement dans d’autres individualités ». Ce travail, obligatoire pour les femmes, entraînant une « constante proximité/charge physique » et des liens si puissants (qu'ils soient d’amour ou de haine), marque profondément la personne : « il disloque la fragile émergence du sujet. […] Quand on est approprié matériellement on est dépossédé mentalement de soi-même ».

13Tu commences aussi à accumuler des matériaux d’enquête pour ce travail ?
Au début, c’était principalement des matériaux de la littérature ethnologique surtout africaniste. Après le texte des Temps modernes « Du don au tarif » (1987), il y a eu le départ pour le Niger. Le choix du terrain est lié à une discussion avec Nicole Echard qui était une spécialiste du Niger et qui m’a dit : « Mais pourquoi tu ne vas pas au Niger ? Là, tout ce dont tu parles, tu le verras de manière tellement claire, déclaré, sans que ce soit caché : tu auras un panorama de ce dont tu parles, il y a toute la série du continuum, les femmes en parlent librement… ». Et Nicole me racontait que parfois, alors qu’elle était avec une de ses amies de classe bourgeoise, un homme débarquait avec des immenses cadeaux, une fois avec un lustre qui venait d’Europe, et ainsi de suite. Les amants donnaient des cadeaux tels (ils pouvaient aussi consister en sommes d'argent considérables) que la fille pouvait ouvrir une boutique… Moi-même, une fois sur le terrain, j’ai pu interviewer des filles qui avaient ce genre de relations, disons de haut niveau, ce qu’on appellerait des courtisanes. Et l’une d’elles me montrait les parures et les bijoux accumulés et me racontait comment elle comptait sur les cadeaux, sur « l’aide » de ces amants pour bâtir des maisons. Et tout ça – le fait que les relations sexuelles des femmes, dans le mariage et entre les mariages, soient dans un cadre d’échange économique – était dit ouvertement. Une employée me disait : « Mais pourquoi j’irais avec un homme s’il ne me donne pas quelque chose ? Je peux toujours trouver quelqu’un, mais il faut trouver quelqu’un qui te donne quelque chose ». C'est-à-dire dans le cas de femmes instruites, de classe moyenne, employées, tout comme de femmes des classes populaires, de femmes provenant des villages, tout cela était explicite : les entrées et les sorties entre la vie de « femme libre » et celle de femme mariée sont admises, il n’y a pas de honte… À certains niveaux, ça peut être considéré comme quelque chose de négatif, mais les grandes courtisanes faisaient l’admiration de tout le monde. C’était facile d’interroger les femmes sur leurs va-et-vient dans les différentes formes de services sexuels : ce qui est difficile ici, et surtout qui pouvait l’être il y a 20-30 ans, là-bas ne l’était pas du tout.

14Est-ce que les positions des discours des prostituées ont servi à tes analyses ?
Est-ce que les positions des discours des prostituées ont servi à mes analyses ? Mes analyses étaient faites en grande partie, j’avais écrit le premier texte, « Du don au tarif », quand à un congrès de prostituées à Madrid j’ai eu la chance de connaître Gail Pheterson qui était en train de travailler sur le livre A Vindication of the Rights of Whores (1989) avec les actes du congrès international des prostituées de 1986 qu’elle avait organisé. C’est à ce moment-là que j’ai aussi pu connaître mieux les positions des prostituées. Et c’est alors que j’ai pu lire son texte The Whore Stigma (1986).

15Tu as essayé de faire des entretiens ici comme tu l’avais fait au Niger, sur ces questions là ?
Non, je n’ai pas essayé. L’Italie n’a pas été pour moi un terrain de recherche sur ces questions. Par contre alors que j’avais déjà écrit « Du don au tarif » pour Les Temps Modernes, j’ai eu la chance de rencontrer à un séminaire dans un centre féministe où je présentais ce texte, Carla Corso et Pia Covre, les deux sex workers leaders du Comité italien pour les droits des prostituées. J’y suis allée en me disant : « Quel culot, parler de choses que je ne connais pas par expérience directe ! Qu’est-ce qu’elles vont me dire ? ». Elles étaient ravies, mais pas seulement : on est devenues amies. Je suis allée aussi chez elles dans le Nord, on a beaucoup parlé et elles m’ont beaucoup aidée à préparer aussi mon travail de terrain. Et, comme je l’ai écrit dans La Grande Arnaque, l’amitié et les conversations avec Carla et Pia, leurs conseils sur les questions à poser aux femmes dans les interviews, m’ont été précieux pour le travail sur le terrain et ils ont servi à rendre les rapports avec les karuwai (les femmes libres hausa à Niamey) plus amicaux et détendus. Si elles me posaient des questions là-dessus je pouvais leur raconter des détails du sex work en Italie. Donc pas seulement leur poser des questions, les interroger.
J’ai aussi accompagné Carla et Pia dans leur travail, j’ai été dans la camionnette quand elles travaillaient, c’était assez marrant et parfois même lumineux. Là j’ai eu en effet l’illustration de ce qu’elles veulent dire quand elles déclarent : « Nous, au client, nous ne donnons rien ». Donc à un moment un client habituel, un homme d’un certain âge, arrive : « Bonjour !» « Bonjour, ça va ? » Il monte dans la camionnette. Moi j’étais assise devant, j’entendais tout. Au début, la fille lui dit: « T’as vendu ta vieille voiture ? », il lui répond « oui ». Elle lui demande de baisser ou d'ouvrir son pantalon et lui donne le préservatif, on entend le camion bouger pendant un moment, puis elle reprend : « et combien on t’a donné pour la voiture ? » C’étaient pratiquement les seuls mots échangés.
Sur le terrain, en Afrique les filles m’ont beaucoup parlé de leur situation actuelle, de leur vie et de leur travail comme karuwai, mais aussi de leur mariage passé. Il y avait parfois au cours des interviews ou dans d’autres moments des scènes de détresse, de pleurs… De pleurs surtout lorsqu’elles se rappelaient et racontaient la violence avec laquelle elles avaient été forcées par leur famille à se marier, la violence du premier rapport et souvent de toute la période du mariage. Mais aussi des difficultés qu’elles avaient à l’époque, des clients qu’elles recevaient, des amants. J’ai de très belles photos, mais j’ai promis de ne pas les montrer. Je les ai montrées une fois à un groupe de travail dans un colloque de la société des historiennes : pour donner une image de ces femmes-là, des personnes dont je parlais. En voyant les visages il y a un choc, elles deviennent des êtres humains, pas des mots vides, quelque chose qui existe seulement au niveau intellectuel, comme problème plus ou moins distant ou plus ou moins intéressant de recherche.

16Quand tu es rentrée en contact avec ces prostituées militantes (Carla et Pia), est-ce qu’il y avait un usage politique de ton travail ?
De leur part, non. Je ne crois pas qu’elles aient utilisé mon travail : elles avaient des idées assez claires et n’avaient pas besoin de mon travail pour avoir des idées. C’était moi, là, qui avais besoin de leurs idées et de leurs expériences… Elles travaillaient dans la rue et préféraient le travail dans la rue, où elles pouvaient regarder le client en face et voir si elles pouvaient lui faire confiance. En plus elles refusaient le travail psychologique et tout le reste ; elles n’avaient pas envie de donner au client un soutien émotionnel. C’est un choix individuel. Et c’était leur forme de sex work.

17Au Niger tu avais cet ensemble de relations, en Italie tu parles de femmes qui sont passées par la prostitution. Est-ce que tu as essayé d’avoir des matériaux sur des femmes qui n’étaient pas passées par la prostitution ?
Non, de ce point de vue mon travail a été plutôt théorique. Il y avait une littérature assez importante, il n’était pas question de faire du terrain partout sur ces questions. Il y a des gens qui peuvent faire d'autres terrains spécifiques, en particulier dans les pays occidentaux, mais ce n’est pas à moi de le faire. C’est sans doute un travail assez difficile… étant donné qu’on n’aime pas voir le rapport économique, et il arrive que même certaines féministes ne peuvent pas supporter d’admettre qu’il y a une réalité générale d’échange économico-sexuel. Étant donné qu’il y a une égalité plus grande, et un accès des femmes à des salaires plus ou moins convenables, elles peuvent ne pas se rendre compte des situations…et donc accepter des formes plus ou moins couvertes d’échange. Souvent les hommes le reconnaissent, les femmes moins. Ceux qui ont le pouvoir le savent : souvent, en parlant avec des hommes, je voyais bien que pour eux c’était l’évidence même. Je discutais de ça avec un jeune barman dans mon village en Toscane : il avait des relations avec des filles, c’était un peu un coureur de jupons. Je lui demandais ce qu’il faisait quand il invitait une fille pour un week-end, il me disait qu’il lui offrait l’hôtel, etc. « Et si la fille ne couche pas avec toi ? » « Je me sentirais volé ». C’était pour lui clair et indiscutable : la fille venait passer un bon week-end, mais, en échange de ça, son devoir était de coucher avec lui. Et, même si sur le moment elle peut ne pas avoir tellement envie, refuser c’est presque impossible : c’est une sorte de contrat. C’est d’ailleurs quelque chose qu’on connaît bien, que ce soit dans nos sociétés européennes ou ailleurs.

  • 1  « Women do not know that they are totally dominated by men, and when they acknowledge the fact, th (...)

18Alors que pour les femmes, l’échange c’est beaucoup plus difficile à admettre ?
C’est déjà beaucoup plus difficile à connaître. Qu’on se rappelle le texte fondamental de Nicole-Claude Mathieu (1985) sur la conscience dominée. Ce ne sont pas les opprimées qui possèdent une connaissance de la domination, la connaissance appartient à qui a le pouvoir. Ou comme le dit Monique Wittig : « les femmes ne savent pas qu’elles sont totalement dominées par les hommes, et lorsqu’elles en prennent conscience, elles peuvent "à peine y croire". Il arrive donc fréquemment que plutôt que de reconnaître la réalité brute, elles refusent de "croire" que les hommes aient pleinement conscience de leur domination (l’oppression étant un phénomène bien plus odieux pour l’opprimé que pour l’oppresseur) »1.
Bien sûr l’idée d’échange économico-sexuel est en contraste avec la vision commune et largement idéologique du mariage comme d’un rapport sans transactions économiques. Il suffit de regarder l’analyse de Viviana Zelizer (2005) sur les transactions économiques dans les relations intimes aux États-Unis pour voir avec quelle force cette idée de l’incompatibilité entre le mariage (ou d'autres relations intimes) et les transactions économiques y a été soutenue, et comment pour la justice il était impossible - et il l’est presqu’autant aujourd’hui - de faire évaluer légalement sur le plan financier l’ensemble des services domestiques, reproductifs et sexuels donnés par une femme dans le mariage puisqu'elle n’avait (et n'a généralement ) aucun droit de les établir par contrat ni d’établir une mesure à ses services. Pour une femme, tout accord contractuel sur les rapports sexuels - que ce soit hors du mariage ou dans le mariage - l’aurait précipitée du côté de la prostitution. Et pourtant l’analyse de Zelizer montre bien la présence de véritables transactions économiques, appelées et marquées de façon différente (et, en plus, traitées différemment dans les procès civils) dans toutes les formes de relation personnelle.
Beaucoup de choses sont apparemment en train de changer dans les pays occidentaux (et avec des modalités diverses sans doute aussi ailleurs). Maintenant, pour donner un exemple, il y a des femmes qui parlent tranquillement de rapports sexuels qui leur permettent d’avoir des vacances ou des loisirs. Il y a une certaine indifférence par rapport à ça. D’une façon générale la pluralité des rapports est beaucoup mieux admise et déclarée qu’il y a vingt, cinquante ans, certainement. On en parle, on en rigole…on le voit tout le temps au cinéma ou dans les ragots. Les formes de rencontres sur Internet, ce n’était pas pensable : une fille de la classe moyenne qui cherche des rencontres… ce n’était pas pensable ! Il y a vraiment un changement des habitudes, une multiplicité des rapports admis, recherchés. Ce qui peut-être a rendu plus facile, pour une fille qui part en week-end, qu’on invite à dîner, de se dire : « pourquoi ne pas en obtenir quelques avantages ? », transformer des relations occasionnelles en service sexuel commercial pendant une certaine période : on gagne beaucoup plus. Le livre récent d’Elizabeth Bernstein (2007) le montre bien pour San Francisco.
Entre parenthèses : ce qui m’a frappée, c’est que d’un côté Zelizer, de l’autre Bernstein montrent cette présence continuelle, constitutive, des transactions économiques, l’une dans les relations de mariage l’autre dans les relations de sex work, mais en quelque sorte elles ne font pas le lien entre les deux. Pour une étude des rapports sociaux de sexe pourtant, établir ce lien est inévitable et nécessaire.

Rapports sociaux de sexe et rapports de pouvoir

19Puisque tu parles des filles des classes moyennes, on peut poser la question des rapports de classes dans ton travail. Tu parles souvent de rapports de classe entre hommes et femmes : est-ce que les rapports entre hommes et femmes priment sur les rapports de classe traditionnels ?
La Grande Arnaque traite des rapports sociaux de sexe, qu’à la suite de plusieurs analyses féministes je considère comme des rapports de classe. Bien sûr, les rapports sociaux de sexe priment sur les rapports de classe traditionnels : le rapport de classe hommes/femmes est transversal aux rapports de classe et aux rapports dits de race. Le dernier chapitre de La Grande Arnaque pose un problème (je venais de lire un texte de Hammar (1992), sur une situation de misère et de désagrégation sociale catastrophique, celle d’une ville de Papouasie Nouvelle Guinée) : pourquoi tout homme, même l’homme le plus pauvre, je pourrais dire, peut avoir accès à des services sexuels, alors qu'une femme, les femmes non seulement n’ont pas accès à des services sexuels mais n’ont même pas droit à leur propre sexualité ? Et là on arrive aussi à un autre problème fondamental que j’ai essayé de soulever rapidement, juste de poser la question : si les femmes n’ont pas droit à leur propre sexualité, comment est-ce qu’on arrive à cette spoliation de la sexualité des femmes ? Par quelles voies, par quels moyens ? On pense beaucoup à la violence, au pouvoir de la contrainte, de la force. Moins à un autre aspect essentiel des relations de pouvoir, la limitation organisée et parfois forcée de la connaissance. J’en ai parlé brièvement à la fin de La Grande Arnaque mais je pense qu’il faudrait consacrer des recherches approfondies à ce sujet qui met en cause aussi ce qu’on appelle la libération sexuelle.
Une digression peut-être, mais sur un point assez important. Souvent en fait même la simple connaissance de la part des femmes de leurs organes sexuels, de la vulve en particulier, n’est pas du tout un acquis. Ainsi dans l’enfance dans les sociétés occidentales, il est généralement interdit aux petites filles (à la différence des petits garçons bien plus libres de jouer avec leur zizi) de toucher ou jouer avec leur sexe, en fait de se connaître. C’est souvent une partie du corps qui est l'objet d'indications indirectes, d’euphémismes. Elle doit rester cachée à la pensée même. Ainsi les femmes d’un certain âge dans mon village en Toscane ne nomment pas la vulve : elles l’indiquent simplement par « là-bas », « là-dessous ». Les filles d’un peep-show de San Francisco, Lusty Lady (géré par des femmes), racontent par contre comment le fait de travailler et de passer du temps à poil avec d'autres femmes les a amenées à connaître leur corps et avoir un sens de self-awareness : « We don’t have ‘private parts’, dismembered from the rest ; they are part of the whole » [Nous n'avons pas de “parties privées”, démembrées du reste, elles font partie de l'ensemble] (Dudash 1997). (Cela me rappelle la petite histoire du missionnaire en Afrique qui protestait parce que dans la tribu où il était les gens offensaient Dieu avec leur nudité. On lui répond : «Toi aussi tu offenses Dieu : ton visage est nu ». « Mais c’est le visage !». « Pour nous tout le corps est visage ! »).
Enfin l’absence même de mots, remarquée par différents chercheurs, comme Bozon (1999) ou Holland, Ramanazoglu et Sharp (1998) pour indiquer de la part des filles leurs pratiques sexuelles, est bien le signe d’une situation où la sexualité, bien que certains éléments changent, n’est pas hors des rapports de pouvoir entre les sexes, du rapport de domination masculine.

20J’ai l’impression que tu raisonnes dans ton travail avec plusieurs temporalités et avec des temporalités extrêmement longues – notamment dans l’article sur les outils. Mais c’est peut-être une question de sociologue…
Tu les vois comme très longues aussi parce que tu situes les chasseurs-cueilleurs dans un passé lointain. On a tendance à les penser dans le passé, à les rejeter dans le passé. Parmi les sociétés que je cite il y a entre autres des sociétés contemporaines de chasse et de cueillette avec des structures assez différentes des sociétés européennes actuelles, souvent ce sont des sociétés non étatiques, il y a aussi un décalage technique, il y a des instruments archaïques du point de vue de l’évolution technologique. Utiliser l’ethnologie me paraît du plus grand intérêt, pour les outils c’était fondamental, mais aussi dans le cas des échanges économico-sexuels, comme dans le cas de la reproduction, étudier l’organisation des rapports de pouvoir et des rapports sociaux de sexe dans des sociétés assez différentes permet de saisir, je crois, des constantes importantes qui ne sont pas liées seulement à des sociétés ou à des typologies sociales spécifiques et donc peut permettre de mieux comprendre l’objet même de la recherche.

21Pourquoi l’échange économico-sexuel est un rapport de pouvoir ? Comment il peut être compris ainsi ? Une des idées du livre c’est que la sexualité féminine et la sexualité masculine ont à la fois une différence de statut et une différence de valeur.
Le statut et la valeur coïncident plus ou moins dans le traitement des sociétés.
Un rapport de pouvoir ? Si une personne - ou mieux une classe entière de personnes - n’a pas droit à sa propre sexualité, si elle est destinée dès sa naissance à entrer dans un rapport où elle devient dépendante d’une autre personne et en échange de l’entretien et d’une position de légitimité sociale elle doit donner des services sexuels, domestiques, reproductifs, quand elle entre en plus dans ce rapport de façon non contractuelle, c’est-à-dire que ses services ne font pas l'objet d'un contrat qui en définit la mesure, ils ne sont donc en aucune manière quantifiés, quand en plus il y a, et il y a eu, la possibilité souvent mise en acte de la contraindre par la violence à fournir ces services, je pense qu’on peut parler sans hésiter d’un rapport de pouvoir. Mais le rapport de pouvoir est à la base de l’entière organisation de la société. Et ça vaut aussi pour les formes « non légitimes » bien qu’elles puissent se manifester comme des formes de résistance.
Pour le moment on doit constater que le service sexuel comme service des femmes aux hommes apparaît comme une donnée d’évidence.

22Quand tu dis qu’elles n’ont pas droit à leur propre sexualité, on peut dire que ce n’est pas qu’une question économique : la femme la plus riche n’a pas nécessairement accès à un service sexuel. On peut se demander comment se situe l’économique dans ton travail ?
C’est une bonne question, où se situe l’économie en fait ? Ce n’est pas simplement une question économique individuelle. Ce qui est en jeu n’est pas seulement le cas individuel mais un système.
« Ils ont besoin de ça » : que les hommes aient droit aux services sexuels des femmes (qu’ils les payent directement ou pas, qu’ils soient dans le mariage ou dans les multiples formes de rapports hors du mariage) est considéré comme une évidence. Par contre une femme riche qui demanderait des services sexuels de la part d’un gigolo peut subir un certain degré de stigmatisation. Pas un homme. Qu’il soit riche ou pauvre, sa position est complètement différente. En tous cas, en tant qu’homme, il est dans son droit. Donc même si certaines femmes peuvent se payer des services sexuels, les effets sociaux ne sont pas les mêmes. Qu’on pense au scandale récent en Italie, avec le premier ministre Silvio Berlusconi qui s’amuse et reçoit fréquemment des jeunes filles et des escorts dans ses résidences : bon, tout cela a fait le tour de la presse internationale. Mais est-ce qu’on peut imaginer ce qui serait arrivé, même pour bien moins, si au lieu de Berlusconi il s’agissait d’un premier ministre femme, Angela Merkel ou Margaret Thatcher par exemple, faisant des parties érotiques avec des jeunes amants ou des gigolos ?
La question donc est plus radicale et on ne peut pas la limiter au simple fait de pouvoir se payer ou pas des services sexuels d’un ou d’une sex worker. C’est que les femmes sont affectées au service sexuel des hommes que ce soit dans le cadre du mariage ou d’autres formes de relation: l’échange économico-sexuel couvre l’ensemble des relations. Il y a bien sûr des cas, rares, où par exemple une femme plus riche et plus âgée se marie ou vit avec un jeune homme qui n’a rien sauf sa beauté et sa jeunesse. Mais il reste indiscutable qu’au niveau mondial la richesse est solidement dans les mains des hommes et le pouvoir l’est presque totalement aussi.
Ainsi le service sexuel est donné aux hommes par les femmes. Et quand les ethnologues parlent du paiement, de cadeaux, de compensations pour la sexualité, ils ne se demandent pas pourquoi cela ne fonctionne que dans un sens. On ne se pose pas cette question. Le service ce sont les femmes qui le donnent, la compensation, ce sont les hommes. Un point, c'est tout. C’est comme ça que les sociétés sont organisées.

23De ce point de vue, ton travail rejoint ce qui est appelé dans la dernière enquête sur la sexualité en France une vision différentialiste de la sexualité : une sexualité masculine qui serait plus proche d’une pulsion naturelle et une sexualité féminine de l’ordre des sentiments…
Évidemment la vision différentialiste de la sexualité n’est pas la mienne. Je ne partage aucunement une vision différentialiste, la vision selon laquelle « par nature » les hommes auraient plus besoin de sexualité que les femmes et les femmes tendraient à une sexualité plutôt de relation, etc. C’est une idéologie qui sert à justifier la domination, entre autres, sexuelle des hommes : ils auraient « naturellement » plus besoin de sexe que les femmes. Donc les femmes doivent le leur donner. C’est une idéologie que entre autres est acceptée par une partie des femmes comme le montre l’enquête récente sur la sexualité en France (Bajos, Ferrand, Andro, 2008) : « la naturalisation des besoins sexuels masculins établit leur caractère irrépressible et justifie pour les femmes [...] l’enjeu d’y répondre pour conforter la relation ». Ce qui tend à rendre acceptable et on peut dire « normal » le fait de subir une sexualité imposée. Et statistiquement les femmes qui « considèrent que les hommes ont par nature plus de besoins sexuels que les femmes, reconnaissent accepter davantage des rapports sans en avoir envie ». Il me semble aussi que ça permet aux femmes d’accepter les différences économiques et de pouvoir (et l’échange économico-sexuel). Une idéologie qui fonde la différence dans la nature est bien pratique pour les dominants.

24Pour conclure là-dessus, quand tu fais référence à Lévi-Strauss et à Malinowski, tu montres qu’il y avait des données qui étaient présentes, mais qui étaient invisibles dans les analyses ?
Non, ceci ne vaut pas pour Lévi-Strauss. Sa théorie de l’échange des femmes implique clairement qu'il ne peut pas y avoir de réciprocité étant donné que dans le mariage la femme n’est pas un partenaire mais un objet de l'échange qui a lieu entre hommes : elle n’a qu’un espace réduit qui dépendra éventuellement de « son bon vouloir » : celui des « services personnels qu’ils soient d’ordre sexuel ou domestique ». Donc que cela se passe ainsi, dans ce rapport de pouvoir, c’est une donnée. Et Lévi-Strauss (1967) critique Malinowski qui ne le comprend pas.
Malinowski (1922, 1929) en fait, dans sa recherche sur la vie sexuelle dans les Iles Trobriand, considère que les femmes Trobriandaises sont aussi intéressées (« inclined » dit Malinowski) à la sexualité et aussi libres que les hommes, mais que les actes sexuels féminins sont définis par les Trobriandais eux-mêmes comme des services, et, comme tout service, régulièrement récompensés. Et ceci pour Malinowski est incompréhensible. Mais à lire attentivement ses descriptions, à regarder de près les détails qu’il donne sur les rapports sexuels, sur qui pouvait prendre l’initiative du rapport, sur le droit ou non droit des filles de refuser etc., on voit bien que ça ne se passe pas comme il le déclare : il y a une profonde différence entre les deux sujets, entre les deux sexualités. Un seul petit détail, mais assez significatif : que les hommes puissent désirer et avoir plusieurs partenaires est considéré comme normal, mais une femme qui a plusieurs partenaires, c’est-à-dire plus que ce que les hommes définissent comme bon, est appelé «grand vagin toujours inassouvi » ou d'autres insultes de ce genre. Et la femme qui prend elle-même l’initiative directe du rapport est considérée comme une putain. La définition donnée par les Trobriandais eux-mêmes de la sexualité des femmes comme un service donné aux hommes s’avère bien plus correcte sociologiquement que celle de l’ethnologue Malinowski: dans la sexualité les deux sexes ne sont pas égaux.

Ruptures et résistances

25On pourrait interroger alors les évolutions récentes de la sexualité masculine et féminine. Avec les évolutions de la sexualité, comme les revendications de la part des femmes, ou l’émergence des questions homosexuelles, on peut se demander s’il n’y pas des conséquences sur la manière dont fonctionnent les échanges économico-sexuels. Est-ce qu’il y a une évolution historique dans les formes d’échanges économico-sexuels, est-ce que ceux-ci seraient par exemple plus contestés ?
Je ne me suis pas posée la question de cette manière. Il faut évidemment considérer les formes d’échange dans les différentes sociétés. Mais ta question, je crois, concerne d’abord les sociétés occidentales un peu en bloc. Il y a certainement une évolution. On le voit bien aussi dans les enquêtes. Ce qui reste à analyser attentivement c'est en quoi cela consiste et comment ce type de rapport est en train de se transformer, en rapport avec quels facteurs et aussi dans quels milieux et dans quelles classes. Et aussi de voir en quoi les différentes formes politiques de résistance et de lutte (mouvements des femmes, mouvements gays et lesbiens, etc.) font bouger, pèsent sur les rapports de pouvoir et provoquent des transformations.
Je dirais pour le moment que les échanges économico-sexuels sont à la fois et plus et moins contestés. C’est une situation très complexe et en mouvement. En ce qui concerne le mariage, la situation paraît assez floue. Les mariages sont très instables. L’indépendance économique des femmes, leur travail hors de la famille, permet une révolte par rapport à une sexualité qu’on leur impose ou qu'on leur demande dans le mariage. On le voit dans des enquêtes récentes aussi aux États-Unis. La moitié des mariages se brisent : c’est important. Et aux États-Unis et ailleurs le nombre de personnes restant célibataires augmente tout le temps.
C’est vrai qu’il y a des choses qui bougent, mais d’une façon ou d’une autre il y a encore un pouvoir masculin bien installé. Il y a la situation économique des femmes avec, on le sait, la persistance d’un clivage assez important dans les possibilités d’accès aux postes les mieux rémunérés et généralement réservés aux hommes… Cela vaut pour les classes intellectuelles, pour les classes moyennes. Et aussi pour les femmes des classes pauvres et surtout les immigrées : il y a justement encore des différences importantes de salaire, d’accès au travail, de risques de chômage, le cantonnement dans des métiers de service.
Le mariage est, et surtout a été, l’endroit de la reproduction. L’échange économico-sexuel n’est pas un choix : c’est ce qui est donné par une structure sociale dans laquelle le mari gagne plus, a plus de biens, de pouvoir, de prestige… La preuve, ce sont les situations plus ou moins catastrophiques lors d’une séparation. Aux États-Unis (et ailleurs) une grande majorité des hommes divorcés ne paient plus un an après, la pension alimentaire fixée par le juge, même s'il y a des enfants. Comment ne pas voir le mariage comme le terrain de l’échange ? Plus d’échange, plus d’argent. Et, de fait, celles qui sont pénalisées (souvent lourdement pénalisées) dans les séparations ceux sont les femmes qui se retrouvent avec moins d'argent et les enfants sur le dos.
En même temps, il y a aussi une transformation des attitudes sur la sexualité. Des possibilités plus larges d’expériences sexuelles aussi pour les femmes. Il y aussi une transformation générale de l’idéologie vers une sexualité récréative. Les services sexuels eux-mêmes changent. Bernstein le montre bien pour les États-Unis, mais ce phénomène a une diffusion bien plus large.
C’est, par ailleurs, quelque chose qui est très présent dans la vie des classes moyennes. Je dirais qu’elle fait partie de cette forme d’organisation de la vie, dont parle Hochschild (2003), qui ne demande presque pas d’initiative ou d'effort. Tout est cadré, tout est déjà prévu. Hochschild en parle en particulier à propos des entreprises de la Silicon Valley, avec des workaholics qui ont tendance à être absorbés par l’entreprise, à faire de l’entreprise leur foyer, leur maison. Et elle leur donne tout ce dont ils ont besoin. Tu travailles des heures, et pendant tes loisirs l’entreprise propose et organise pour toi beaucoup de choses : tu peux jouer aux échecs, au tennis, il y a des groupes d’étude de la Bible, l’entreprise t’organise un voyage ou beaucoup d’autres activités pour le « temps libre ». Tu participes à un congrès et voilà tu as une soirée de lap-dance ou d'autres distractions sexuelles, ce sont les formes de détente prévues. Tu n’as pas besoin de prendre des risques. Les choix, bien des choix de la vie, te sont offerts, prédéterminés, sans risques de surprises négatives, ne demandent presque pas d’initiative ou d'effort.
Bon, un peu dans ce même esprit on trouve les formes de sex work, de rencontres dont parle Bernstein comme celles qui concernent la girl friend experience. Tout est sujet à une organisation commerciale attentive. C’est une des transformations intéressantes du travail sexuel, de l’échange sexuel contractuel dont chaque élément en soi n’est pas nécessairement nouveau, mais est soigneusement calculé et mis en place sur le plan commercial et sur celui de l'organisation (et là évidemment Internet est un support formidable). Les clients peuvent se payer une expérience (un service) plus complexe et plus satisfaisante, une rencontre amicale, affective. Mais la relation a des limites précises et établies et toute tentative d'aller au-delà, par exemple la proposition de la part de la ou du sex worker de se voir gratuitement ou à tarif réduit, est généralement refusée par le client. Le risque d’un engagement psychique et affectif, ou tout simplement, à mon avis, le risque de perdre un pouvoir de choix et de décision, que pourraient poser des relations sexuelles sans un échange économique contractuel explicite, est évité. Bernstein définit en effet ces rapports comme bounded authenticity, bounded intimacy. En même temps, pour les sex workers c’est une forme de relation qui demande un travail émotionnel, et physique aussi, assez important.
Mais – bien que cela soit évident il importe de le souligner – nous sommes toujours dans la situation où ce qui change, ce qui subit une évolution, c’est le service offert aux hommes, un service qui remplace pour eux le poids de l’engagement affectif avec une personne. On n’a pas une transformation égalitaire des rapports : ce sont les filles qui offrent une « girl friend experience », sans doute bien acceptée, ce ne sont pas les jeunes hommes qui offrent parallèlement une « boy friend experience ». Nous sommes en fait dans une évolution qui offre des alternatives plus agréables aux hommes (en fait plutôt aux hommes blancs de classe moyenne). Si beaucoup de choses sont en train de se restructurer, c’est encore largement à l’intérieur du cadre des rapports sociaux de sexe en tant que rapports de classe.
Mais, si on regarde de plus près du côté des sex workers, il y a un nombre croissant de jeunes femmes, d’étudiantes ou qui ont terminé des études universitaires, obtenu des diplômes, des doctorats etc. qui offrent des services sexuels occasionnellement ou, parfois, comme sex work régulier. C’est un phénomène lié aussi à la discrimination sur le travail : les étudiantes, les filles de la nouvelle petite bourgeoisie, même avec des hauts niveaux de qualifications intellectuelles, ne peuvent pas accéder à des postes importants et bien payés comme leurs collègues hommes. Certaines d’entre elles décident soit provisoirement, soit comme choix professionnel de vendre des services sexuels comme call-girl, girl friend etc. Elles veulent avoir accès à une certaine qualité de vie, avoir de l’argent. Les filles sont habituées aussi à un échange moins contractualisé mais effectif – on les invite à passer des vacances, etc. – et tout ça peut devenir un travail au lieu d’être un cadeau de temps en temps… Et, en 2005, à l’UCLA – l’Université de Californie à Los Angeles – il y eu a la première constitution officielle, dans une université de prestige, d’une organisation d’étudiantes sex workers.
Pour avoir des situations économiques comparables à celles des hommes, avec le même niveau d’études, de diplômes etc., ces filles, une fois diplômées, sont pratiquement amenées à s'orienter vers les services sexuels pour cette même catégorie d’hommes, qui sont pratiquement, pourrait-on dire, leurs concurrents intellectuels. Peut-être que le choix de ces filles devient plus facile avec la transformation des attitudes sur la sexualité, mais il s'agit en partie aussi de décisions de révolte. D’affirmation de leurs droits y compris des droits à la sexualité, à l’expérimentation sexuelle. Mais il faut se rappeler que bien souvent ce ne sont pas leurs premiers choix.

26On pourrait dire qu’il y a un rapport de lutte. On pourrait dire que l’échange économico-sexuel du fait de cette structure que tu décris, est la forme première dont les femmes peuvent essayer de sortir. C’est la question des pratiques de résistance au sein des échanges économico-sexuels. Est-ce que tu en as identifiées quelques unes ?
Les femmes, c’est vrai, peuvent essayer de sortir, ou sortent. Et parfois on voit que la lutte est d’imposer une mesure et un contrat explicites à ce qui est donné sans contrat ni mesure. Ce qui peut être le cas, ou parfois un des aspects, du sex work (j’en parle dans ce sens dans « Les dents de la prostituée »). Aussi du sex work en tant que « girl friends ».
Les pratiques de résistance, on les voit dans bien des sociétés, y compris les sociétés occidentales. Décider de gagner de l’argent en vendant des services sexuels, en fait, c’est une résistance possible à une organisation sociale qui ne donne pas les mêmes droits dans la vie, ni les mêmes possibilités de choix du travail. Je ne rappellerai que les mots de Pieke Bierman : « la position de la lesbienne et celle de la prostituée constituent les cris les plus violents élevés par les femmes contre la société sexiste. C'est un “non” à la sexualité obligée, un “non” à l'intégration obligée dans les rapports sociaux existants... Ce “non” tire sa force de ce qu'on prend quelque chose pour soi : les prostituées prennent de l'argent dans un commerce sexuel qui normalement s'effectue sans argent. Leur cri vaut à lui seul tout un discours... » (Tatafiore, 1984).
Mais, en effet, on peut y voir là un sens plus profond et complexe qu'une résistance au sein de l'échange économico-sexuel. Avec les mots de Pieke Biermann, nous ne sommes pas dans le champ défini par l'échange économico-sexuel. Celui des femmes considérées comme des putains et celui des lesbiennes est plus précisément une « rupture ou une transgression des règles de propriété et d'échange des femmes » (voir « Du don au tarif »), les règles de l'échange des femmes entre les hommes, base des sociétés pour Lévi-Strauss, ou les règles de l'appropriation privée des femmes, dans la vision de Guillaumin. Et Monique Wittig considère qu'avoir montré cette transgression commune aux deux groupes, prostituées et lesbiennes, permet d'établir un « link between women as collectively appropriated », et de mettre en lumière « a continuum between so-called prostitutes and lesbians as a class of women who are not privately appropriated but are still collectively the object of heterosexuel oppression » (Wittig, 1992, XV).
Dans le cas des femmes de plusieurs sociétés africaines, ces résistances-là sont visibles par exemple quand elles sont remises de force dans le mariage, persécutées, etc. Et les oscillations mêmes entre mariage et vie de « femmes libres », sex work, peuvent être considérées comme des formes de résistance. Ni le mariage ni le sex work sont des choix totalement libres. Elles n’ont pas la possibilité de faire autrement mais ce sont des résistances sans doute. Ces filles choisissent tel mariage qu’elles considèrent comme plus avantageux, comme préférable à une vie de vente directe de service sexuel. Mais, en même temps, les mariages de celles qui ont travaillé comme femmes libres sont de plus courte durée que les autres, parce qu’elles connaissent une alternative, la vie de « femmes libres ». Le mariage comporte souvent un degré de violence plus important que les services sexuels contractuels : ça peut paraître étonnant mais c’est comme ça. Dans ce cas-là, fuir le mariage est une résistance. Ce sont des résistances livrées dans la famille, pour refuser le mariage, refuser le travail imposé. Et les femmes libres le disent clairement : pas question, me disait l’une d’elles, de revenir au village d’où elle a fui, et où elle aurait à nouveau un lourd travail à faire, « et en plus le mari qui bat ? Non, non, non ».

27Ce serait des pratiques de micro-résistances.
Non, pas seulement. Dans La grande arnaque j’ai donné des exemples de ces politiques qui tendent à réinsérer dans le mariage les femmes qui en étaient sorties et de résistance des femmes. Je veux en rappeler deux.
Dans la société africaine, celles qu’on appelle les « femmes libres » en Afrique francophone, « free women » en Afrique anglophone, ont été périodiquement remises dans le mariage par la violence : par exemple au Ghana et au Nigeria, dans les années 1930 et après, dans les années 1960-70 par exemple, elles sont à plusieurs reprises emprisonnées et données comme épouses à moitié prix (« second hand wives ») à tout homme qui voulaient les prendre et les empêcher de poursuivre leurs activités répréhensibles (les femmes libres ne participaient pas uniquement à des formes de sex work, elles pouvaient aussi être des commerçantes). Toute femme devait en fait être sous le contrôle d’un homme. Et elles essaient sans arrêt d’y échapper. Ce sont clairement des formes de résistance.
Les lois contre la prostitution dans la Chine populaire des années 1950. Comme le raconte le beau livre de Gail Hershatter (1997) sur la prostitution à Shanghai, les prostituées sont d’abord internées dans des centres de redressement et après, à leur sortie, elles sont rendues à leurs maris ou, si elles étaient célibataires, les institutions essaient de les donner en mariage.
Il faudrait avoir plus d’études sur ces différentes formes d’interventions et sur la résistance des femmes. Une résistance qui peut prendre beaucoup de formes comme cellede sortir du mariage en prenant la fuite, même plusieurs fois, et comme souvent aujourd’hui, les migrations. C'est pour cela que je parlais dans mon livre de l’histoire des « femmes libres » africaines, des prostituées d’Afrique et d’autres continents, comme de l’histoire, difficile et complexe, d’une résistance.
Mais tu voulais parler de résistances collectives ou individuelles ?

28Des deux : dans le cas de la famille ou du mariage, la question de la résistance collective est difficile à poser.
Elle est difficile à poser, mais les cas que j’ai cités montrent déjà bien la présence de résistances à la fois individuelles et collectives. Et il faut considérer qu’en France et aux États-Unis et ailleurs la moitié des mariages se dissout. Il n’est pas toujours évident qu’il s’agisse de résistance : une partie des mariages se dissout parce que le mari a trouvé quelqu'un d'autre, souvent une fille plus jeune, ou pour d’autres raisons. Mais bien des femmes n’acceptent pas la situation familiale, enfant, travail, maison… Il y a une sexualité qui a tendance à être un peu plus libre, je pense : les filles aussi ont une pluralité d’expériences dans les pays occidentaux et dans bien d’autres pays. En Europe ou en Amérique, le mariage n’est plus le lieu de la première expérience sexuelle, cela aussi le rend de moins en moins définitif. Et les femmes, pas seulement les hommes, peuvent rechercher d’autres partenaires ou choisir la vie de célibataire.

29Ton analyse repose sur le fait que les inégalités sont au centre des échanges économico-sexuels…
Oui, elles sont à la base des échanges économico-sexuels, et en même temps les échanges économico-sexuels sont le ciment du pouvoir masculin, un pouvoir qu’on pourrait dire blindé…
L’organisation des échanges économico-sexuels. Reprenons des exemples comme celui de Nisa (Shostak 1983), une femme d’une population de chasseurs cueilleurs du désert du Kalahari en Namibie. J’en parle dans le livre pour montrer comment l’échange économico-sexuel fait partie d’une structure générale bien ficelée. Et c’est ce qui fait que ce lien est extrêmement fort et contraignant.
Nisa assez jeune, pratiquement encore un enfant, apprend qu’elle doit accepter un mari : c’est lui qui, tout comme avant le faisait son père, va la nourrir. En échange donc de l’accès sexuel, son mari va lui donner à manger, il va lui donner des choses indispensables pour vivre, et tout particulièrement de la viande, les produits de la chasse auxquels les femmes n’ont pas accès. Elle lui doit de la reconnaissance, de la gratitude et des rapports sexuels. Et Nisa, bien qu’elle résiste longuement, sera contrainte, d’abord par la violence, à accepter la sexualité qu’on lui impose, à s’y adapter.
Dans bien des sociétés, les femmes dépendent d’un homme pour avoir accès aux ressources indispensables à la vie. Cette dépendance est liée à la division sexuelle du travail, division pour laquelle les femmes n’ont pas d’outils et tout particulièrement n’ont pas accès aux armes (ce qui dans notre cas, celui des Kung veut dire ne pas pouvoir chasser). J’en parle dans le texte « Les mains les outils, les armes ». Tu mets ensemble, dans un couple comme dans l’ensemble de la société, division sexuelle du travail, échanges économico-sexuels, sexualité et reproduction, et tu as le lien puissant qui constitue la structure de base de la domination des hommes sur les femmes.
Or il est clair que dans les sociétés occidentales actuelles les choses ne sont pas tout à fait pareilles. Mais pourtant…

30Tu utilises aussi dans ton livre le terme d’hétérosexualité « enthousiaste »…
L’hétérosexualité « enthousiaste » : ce n’est pas moi qui utilise cette expression. C’était la formulation invraisemblable d’un auteur (Gregor, 1985) qui étudie une population amazonienne, les Mehinaku. Ceci est plutôt un autre exemple assez parlant (mais il y en aurait aussi beaucoup d’autres) du rapport entre division sexuelle du travail et échange économico-sexuel obligatoire, on dirait. C’était une hétérosexualité vraiment « enthousiaste », si on veut l’appeler comme ça, mais de la seule part des hommes, dans une population où l’échange était dominant. Surtout des échanges de poissons que les femmes ne pouvaient pas pêcher. En fait la division sexuelle du travail ne permet pas, ni dans cette population ni dans d’autres, aux femmes d’accéder à une large partie des protéines, à la viande, aux poissons les plus gros, parce qu’elles ne peuvent pas utiliser les bateaux ou les armes. Elles ne peuvent attraper que les plus petits animaux. Mais la chasse, l’accès à la nourriture la plus consistante, la plus recherchée, est presque complètement réservée aux hommes dans une grande partie des sociétés : je me réfère encore là à l’analyse de la division sexuelle du travail que j’avais faite dans le texte « Les mains, les outils, les armes ». Ce sont les hommes qui manipulent les armes, y compris les armes de chasse, et ce sont les hommes qui utilisent les moyens les plus efficaces et les plus avancés, comme les bateaux pour la pêche. Et les femmes pour avoir accès à ce genre fondamental de nourriture n’ont qu’une solution : le service sexuel dans le mariage et/ou hors du mariage. Tout cela on le voit très bien dans ces sociétés, c’est très imbriqué. Que cet auteur en soit arrivé à parler pour les Mehinaku d’hétérosexualité « enthousiaste », c’est absolument étonnant. Il s’agit d’une population où le viol collectif est une menace persistante, où une partie importante des relations sexuelles sont obtenues en tirant les femmes par le poignet dans des buissons, une population où les femmes ne connaissent pas l’orgasme, ni aucune forme de rapport en dehors de la pénétration. Ce même auteur est arrivé à parler d’un cas d’inceste entre père et fille en notant que cela ne posait pas de problème, « du moins pas pour le père » ! Parfois, on peut se demander ce qu’est l’ethnologie : mais pour tout le travail, sociologique ou autre, c’est incroyable ce qu’on peut bricoler. Il y a sans doute des choses plus sérieuses. Mais sur la question des rapports de sexe, c’est tellement facile d’apporter une vision à soi c'est-à-dire, comme dans ce cas, une vision totalement de dominant.

Engagement intellectuel, engagement politique

31Si les inégalités sont à la base, on pourrait se demander ce que c’est qu’une sexualité égalitaire : pas simplement en remettant en cause la division sexuelle du travail, ce qui permettrait d’élargir les choix des femmes ; mais aussi les manières dont on peut penser une sexualité qui ne soit pas l’objet d’un échange.
Ce n’est pas facile de répondre. Et c’est une question trop complexe pour ce qui concerne la sexualité comme relation entre deux personnes. Une sexualité égalitaire quand même c’est aussi une sexualité hors de toute condition de domination, d’oppression, où il n’y aurait pas de contraintes, une sexualité libre de s’exprimer de n’importe quelle manière, d’expérimenter, qui ne serait pas liée à la division entre les sexes et aux relations de pouvoir. On peut essayer de l’imaginer. Bien sûr, dans les relations individuelles, il est parfois difficile de dire ce que c’est que l’égalité. Actuellement on a une structure fondamentale de domination qui impose même violemment une différence sociale des sujets et des sexualités et qui se base en fait sur l’hétérosexualité.

32On peut lire ton travail comme un travail qui cherche à isoler certains phénomènes, dans lequel il est nécessaire de laisser de côté certaines choses.
Énormément de choses. Je dois délimiter un champ. Non, mon objectif n’était pas d’examiner, toute la sexualité (ça me semble insensé) ou la sexualité en tant que telle (qu’est-ce que la sexualité en tant que telle ?) mais - comme je l’ai dit - les relations sexuelles entre hommes et femmes dans le cadre des rapports sociaux de sexe.
D’ailleurs, ma recherche depuis 1975 n’a porté que sur les rapports sociaux de sexe, sur les conditions de la domination masculine, les moyens par lesquels cette domination se crée et se maintient. Quand j’ai étudié les outils dans la division sexuelle du travail (1979), mon intérêt dominant n’était pas le côté technique des outils – bien sûr j’ai suivi avec intérêt les analyses de Leroi-Gourhan sur l’évolution technique, les différenciations internes des types d’outils, etc. - mais j’ai plutôt regardé à qui les outils revenaient, qui pouvait utiliser quoi, qui en était empêché, et les éventuelles constantes de cette division des outils et du travail entre les hommes et les femmes. Enfin, si les outils et en particulier les armes (essentielles dans beaucoup des sociétés comme outils pour chasser mais évidemment aussi comme moyens d’attaque et de défense) avaient un rôle dans les rapports de pouvoir. Et j’ai pu montrer que les constantes n’étaient pas liées à des facteurs naturels (en gros l’idée la plus courante chez les ethnologues était que chaque sexe faisait le travail qui « par nature » lui convenait mieux), mais que les femmes ne faisaient que les travaux qui demandaient les outils les plus simples de chaque société ou, carrément, les travaux à main nue : justement c’était l’accès aux outils et aux armes qui déterminait l’attribution de telle tâche aux hommes ou aux femmes. La division sexuelle du travail donc était une division entre qui avait les moyens de production (et d’attaque) et qui ne les avait pas. Et la gestion des outils, des moyens de production, donnait et donne encore – et des recherches sur la division du travail par rapport à l’équipement technique utilisé par les deux sexes dans les sociétés industrialisées pourraient avoir un grand intérêt - un pouvoir économique et politique.
De même, pour le travail sur la reproduction (1985). Mes questions ne concernaient pas « l’amour maternel » ni évidemment les données physiologiques en tant que telles mais la gestion de la reproduction, comment les différentes sociétés obtiennent le maximum de fertilité que permettent les conditions physiologiques (l’espèce humaine a une relative infertilité), les conditions de vie, le niveau de nourriture. Et j’ai pu montrer la reproduction comme lieu de gestion sociale, d’interventions du pouvoir sur les femmes et leur sexualité, et sur la sexualité en général, et donc j’ai parlé d’une reproduction imposée voire forcée.
De même, encore une fois dans le travail sur l’échange économico-sexuel ce n’est pas directement la sexualité, les différentes sexualités, mais l’organisation sociale de la sexualité dans les différentes sociétés, la sexualité à l’intérieur des rapports sociaux de sexe, la sexualité comme élément des rapports de domination qui m’intéressait. Et cela a nécessité de faire un choix même assez drastique : laisser de côté bien des choses.
Mais là il faudrait peut-être que je fasse une digression personnelle, sur mon parcours intellectuel et de vie. Les deux sont assez liés.
D’abord, je viens d’une famille d’intellectuels communistes dont une partie avait émigré aux États-Unis à cause du fascisme et des lois sur la race du gouvernement Mussolini, en 1938. J’ai passé mon enfance à Manhattan et on est rentrés en Italie après la guerre. Mes parents parlaient de politique, de racisme, de communisme, de la Chine, de l’Union Soviétique, et très jeune, vers 12-13 ans j’ai fait partie de l’organisation des jeunes communistes. Pendant mes études secondaires, je participais aux manifs, bref j’étais dans toutes les activités politiques du moment. Je suis sortie du parti à la suite de l’invasion de la Hongrie en 1956. Un séjour de six mois en URSS, à l’époque de Krusciov, a fait le reste. L’éducation politique reçue m’a sans doute marquée, je suis restée de gauche, mais je n’ai plus fait partie d’une organisation politique.
Ma formation universitaire et en partie post-universitaire a été une formation de linguistique et de philologie. Je m’occupais de la philologie des textes populaires, chansons, contes de fées, devinettes, etc. Et je faisais aussi du terrain dans différentes régions italiennes. Je suis arrivée à l’anthropologie après.
À la bibliothèque, terminée l’université, j’étais tombée par hasard sur L’anthropologie structurale de Lévi-Strauss et cela a été le coup de foudre. Mais j’ai continué mes recherches sur le folklore et j’ai aussi commencé une recherche sur la parenté en Calabre. L’anthropologie est devenue ma discipline seulement plus tard après une série d’expériences personnelles. J’avais en effet abandonné mes études précédentes (et mon mariage) qui ne me satisfaisaient pas, ne m’intéressaient plus, et j’étais partie voyager.
En Tunisie, j’ai rencontré et puis j’ai vécu avec un groupe de hippies de la West Coast américaine, dans un rapport d’amitié en particulier avec deux jeunes gays de San Francisco. Là, j’ai cru qu’on pouvait envisager une vie collective hors de la famille et du couple stable, des rapports libres, non autoritaires et bien différents de ce qu’on voyait dans le reste de la société. J’ai même cru que c’était possible d’avoir des enfants et de les élever dans une collectivité, loin des modèles familiaux habituels. Et j’ai mis mes idées en pratique : j’ai eu des jumeaux.
Mais après, en vivant avec mes enfants pendant deux ou trois ans dans des groupes, des « communes », en Italie, ma désillusion a été totale. Les rapports sociaux, malgré une participation plus régulière des hommes aux travaux domestiques, n’étaient pas très différents d’ailleurs, en particulier les rapports entre hommes et femmes étaient plus libres mais finalement assez patriarcaux. Et l'homophobie était claire.
Les enfants n’étaient pas en réalité quelque chose qui concernait la collectivité, ils étaient renvoyés à leurs mères, ils étaient une affaire de femmes. L’autorité par contre non, c’était les hommes. Et, en plus de tout cela, l’ennui des discours inlassablement répétitifs. J’ai éprouvé le besoin de réfléchir aux rapports de pouvoir entre hommes et femmes, d’y comprendre quelque chose, de les étudier.
C’est là en effet que, poussée par la rage, j’ai décidé de revenir à la recherche (et j’ai obtenu un contrat de recherche à l’université) et c’est là que je suis effectivement arrivée à l’anthropologie. Et cela a été un parcours, au début surtout, fondamentalement solitaire. Je ne connaissais personne, je me demandais s’il y avait des études féministes, j’avais des idées très vagues. Une anthropologue américaine rencontrée à Paris (en 1976 ou 1977) me signale un bouquin de Reyna Rapp Reiter Towards an Anthropology of Women. Ça a été le point de départ.
À Pise avec des chercheuses d’autres disciplines, j’ai aussi formé un petit groupe de réflexion, le genre de groupe féministe si courant à cette époque. Cela a duré peut-être deux ans.
Après, peut-être deux ans après, vers 1978, je suis entrée en contact avec le groupe de Questions Féministes, Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Monique Wittig. La joie de trouver des amies, des idées communes, une stimulation intellectuelle constante.
Donc tu vois l’intérêt au départ était politique et il est resté tel. Ceci a été le centre de ma recherche et aussi de mon enseignement universitaire. J’ai suivi dans mes recherches et mon enseignement aussi d'autres thèmes comme le racisme, l’idée de race chez les enfants des écoles, tout comme des aspects de rapports sociaux de sexe que je n’ai pas développés après. Les cours étaient en général suivis avec intérêt et assez animés. Mais l’enseignement n’a pas été quelque chose que j’ai vraiment aimé. Seulement, c’était l’unique possibilité en Italie pour faire de la recherche en anthropologie (nous n’avons pas pour cette discipline un équivalent du CNRS). En ce qui concerne le milieu intellectuel et politique en Italie (à l’époque la tendance féministe la plus forte en Italie était celle du féminisme de la différence, donc très éloignée de mon orientation) je suis restée assez isolée, du moins avec très peu de contacts, seulement quelques amies. Mais c’est, je crois, aussi un trait de mon caractère.
Mais revenons à l’échange économico-sexuel.

33Est-ce qu’il y a des situations qui sont plus égalitaires que d’autres, des expérimentations, ou dans la structure des tentatives qui la remettent en cause ?
Il y a plein de rapports entre hommes et femmes, entre filles et garçons, entre deux hommes, entre deux femmes, qui ne semblent pas impliquer des relations immédiatement inégalitaires. Du moins immédiatement. Mais, si tu envisages même les rapports qui peuvent être les plus libres dans l’ensemble des relations sociales, lui, il reste un homme qui a accès à certaines choses, elle, elle reste une femme qui sera stigmatisée, plus ou moins gravement selon les sociétés, pour avoir montré une forme de liberté. Lui non. Et même dans les sociétés où il y a une certaine liberté dans la sexualité des jeunes générations, on voit les relations des filles comme quelque chose de positif si elles finissent par déboucher sur une vie « régulière ». Elle prend le bon chemin de l’hétérosexualité, qui sera demain reproductive, à l’intérieur d’une situation économique de disparité à laquelle on n’échappe pas.
Pour finir, la situation des lesbiennes est celle de femmes plus ou moins stigmatisées. Les gays restent des hommes, et en tant que tels socialement dans une position différente de celle des femmes. Dit comme ça c’est sans doute trop simplifié. Mais, en effet on n’échappe pas facilement à la structure générale de la société.

34Tu rejoins la question des imbrications des rapports de pouvoir : l’homosexualité implique un rapport de genre, le choix d’une sexualité non hétérosexuelle. Pour les hommes, il y a une position dominante du point de vue du genre et dans la sexualité une position dominée.
Mais un homme homosexuel n’a pas une position dominée par rapport à une femme. De plus, si tu regardes les homosexualités, l’homosexualité féminine a eu dans l’histoire une position encore plus cachée. Mais, effectivement il faudrait discuter de tout ça bien mieux et là je ne peux que dire des banalités. D’autant plus que je n’ai pas travaillé là-dessus.

35Dans le livre, il semble qu’il y a des effets de structure tellement forts qu’on a l’impression que les individus sont rattrapés par la structure : certaines relations ne sont pas des échanges économico-sexuels mais peuvent le devenir parce que les femmes ont un statut mineur ou dominé. On peut prendre les relations multi-partenariales sans lendemain entre hommes et femmes comme exemple.
Si tu prends comme exemple les clubs échangistes où les filles ne paient pas pour entrer, alors que les hommes paient, on a déjà là une allusion au fait que c’est une relation qui concerne la sexualité masculine. Ils paient peut-être aussi la boîte mais il y a une sorte d’écho de l’échange économico-sexuel, il est vrai, indirect. En tout cas ce ne sont certainement pas des lieux de sexualité égalitaire.
Mais mon problème, c’était les relations où il y a l’échange. Il y a des sociétés où les échanges économico-sexuels sont la règle, c’est strictement lié à la division sexuelle du travail. Dans les sociétés occidentales industrialisées où les femmes trouvent plus de moyens pour gagner leur vie, même si c’est des emplois moins intéressants, avec un accès au travail plus précaire que les hommes, sans doute il y a des situations sans échanges. Moi aussi, quand j’étais mariée, j’étais sans doute dans une situation d’échange: mon mari gagnait de l’argent, ça m’a permis d’aller à l’université. C’était quelque chose d’absolument dans la norme, inaperçue, apparemment sans poids, quotidien. Dans d’autres relations que j’ai eues, cela n’a pas été le cas. C’étaient des relations de courte durée ou pas, passionnées ou pas, cela dépend, mais où j’étais totalement indépendante. Indépendante, au sens qu’il n’y avait pas d’échange économico-sexuel. Et ceci n’est pas du tout un cas exceptionnel. Mais en quoi cette sexualité, même si en dehors de l’échange, restait et reste quand même à l’intérieur d’une domination, c'est toutefois une autre chose et c’est sans doute à discuter.
Le rapport dans le mariage implique un contexte économique, en fait un rapport d’échange économico-sexuel avec ce que cela signifie du point de vue de tous les rapports sociaux et des positions sociales entre le mari et la femme. Ceci vaut finalement en général avec des effets assez particuliers. En fait, étant donné la position générale dominée des femmes il y a des répercussionsévidentes même dans des cas où ce sont les femmes qui ont plus d’argent, un emploi plus important, etc. Hochschild (2003), dans un article intéressant sur la gratitude, analyse des cas de ce genre et montre bien que ces femmes doivent, ou, en tout cas, essaient de compenser cette position plus élevée, de fait « irrégulière ».

36Est-ce que l’épidémie de sida a eu une influence sur ta propre recherche ?
Non. Sauf que cela a fait de la sexualité un sujet de recherche acceptable. Avant on ne pouvait presque pas dire qu’on travaillait sur la sexualité. Même dans les universités américaines, comme le souligne Carol Vance (1991), ce n’était pas un sujet convenable, il était même carrément déconseillé. Le sida en a fait un terrain de recherche. Ce terrain est devenu plus acceptable. Donc davantage de recherches. Des études importantes sont sorties. J’ai donc eu accès à beaucoup de matériaux intéressants.

37Ça s’est inscrit aussi à l’agenda politique des mouvements.
Oui, les mouvements politiques féministes et homosexuels ont été fortement présents. La distance entre mouvements politiques, militantisme et recherche a diminué et les études sur la sexualité ont changé d’orientation. Avec la nouvelle optique donnée par une perspective constructionniste l’intérêt s’est déplacé comme le disent Gagnon et Parker (1995) des actes sexuels des corps singuliers aux contextes sociaux et culturels de la sexualité. Et mon travail a bénéficié de cette évolution importante des études.

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Notes

1  « Women do not know that they are totally dominated by men, and when they acknowledge the fact, they can "hardly believe it". And often as a last recourse before the bare and crude reality, they refuse to "believe" that men dominate them with full knowledge (for oppression is far more hideous for the oppressed than for the oppressors) » (Wittig, 1992, 3).

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Légende Paola et Bartolomeo, septembre 2009
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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathieu Trachman, « La banalité de l'échange. Entretien avec Paola Tabet »Genre, sexualité & société [En ligne], 2 | Automne 2009, mis en ligne le 14 décembre 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/gss/1227 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gss.1227

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Auteur

Mathieu Trachman

Doctorant
IRIS, EHESS

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