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Résumés

La salle de classe est un objet géographique peu étudié. C’est une question d’échelle dans la mesure où les géographes ont longtemps négligé l’étude des petits espaces. C’est aussi la conséquence d’une conscience assez faible de l’importance des relations entre les agencements spatiaux et les pratiques pédagogiques. Cet article éclaire ces relations en étudiant l’histoire de l’invention de la salle de classe comme espace codifié et les principaux dispositifs spatiaux mobilisés en fonction de choix politiques et éducatifs. Cet article montre les impacts de ces dispositifs sur les modalités de territorialisation, sur les corps – les postures et les mouvements –, sur les lieux et la circulation des savoirs.

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Texte intégral

1Les salles de classe occupent une place importante dans nos souvenirs ou notre quotidien. La littérature, la photographie ou le cinéma en sont aussi une formidable mémoire. En revanche, elles n’ont guère donné lieu, pour ce qui concerne leur matérialité spatiale à des analyses scientifiques. On peut y voir un effet de taille : la micro-géographie est une approche encore assez discrète dans la recherche géographique, hexagonale en tout cas. À la suite de propositions de recherche sur les espaces domestiques (Staszak, 2001 ; Collignon et Staszak, 2003), diverses thématiques ont néanmoins été abordées : la plage (Lageiste et Rieucau, 2008 ; Brisson, 2014 ; Guyonnard et Vacher, 2018), la rue (Fleury, 2004 ; Zeneidi, 2009), le voisinage (Besse, 2015), l’école (Frouillou, 2011 ; Monnard, 2017), la prison (Milhaud, 2017), le camp de travailleurs (Bruslé, 2015), le musée (Chevalier, 2017), le bus (Lussault, 2007), l’aéroport (Frétigny, 2013) ou encore le lit (Morelle et Bruslé en 2014). On pourrait allonger quelque peu cette liste mais malgré tout, ces approches restent atypiques et quelque peu « exotiques ».

2La plupart de ces travaux interrogent, de manière implicite parfois, la spécificité de l’approche géographique. En effet, d’autres sciences sociales, l’anthropologie en particulier (Segaud, 2008), analysent aussi de petits espaces. Surtout, on peut y retrouver quelques éléments mobilisés de manière spécifique à l’échelle micro avec une place centrale faite aux individus, à leur corps et à la distance aux autres (Hall, 1971), mais aussi à leurs émotions (Guinard et Tratnjek, 2016), leurs sens et leurs pratiques spatiales, leurs appartenances, l’intime, le partagé, le privé et le public. De manière moins visible, cette géographie est aussi une géographie des objets et des relations des êtres humains aux matérialités de leurs environnements (Weber, 2014). Les approches micro-géographiques apparaissent alors comme un terrain privilégié de la géographie de l’habiter (Lussault, 2007 ; Besse, 2013) c’est-à-dire d’une interrogation sur la manière dont les êtres humains « font » avec leurs environnements physiques et sociaux. Comme le note Olivier Milhaud dans son étude sur les prisons, « À ces échelles longtemps négligées par les géographes se trament des enjeux de la vie sociale difficilement perceptibles à d’autres niveaux scalaires » (2017, p. 68).

3Ce sont ces enjeux dont il est question ici. À travers l’analyse des agencements, des territoires, des mobilités et des postures corporelles, de l’organisation du pouvoir, il s’agit d’interroger la relation entre pratiques pédagogiques et géographie de la salle de classe. Ce texte se veut programmatique. Si l’hypothèse principale est celle d’interactions étroites entre le champ pédagogique, les espaces et les spatialités dans la classe, l’objectif n’est pas pour l’instant de présenter des résultats de recherche mais d’inventorier les modalités de ces interactions à travers le prisme de concepts géographiques. Traiter de la salle de classe de manière générique conduit forcément à laisser dans l’ombre des organisations particulières comme celles de l’école maternelle qui échappent largement au modèle dominant (ou développent un autre modèle) ou celles des salles spécialisées (physique-chimie, activités manuelles…) dont les logiques spatiales sont autres. Il ne sera guère question non plus des alternatives au modèle de la salle de classe qui sont pensées à partir des pratiques d’apprentissage (écouter un cours, travailler seul ou en groupe, expérimenter…) et ouvrent à des nouvelles organisations des espaces scolaires.

Codifications

  • 1 La plupart des références de cette partie du texte sont tirées de l’ouvrage d’Anne-Marie Châtelet e (...)

4En France, c’est au cours du XIXe siècle que le modèle de la salle de classe est inventé (Châtelet, 1999 ; Le Cœur, 2011)1. Ce modèle est progressivement codifié (taille, orientation, ouvertures, mobilier…) en référence à un projet de rationalisation de l’enseignement, de contrôle des élèves et d’une conception transmissive de l’apprentissage. Selon Châtelet et Le Cœur, qui ont respectivement travaillé sur les enseignements primaire et secondaire, cette codification procède d’une réflexion spécifique et nouvelle sur la salle de classe comme espace d’apprentissage. Dans l’enseignement primaire, le lieu se confond jusqu’aux années 1830 avec le logement du maître. Ce n’est pas un espace affecté spécialement à une fonction éducative. Pour le secondaire, lorsque les lycées sont créés en 1802, les salles de classe ne sont qu’une adaptation, sans véritables interrogations, de matérialités spatiales héritées des collèges d’Ancien Régime. La situation évolue à partir de 1815, lorsqu’un premier projet de structuration de l’espace se dessine. Il est pensé en fonction des mérites des élèves. Ceux qui obtiennent les meilleurs résultats sont placés au plus près de l’enseignant ; c’est l’invention du banc d’honneur et d’une première modalité d’orientation, de hiérarchisation et de territorialisation de l’espace. Dans l’enseignement primaire, une loi du 28 juin 1833 demande à chaque commune d’avoir un local pour faire la classe, local qui peut, le cas échéant, devenir aussi le logement de l’enseignant.

5Peu à peu se développe donc l’idée selon laquelle l’enseignement requiert un espace spécifique. Mais c’est surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle qu’une série de textes officiels définit de plus en plus précisément l’espace de la salle de classe. Cette normalisation est anticipée par une contribution fameuse du bien nommé Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719). Dans la Conduite des écoles chrétiennes (premier manuscrit en 1706 et de nombreuses rééditions), cet ecclésiastique décrit de manière très précise l’organisation des salles de classes. Michel Foucault (1975) s’est largement appuyé sur cet ouvrage pour exhiber les procédures de surveillance et de punition des élèves. Sans revenir ici sur le détail des textes produits par l’institution scolaire, mentionnons quelques idées récurrentes. Elles concernent principalement la lumière, le mobilier, la place de l’enseignant et le dispositif spatial adopté.

6C’est la mise en évidence par les médecins, au cours des années 1870, du développement de la myopie qui amplifie une réflexion déjà ancienne sur la question de l’éclairage. Divers travaux aboutissent à la définition progressive d’une norme : celle de l’éclairage unilatéral par la gauche, donc pour des élèves supposés droitiers (ou dressés pour le devenir) afin d’avoir un éclairement optimal du cahier ou du livre. Cette norme, scientifiquement pertinente et culturellement coercitive, suppose que la salle de classe soit un espace orienté, c’est-à-dire que tous les élèves soient tournés dans la même direction.

7C’est un autre problème lié à la santé qui participe de la définition du mobilier. Le corps médical note l’importance des scolioses et les législateurs prennent en compte cette préoccupation. Elle débouche dans le primaire sur la définition de cinq types de « tables-bancs » (c’est-à-dire d’une assise et d’un plateau associés) en fonction de la taille des élèves.

  • 2 Devant le tableau pour les enseignements littéraires ou décalé sur le côté afin de suivre les démon (...)

8Pour ce qui concerne la place de l’enseignant au sein de cet espace, elle dépend du modèle pédagogique adopté mais on peut déjà noter une différence entre l’école primaire, plus centrée sur les élèves, et le lycée, plus centré sur l’enseignant. Dans les textes consacrés à l’organisation de l’espace dans l’enseignement primaire, les écrits qui concernent le maître, sa place dans la classe, la taille de son bureau, l’espace dont il dispose, ne sont pas légion. Pour les lycées, la spatialité enseignante structure plus nettement la classe, que ce soit pour les bancs d’honneur installés au plus près de la source du savoir, pour la taille du bureau et la hauteur de l’estrade ou encore la situation du bureau par rapport au tableau2. Dans tous les cas, s’instaure un régime de co-visibilité par le truchement de l’estrade ou de la chaire, parfois très élevée, de l’enseignant. Ces matérialités participent aussi fortement d’une territorialisation de l’espace qui n’a pas perdu de son actualité dans les établissements scolaires contemporains.

Dispositifs

9Tout espace est agencé, c’est-à-dire organisé avec des objets localisés les uns par rapport aux autres. Cet agencement est le résultat, plus ou moins planifié, plus ou moins durable, des « actions et […] interactions des actants d’une société » (Lussault, 2003, p. 45). Il est aussi une mise en forme spatiale de diverses matérialités en perspective d’une action ou à travers une action. Cette mise en forme participe de la production de représentations matérielles et mentales. Dit autrement, aucun agencement spatial n’est insignifiant ; il favorise, limite et révèle des pratiques, des habitus, des projets.

10Certains agencements spatiaux sont définis comme des dispositifs spatiaux (Lussault, 2003, p. 266-267). Un dispositif spatial serait ainsi un type d’agencement spatial à la fois normatif et prescriptif, organisé par des acteurs dominants (ici des institutions scolaires) pour d’autres acteurs (ici des élèves – et des enseignants ? –), avec une intentionnalité et une stratégie (Foucault, 1975 ; Milhaud, 2017).

11En France, comme dans la plupart des pays, trois types de dispositifs disent l’essentiel des configurations spatiales des salles de classes : les dispositifs dits « en autobus », les dispositifs « en U » et ceux organisés en « îlots ». La plupart des autres agencements de salle de classe en sont des formes dérivées ou combinées. Néanmoins, il faut signaler d’autres logiques, en particulier à l’école maternelle, avec des espaces composés d’un patchwork de « coins » aux fonctions différenciées.

  • 3 Au moment de la rédaction de ce texte, le journal Le Monde illustrait un fait divers tragique (le s (...)
  • 4 J’ignore l’origine de cette appellation. Si elle fait sens pour ce qui concerne les rangées, elle n (...)

12Le dispositif qui incarne le mieux la salle de classe dans les représentations communes3, est l’autobus4. Son principe de base est un double alignement selon les deux axes de la salle de classe ; il dessine un quadrillage. La principale variable est le nombre et la place des allées qui permettent la circulation de l’enseignant. Ce dispositif est adapté aux deux pratiques pédagogiques qui se concurrencent pendant une bonne partie du XIXe siècle : l’enseignement mutuel et l’enseignement simultané. L’enseignement mutuel est un système de monitorat au sein duquel les élèves les plus âgés surveillent et instruisent les plus jeunes sous la direction d’un maître. L’enseignement simultané s’organise autour de la parole d’un enseignant qui transmet simultanément des connaissances à un groupe d’élèves homogène. Dans les deux cas, le dispositif spatial mobilise les mêmes ressorts : la transmission et le contrôle, et s’incarne à travers les mêmes agencements avec des rangées d’élèves orientées en direction d’un enseignant juché sur une chaire, puis, jusqu’aux années 1970, sur une estrade. La spécificité de l’enseignement mutuel par rapport à ce dispositif est la grande taille des salles de classe. En effet, un des intérêts de cette pratique est son « rendement » puisque le relais assuré, plus ou moins bien, par les moniteurs permet de rassembler jusqu’à plusieurs centaines d’élèves en un lieu unique sous le contrôle d’un seul enseignant. Une organisation spatiale spécifique et un fonctionnement quasi militaire permettent le travail de ces moniteurs. Elle est décrite ainsi par Octave Gréard dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson : « Au milieu de la salle, dans toute la longueur, des rangées de tables, de 15 à 20 places chacune, portant à l'une des extrémités (celle de droite) le pupitre du moniteur et la planchette des modèles d'écriture (…) au fond de la salle, sur une vaste et haute estrade, accessible par des degrés et entourée d'une balustrade, la chaire du maître, qui, s'aidant tour à tour, suivant des règles déterminées, de la voix, du bâton ou du sifflet, surveillait les tables et les groupes, distribuait les encouragements et les réprimandes, et réglait, en un mot, comme un capitaine sur le pont de son navire, toute la manœuvre de l'enseignement. » (Gréard, 1911)

13Dans une réinterprétation contemporaine de l’enseignement mutuel, Vincent Faillet (2017) organise de manière bien différente l’espace d’apprentissage. Il faut dire que le projet pédagogique de ce professeur de sciences de la vie et de la terre, s’il reprend le principe de l’enseignement par les pairs et de l’activité des élèves, déconstruit un modèle rigide, directif et en fait simultané, pour en faire une pratique fondée sur la coopération, l’échange, le partage de documentation et le travail collectif ; il confère un statut nouveau à l’enseignant et son savoir. Cette pratique requiert un dispositif spatial en îlots. Dans la classe décrite par Faillet, on trouve quatre ensembles de tables, chacun accueillant en moyenne huit élèves. Il est d’autres modèles d’îlots mais le principe de base ne varie guère : les tables sont assemblées pour constituer de petits espaces de travail dans lesquels les élèves sont en situation de face à face. Le modèle des îlots est pédagogiquement un modèle de l’autonomie et de la co-construction du savoir. Avec ce dispositif, la salle de classe est spatialement réorganisée. Ce n’est plus l’enseignant et son tableau qui sont (en théorie) au centre des attentions, mais les diverses tâches que les petits groupes qui constituent chaque îlot doivent réaliser collectivement. On passe ainsi d’un espace polarisé à un espace dépolarisé ou multipolarisé.

  • 5 Une étude des conseils de classe en collège et lycée (Beaucourt, 2017) nuance cette assertion. En e (...)
  • 6 Laurence de Cock dans « L’école, Charlie et les autres : entrer dans la boîte noire des classes », (...)

14Le U est la troisième grande alternative. La forme correspond à l’écriture majuscule de la lettre qui lui donne son nom, avec une ouverture en direction du tableau et du bureau de l’enseignant. Pédagogiquement, c’est une structure mixte qui favorise d’une part la discussion et le débat puisque tous les acteurs ont la possibilité de se voir, d’autre part – sans la frontalité du dispositif en autobus – la transmission puisque l’enseignant, situé hors du U, peut être le point de convergence des attentions. Le U s’organise autour d’un vide – au sens matériel – qui est le lieu possible de rencontre des paroles. Ce vide peut s’avérer problématique pour une gestion optimale d’espaces scolaires de taille réduite ; par conséquent, parmi les adaptations de ce dispositif, on trouve parfois le « double U » avec donc deux rangées de tables sur les trois côtés, ce qui déplace le dispositif vers la logique du frontal puisque tous les élèves ne sont plus en situation de face à face avec leurs pairs. Parfois, le U se referme pour constituer un rectangle ou carré évidé. Ce dispositif est rare car il suggère une forme d’égalité entre tous ceux qui y ont pris place ; en ce cas, la parole de l’enseignant, installé avec les élèves, pourrait être mise au même niveau5. Ce sont parfois des circonstances exceptionnelles qui justifient cette organisation de l’espace. La scène se déroule un samedi matin, le 10 janvier 2015, trois jours après l’attentat terroriste dans les locaux de Charlie Hebdo. Une salle de classe que l’on imagine ordinaire pour une situation extraordinaire. L’enseignante raconte : « Nous avons installé les tables en cercles rectangulaires (jamais compris cette image du cercle) et je me suis placée comme eux, dans le rectangle »6 ; elle poursuit, dit la parole libérée, l’animation confiée à un élève, sa propre prise de parole, elle dit ce qui est difficile à entendre mais qu’elle s’applique quand même à laisser dire. Elle dit cet impératif, dans cette situation, de rompre avec l’habitude, d’organiser différemment l’espace, de réinventer la salle de classe.

15Il est difficile d’évaluer l’importance de ces différents dispositifs dans le système éducatif français faute de recherches précises sur le sujet. Néanmoins, quelques tendances peuvent être identifiées. De l’école maternelle vers les classes de lycée, les dispositifs spatiaux et l’attention qui leur est portée évoluent. Les classes maternelles sont l’objet d’une véritable réflexion sur l’organisation matérielle : la mise en place de « coins » aux fonctions différenciées, le soin donné aux aménagements intérieurs, à la décoration et au mobilier, la volonté d’en faire des lieux accueillants les caractérisent. Notons par ailleurs que pendant longtemps, les seuls textes officiels portant sur l’aménagement des salles de classe concernaient ce niveau. Avec l’école élémentaire, l’attention aux espaces diminue et peu à peu la logique de sous-espaces à fonction exclusive s’efface. Les trois principaux dispositifs présentés plus haut s’imposent avec un glissement progressif vers une organisation en autobus qui ira croissante avec les classes de collège puis de lycée. S’il n’est pas possible de quantifier précisément la part des différents dispositifs, il ne semble pas abusif d’affirmer qu’un élève français passe la plus grande partie de son temps scolaire dans des salles où les tables sont alignées par rangées face à l’enseignant et au tableau.

Pouvoirs

16Le philosophe Giorgio Agamben (2006, p. 25), commentant Foucault, note que ce dernier aborde la question des dispositifs lorsqu’il commence à s’intéresser à la manière de « gouverner » les hommes. Un dispositif spatial est censé générer ce que Lussault appelle de « bonnes pratiques sociales » (2003, p. 266). Il a une fonction stratégique, il répond à un besoin. Étudier les salles de classes comme des dispositifs spatiaux, c’est les penser comme des types d’aménagement de l’espace pour des types de relations pédagogiques mais aussi les inscrire dans des cultures, des conceptions de l’individu et du groupe, des conceptions du corps, des genres, du pouvoir.

17Dans une perspective foucaldienne, les dispositifs spatiaux sont des cadres normatifs. Il s’agit de modeler, contrôler, orienter, dompter les corps et les esprits. Un dispositif est disciplinaire : Surveiller et punir (Foucault, 1975). La discipline – c’est aussi la manière de nommer les matières enseignées dès la fin du XIVe siècle et jusqu’à nos jours ; ce n’est pas rien – soumet les corps et les esprits. Si l’on s’en tient à la question micro-géographique, une grande part de la réflexion de Foucault sur l’école (mais qu’il fait circuler de la caserne à la prison en passant par l’hôpital) renvoie aux formes comme aux logiques de l’autobus et de ses rangées d’élèves, ce quadrillage systématique de l’espace qui rend possible le contrôle : « À chaque individu sa place ; et à chaque emplacement un individu. Éviter les distributions par groupes ; décomposer les implantations collectives ; analyser les pluralités confuses, massives ou fuyantes (Foucault, 1975, p. 168).

18Le quadrillage est un placement. Chaque élève, peut être localisé par sa place dans une ligne et une colonne. Mais toutes les places ne se valent pas comme le rappelle la tradition du rang d’honneur. Être installé devant et dans une colonne centrale, c’est profiter pleinement la parole professorale. Le choix des places du fond de la classe et/ou des côtés peut relever d’une stratégie d’évitement (Çinar, 2010) que les enseignants peuvent renforcer (« Va t’installer au fond ! ») ou combattre en positionnant eux-mêmes les élèves. Ceux-ci, dans leur logique de placement, quand ils en ont le choix, ne laissent rien au hasard, confirmant ainsi l’importance de la dimension spatiale pour l’être humain (Lussault, 2007 ; Besse, 2013).

  • 7 On peut citer notamment une enquête conduite dans des établissements scolaires en Malaisie qui mont (...)

19Les alignements participent de la surveillance ; ils sont en partie faits pour cela. Comme dans le rang militaire, il est possible de repérer immédiatement tout décalage, toute rupture dans la géométrie des lignes, comme un corps qui se penche ou un geste inattendu. Avec les allées, comme l’écrit Foucault, il est aussi possible d’assurer une « surveillance à la fois générale et individuelle » (p. 170) et de « rompre les communications dangereuses » (1975, p. 169) et latérales. Mais les élèves ont aussi leurs stratégies et sont aidés par les failles de la surveillance. En effet, la métaphore panoptique ne fonctionne pas complètement dans une salle de classe. À la différence du dispositif inventé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle où les détenus ne savent pas s’ils sont surveillés, la salle de classe instaure une co-visibilité entre l’enseignant et les élèves : le premier voit les seconds mais ces derniers voient en retour l’enseignant et savent s’ils sont surveillés ou non. En outre, la perte de hauteur avec la disparition des observatoires qu’étaient la chaire puis l’estrade, rend le contrôle plus complexe. En position surplombante, l’enseignant pouvait contrôler les individus dans l’axe des rangs et couper cette autre possibilité de communication. On comprend mieux dans ces conditions que certains élèves plébiscitent les dispositifs en autobus et rejettent les U7. En s’installant dans les rangs du fond, ils mettent de la distance entre eux et le professeur et peuvent en partie s’invisibiliser.

20La question de la relation entre savoir et pouvoir peut être abordée en détournant un modèle formalisé en sciences de l’éducation et en didactique sous le nom de triangle didactique ou pédagogique. Il met en relation l’enseignant, le savoir et les élèves. Pour Jean Houssaye (1988), dans une situation d’enseignement, des relations privilégiées s’établissent entre deux des trois pôles et disent des modèles pédagogiques. Le triangle didactique permet de penser le savoir et ses formes à travers une approche géographique. Où est le savoir dans la salle de classe ? Qui l’incarne et de quelle manière ? Comment circule la parole ? Est-ce que le savoir peut être dissocié du pouvoir ?

21Chaque dispositif agit comme facilitateur d’une organisation spécifique du triptyque de Houssaye. Ainsi, avec un autobus, le savoir est localisé dans ce que l’on peut appeler le territoire de l’enseignant. Il s’incarne à travers un certain nombre de matérialités ou d’immatérialités : son tableau, les images qu’il projette, son bureau et ce qui s’y trouve (ses notes de cours, les photocopies à distribuer, des livres éventuellement). Ce savoir est éloigné des élèves – plus ou moins en fonction de leur place dans le rang. Il leur est transmis par la voix, l’image, par l’intermédiaire de manuels scolaires ou encore de textes imprimés. Ce savoir va de l’enseignant aux élèves qui doivent le consigner dans leur cahier ou classeur. Avec ce modèle pédagogique, l’enseignant est identifié au savoir, il est le savoir et, au sens propre, il est le lieu du savoir.

22Dans un dispositif en U, ces caractéristiques sont atténuées et combinées avec d’autres. Partons de la circulation de la parole. Si elle peut toujours se faire d’un enseignant/émetteur vers un élève/récepteur, ce dispositif autorise et même suggère d’autres modalités de circulation par le face-à-face qu’il instaure entre les élèves. Symboliquement, un savoir en débat se construit, se partage dans l’espace vide au sein du U que l’enseignant peut enrichir et compléter.

23Dans un dispositif en îlots, le savoir est démultiplié et prioritairement construit au sein de chaque îlot, certes en relation avec des propositions et un encadrement de l’enseignant. Les élèves peuvent devenir producteurs de savoirs. Il n’est alors plus vraiment question de pouvoir. Si la place du savoir est plus difficile à identifier, la circulation de la parole est aussi plus complexe à analyser. Prenons l’exemple de la salle de classe de Vincent Faillet (2017). Avec le projet de classe mutuelle qu’il impulse, les élèves prennent des libertés : « Monsieur, peut-on se déplacer dans la salle de classe ? (…) On voudrait utiliser votre tableau. » (p. 96) Double revendication de mobilité d’une part et d’accès au territoire sanctuarisé qu’est celui de l’enseignant (votre tableau) d’autre part. Les élèves expriment la possibilité de travailler ensemble, de produire, puis de partager et faire évoluer un savoir. Cette demande débouchera sur l’installation de sept tableaux blancs qui seront autant d’espaces partagés et discutés de production de savoirs. Ces évolutions micro-géographiques participent d’une révolution pédagogique : Vincent Faillet dit ne plus guère parler en classe, plus précisément ne plus s’adresser au groupe-classe dans sa totalité et dans le cadre d’un processus de transmission du savoir. Le pluriel est alors requis ; dans chaque groupe, des savoirs sont produits avec l’aide de l’enseignant. Les questions du pouvoir, du contrôle et de l’exposition de l’écrit, de la maîtrise et de la circulation codifiée de la parole ne se posent plus. Le savoir n’a pas disparu, mais à la manière d’une onde, il a été diffracté dans le cadre d’un projet éducatif solidement appuyé par un dispositif spatial.

24Ces dynamiques spatiales complexes dessinent l’image de savoirs pluriels, vivants, discutés, inattendus parfois qui s’opposent en tout point aux « boucles didactiques » des pédagogies transmissives (Audigier et al., 1994 cité par Gille-Gaujal, 2016) caractérisées par des modalités réglées de circulation de la parole de l’enseignant vers les élèves (question) puis des élèves vers l’enseignant (réponse attendue) et de nouveau de l’enseignant vers les élèves (validation et nouvelle question). Ces dynamiques ouvrent un espace pour l’imagination comme le pense Peter Kraftl (2013) qui va jusqu’à prôner le désordre (mess) comme spatialité créatrice.

Corps

25Le corps est « le premier espace où s’imposent les limites sociales et psychologiques données à sa conduite [celle de l’enfant] » (Vigarello, 2018, p. 9). Dans le petit espace de la salle de classe, comme dans l’ensemble des situations micro-géographiques, le corps est central. Pourtant du point de vue des acteurs du monde éducatif, il ne vaut jamais l’esprit et le savoir. Celui de l’élève est l’objet de complexes ambivalences qui varient selon les lieux et les époques : il peut être nié, il est contraint, incorporé dans des pratiques qui l’immobilisent (Pujade-Renaud, 2005) mais qui sont aussi critiquées, il est l’objet de préconisations collectives ou d’un souci d’individualisation, il doit être droit et enserré ou libre de ses mouvements… On pourrait prolonger ces axes des tensions, mais dans tous les cas, comme le montre Georges Vigarello (2018), il dit l’intrication indémêlable du médical et du culturel à toutes les époques.

26Dans les salles de classe, deux enjeux dominent quant à la question du corps : celui des postures et celui de la mobilité. Que ce soit par le carcan de vêtements qui serrent et rigidifient ou par le mouvement qui fortifie les muscles, traditionnellement « Le corps de l’enfant doit être droit. » (Vigarello, 2018, p. 9). Aux conceptions médicales s’ajoute une morale. Le corps droit, redressé, c’est un formatage que l’on retrouve dans l’exercice militaire et dans la gymnastique. Cela va aussi plus loin avec une lutte contre la paresse, le laisser-aller, les idées malsaines… Tim Ingold (2013) fait l’inventaire des types d’associations construites autour du couple que forme la ligne droite et la courbe, associations qui disent la supériorité, la modernité, la rationalité de ce qui est droit. On peut être droit ou avoir « l’esprit tordu », faire preuve de droiture ou être retors (qui à l’origine se dit d’un bâton tordu avant de désigner une psychologie déviante). Plus près de la salle de classe, ce qui est droit relève de l’éducation, de la règle (la même étymologie) v/s la nature, c’est la rationalité contre le sensible, la connaissance contre les sens, l’intellect contre l’intuition, la science contre les savoirs traditionnels… La droite et sa traduction corporelle renvoient aux principes éducatifs du XIXe siècle et à des dispositifs spatiaux de même nature.

27Dans le rapport qu’il publie après avoir visité la section consacrée à l’instruction primaire de l’Exposition universelle de Vienne de 1873, Ferdinand Buisson (1875) dit toute l’importance de la question du corps de l’élève et tous les progrès effectués, par la médecine en particulier, pour dire quelle est la bonne assise. Buisson dénonce le mobilier utilisé en France à la fois pour les torsions qu’il impose à tous et pour la pratique absurde qui consiste à proposer les mêmes bancs et les mêmes tables à tous les élèves quelle que soit leur taille. Néanmoins un seul principe doit guider le choix du mobilier : la rectitude du corps. S’il faut comme le propose Ferdinand Buisson adapter le banc à l’élève plutôt que le contraire, ce n’est pas vraiment dans une logique d’individualisation et dans le cadre d’une pensée nouvelle de la différence. On prend en compte la taille des élèves, mais pour une taille définie, on doit s’adapter à une taille définie de banc-table ; « La remarque vise toujours un groupe d’âge, et non des individus distingués. » (Vigarello, 2018, p. 250) Toutes les préconisations sont d’une extrême précision, de la hauteur du banc à l’angle du pupitre ; le chiffre fait la science. Le détail rassure et, revenons à Foucault, rien n’est innocent dans ces petits riens, rien n’est anodin, tout fait sens.

28À partir des années 1950, si on laisse de côté les anticipations de certains pionniers des pédagogies alternatives, se développent de nouvelles conceptions du corps et de son éducation scolaire qui contestent le paradigme du « corps redressé » (Vigarello, 2018). C’est le début d’une évolution qui conduit à ce que les francophones canadiens appellent l’« aménagement flexible » ou « classe flexible » tandis que presque partout ailleurs on utilise l’expression « flexible seating ». Ces expressions désignent l’ensemble des alternatives à la permanence de la position assise pendant les heures de classe. On définit l’aménagement flexible par l’utilisation d’un « mobilier » varié et nouveau dans les salles de classe, qui permet d’adopter différents types de positions et d’en changer : tapis, coussin, canapés, tabourets oscillants, chaises de hauteur diverses, gros ballons pour s’asseoir… L’efficacité de l’aménagement flexible est discutée. Les quelques études disponibles, si elles ne condamnent jamais cette pratique, n’affirment pas toutes son efficacité et un niveau d’attention des élèves supérieur. Mais cela dit beaucoup de la conception du corps scolaire ; ce qui compte avec ces pratiques, c’est le mouvement, la liberté du corps, le bien-être de chacun.

  • 8 Ce processus de fixation n’a pas disparu. Pour un exemple récent, cf. Clerc, P., 2018.

29On retrouve la même logique, les mêmes évolutions pour ce qui concerne la mobilité des élèves. Au XIXe siècle est posée la nécessité d’immobiliser les élèves dans l’espace de la classe, de les river à des bancs-chaises eux-mêmes rivés au sol8. Chaque individu peut être identifié par sa place et chaque place à sa signification. Les circulations sont rares et réglées. Arpenter la classe, les allées, est le privilège de l’enseignant. Les récréations et l’éducation physique sont l’alibi sanitaire de cette immobilisation avec des temps et des lieux qui permettent au corps de retrouver de la mobilité, plus ou moins contrôlée. L’immobilité a une fonction disciplinaire. Foucault le rappelle : « un des premiers objets de la discipline, c’est de fixer » (1975, p. 254). Il dit aussi combien la fonction de surveillance s’accommode mal de la liberté de mouvement et prolonge sa réflexion en mentionnant le nomadisme. Aujourd’hui, l’immobilité des élèves reste la norme, en particulier dans l’enseignement secondaire ; on ne se déplace pas dans la classe, on est « assigné à résidence » (Pujade-Renaud, 2005, p. 52). Il est pourtant des classes où l’apprentissage est combiné avec d’autres pratiques spatiales et où la circulation choisie devient une possibilité ; pour aller échanger avec un autre groupe, pour s’emparer du tableau et y élaborer une réflexion, simplement pour se dégourdir les jambes et laisser ses idées vagabonder. Pourquoi pas ? Kant et Rousseau pensaient en marchant (Gros, 2009), et Nietzsche allait plus loin en soutenant qu’il ne fallait « prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air dans le libre mouvement du corps » (cité par Gros, 2009, p. 23).

Territoires

  • 9 Le concept de territoire est discuté, polysémique, chez les géographes en particulier. Le Dictionna (...)

30Un territoire est une manière de penser l’espace à travers l’appartenance (« Je suis d’ici, c’est une part de mon identité ») et l’appropriation (« Ici, c’est à moi ; il y a des limites que je suis prêt à défendre »)9. Dans une salle de classe, la question du territoire peut se décliner de diverses manières : du partage aux camps ennemis en passant par les territoires intimes.

31Du haut de sa chaire, le maître de la fin du XIXe siècle contrôle les gradins. Il surveille, mais de loin, semble réduire ses déplacements au minimum arguant peut-être de la raideur malcommode des marches qui lui permettent de descendre de son piédestal. Plus vraisemblablement, pénétrer le camp ennemi n’était pas sans péril. Vu d’en bas, la perception est symétrique. Deux armées qui se surveillent, bref une « hostilité réciproque [qui] se nourrissait de l’immobilité imposée et du face-à-face subi » écrit Marc Le Cœur (2011, p. 96-97) en s’appuyant sur divers témoignages. Deux territoires : « La chaire et les gradins », pour reprendre le titre de son article. Ces métaphores guerrières ne paraissent guère correspondre aux contextes contemporains hors certaines formes de spatialité particulièrement conflictuelles. Pourtant, les témoignages du début des années 1980 recueillis par Claude Pujade-Renaud (2005) n’en paraissent pas si éloignés. Et il n’en reste pas moins que dans nombre de salles de classe, surtout celles agencées « en autobus », les territoires de l’enseignant et des élèves sont clairement distingués. Celui du premier se situe en général face à l’entrée de la salle de classe, il est matérialisé par deux marqueurs spatiaux, deux géosymboles essentiels de l’identité enseignante : le bureau et le tableau. Si l’accès au bureau est strictement privé, l’usage du tableau peut se négocier et déboucher sur une forme de partage territorial.

32Anne-Laure Le Guern et Jean-François Thémines (2017) ont analysé le statut du tableau et celui d’autres marqueurs territoriaux dans deux situations avec des professeurs d’anglais et de musique. Les deux salles de classe disent chacune une identité disciplinaire, un espace de savoir scolaire immédiatement identifiable. Dans la classe de la professeure de musique, les territoires sont assez nettement distingués. Le tableau est approprié exclusivement par l’enseignante qui y vidéo-projette le cours qu’elle a conçu. Rien des propositions des élèves, de leurs interrogations, de leurs savoirs ne peut y prendre place. « Le tableau n’est pas alors celui de la classe, mais celui de la seule professeure » (op. cit., p. 262) qui en fait son territoire exclusif. Ce territoire tend aussi à interdire aux élèves toute forme d’appropriation. Les affichages muraux ne procèdent que de l’enseignante. S’ils disent clairement l’identité disciplinaire, ils peuvent apparaître comme une revendication territoriale visant à cantonner les élèves dans l’espace étroit dessiné par l’ensemble de leurs bureaux. Dans la salle d’anglais, le tableau c’est toujours « la place du professeur » (op. cit., 2017, p. 261) ; c’est elle qui note. Mais les élèves ne sont pas exclus, l’enseignante se fait le relais de leurs mots, ils « trouvent leur place au tableau sans déplacement physique » (op. cit., 2017, p. 261). Il y a là le début d’un partage territorial, le début seulement à cause de la liberté de mouvement de l’une et de la privation de mouvement des autres. Ce partage s’appuie aussi sur les affichages muraux qui associent des documents choisis par l’enseignante et diverses productions des élèves (une affiche qu’ils ont réalisée pour promouvoir leur futur voyage en Angleterre ou les cartes postales de ceux qui sont partis les années précédentes).

33La question territoriale est renforcée par la question très géographique de la densité. Curieusement, elle ne figure que rarement au centre des réflexions sur les espaces d’apprentissages. Pourtant, il n’est pas indifférent de cantonner durant de longues heures des enfants et des adolescents dans quelques dizaines de mètres carrés. Les normes fixées au XIXe siècle avaient estimé à 1,5 m2 au minimum la surface par élève. Ces données varient dans une fourchette relativement étroite : de 2 à 3 m2 semblent être une moyenne aujourd’hui dans les établissements scolaires en France. D’un pays à un autre, les variations sont souvent affaire de niveau de développement mais il n’y a guère d’enquêtes précises sur le sujet10. Ces données qui rapportent la surface de la salle de classe à sa population sont en outre trompeuses : le territoire de l’enseignant est proportionnellement beaucoup plus vaste que celui des élèves. Le premier s’approprie une bande d’espace qui occupe en général tout l’avant de la classe avec, c’est symbolique, un bureau presque toujours plus vaste que celui des élèves. On pourrait aussi lui attribuer les allées pour constater que les élèves sont cantonnés dans un territoire étroit, archipélagique mais sans trop de possibilités de communication. Comparaison n’est pas raison mais permet de se faire une idée de ce que signifie l’espace dont disposent les élèves avec quelques données glanées ici ou là : en deçà de 3 m2 par personne, une plage est considérée comme saturée (Guyonnard et Vacher, 2018) ; l’espace préconisé en France11 pour un bureau varie entre 10 et 15 m2 ; chaque personne dispose en moyenne de 2,8 m2 par personne dans les camps de travailleurs immigrés au Qatar (Bruslé, 2015)… La salle de classe, et le territoire des élèves en particulier, est un espace de forte densité, de promiscuité parfois : on s’y touche, on s’y frotte, on essaye de s’éviter. Cette situation dit aussi la considération accordée aux espaces d’apprentissage.

34Dans ces conditions de surpeuplement, l’intimité semble illusoire. Trente élèves, ce sont aussi trente petits territoires, souvent très provisoires et difficilement appropriés avec une différence considérable entre l’enseignement primaire où chaque élève peut avoir une place pour une durée parfois assez longue, et l’enseignement secondaire où cette possibilité est plus rare, obligeant chacun à se bricoler une intimité territoriale temporaire. Fréquemment les élèves tentent de se construire une sphère personnelle ; ils sortent leur trousse, leurs petites affaires, parfois font barrage aux intrusions avec le livre debout et ouvert devant eux. C’est un « aménagement du territoire » (Pujade-Renaud, 2005, p. 44). Rien de plus normal que d’avoir son petit chez soi, même en classe. Mais ce n’est pas facile, les enseignants ne voient pas toujours d’un bon œil ce désir de retrait et les distances proxémiques nécessaires à l’intimité (Hall, 1971 ; Guyonnard et Vacher, 2018) sont difficiles à respecter dans un espace surpeuplé.

35Changeons d’échelle pour conclure et tenter d’apporter quelques éléments de réponse à la question de la pérennité de la salle de classe dans l’école du XXIe siècle. Une question iconoclaste ? Pas vraiment. Ce petit objet géographique s’est généralisé il y a plus d’un siècle et demi en France et dans différents lieux du monde mais d’autres possibles ont existé. En outre, au fil de ce texte, à travers les questions des organisations spatiales, des modalités d’exercice du pouvoir, des territorialités, du mouvement des corps, j’ai montré à plusieurs reprises en quoi la salle de classe – en particulier dans son agencement le plus conventionnel et le plus répandu de l’autobus – pouvait être une entrave à la mise en œuvre de pratiques pédagogiques renouvelées.

Conclusion

36Pourtant, ce type d’espace perdure et, de l’école primaire à l’université, bien peu de projets de construction ou de rénovation le mettent en question. Certes la force des habitudes, un paradigme éducatif au sein duquel les savoirs transcendent toujours les matérialités, des pratiques pédagogiques qui restent sans doute dominées par la transmission, peuvent éclairer la résistance de la salle de classe. Mais, à une autre échelle, c’est sans doute le lien indéfectible entre la « forme scolaire » (Vincent, 2012) et cet objet géographique qui interdit tout changement, sauf à remettre en question l’organisation même des établissements scolaires. La salle de classe est un élément d’une structure qui ne peut être contestée que dans sa totalité. Cette structure associe un groupe d’élèves, un enseignement et un lieu, à une temporalité. On utilise le même mot pour les trois éléments : faire classe avec une classe dans une classe. Rien de plus explicite que cette fusion syntaxique pour dire l’étroite solidarité entre ces éléments. Sans contradiction, cette solidarité sépare, divise, morcelle et recompose sans cesse, au fil des journées, ces associations groupales, spatiales et disciplinaires.

37Toucher à un de ces éléments, c’est mettre en péril l’ensemble, c’est remettre en cause ce qui fonde les modalités d’enseignement depuis le milieu du XIXe siècle et la généralisation de l’enseignement simultané. C’est signifier la primauté de l’individu sur le groupe, c’est déconnecter l’apprendre de l’enseigner, c’est revendiquer l’autonomie des individus dans leur parcours d’apprentissage, c’est privilégier les échanges, les circulations, la coopération. Certains établissements scolaires franchissent le pas, bien peu. La marche est haute.

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Notes

1 La plupart des références de cette partie du texte sont tirées de l’ouvrage d’Anne-Marie Châtelet et de l’article de Marc Le Cœur. On lira aussi utilement le « Règlement pour la construction et l’ameublement des maisons d’école » promulgué par arrêté ministériel le 17 juin 1880 (en ligne sur Gallica).

2 Devant le tableau pour les enseignements littéraires ou décalé sur le côté afin de suivre les démonstrations pour les enseignements scientifiques. Dans le Programme pour les bâtiments de 1861 (cité par Le Cœur, 2011), on voit ainsi apparaître pour la première fois sans doute, une réflexion sur la différenciation spatiale des salles de classes en fonction du type d’enseignement.

3 Au moment de la rédaction de ce texte, le journal Le Monde illustrait un fait divers tragique (le suicide d’un enseignant) par la photographie d’une salle de classe aux rangées impeccablement alignées. On peut aussi taper l’expression « salle de classe » sur un moteur de recherche pour s’en convaincre.

4 J’ignore l’origine de cette appellation. Si elle fait sens pour ce qui concerne les rangées, elle n’en a aucun pour ce qui est de l’orientation du « conducteur ».

5 Une étude des conseils de classe en collège et lycée (Beaucourt, 2017) nuance cette assertion. En effet, l’installation de tous les acteurs autour d’un rectangle (ou d’un carré) de tables ne détermine pas un statut équivalent. Les enseignants ou le personnel administratif peuvent « contrôler » les élèves, même implicitement, en les installant entre eux ; ajoutons aussi que l’aisance dans la prise de parole ainsi que la fonction transcendent largement un éventuel déterminisme spatial.

6 Laurence de Cock dans « L’école, Charlie et les autres : entrer dans la boîte noire des classes », un dossier de témoignages rassemblés par Laurence de Cock et Vincent Casanova en janvier 2015 : https://aggiornamento.hypotheses.org/2538

7 On peut citer notamment une enquête conduite dans des établissements scolaires en Malaisie qui montre que 62% des élèves (à peine moins que les 80% d’enseignants) préfèrent les dispositifs en autobus (Ramli et al., 2013, p. 225-227)

8 Ce processus de fixation n’a pas disparu. Pour un exemple récent, cf. Clerc, P., 2018.

9 Le concept de territoire est discuté, polysémique, chez les géographes en particulier. Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy et Lussault, 2003) ne propose pas moins de trois articles sur ce seul mot, avec huit définitions différentes dans le premier.

10 On peut néanmoins citer l’étude conduite en Malaisie avec une préconisation de 2,2 m2 par élève mais dans les faits la surface attribuée à chacun peut descendre à 1,7 m2.

11 Voir par exemple un débat au Sénat en 2017 https://www.senat.fr/questions/base/2017/qSEQ170700683.html

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pascal Clerc, « La salle de classe : un objet géographique »Géocarrefour [En ligne], 94/1 | 2020, mis en ligne le 17 avril 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/14426 ; DOI : https://doi.org/10.4000/geocarrefour.14426

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Auteur

Pascal Clerc

Professeur des Universités en géographie, Université de Cergy-Pontoise INSPÉ, laboratoire ÉMA (École – Mutations – Apprentissages), Chercheur associé de l’équipe EHGO (Épistémologie et Histoire de la GéOgraphie), UMR 8504 Géographie-Cités pascal.clerc@u-cergy.fr

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