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II. Sciences humaines et sociales

Histoire du Coran. Texte et transmission

François Déroche
p. 415-429

Notes de la rédaction

La leçon inaugurale, La voix et le calame. Les chemins de la canonisation du Coran, prononcée le 2 avril 2015, sera publiée en 2016 sous forme imprimée (Collège de France/Fayard) et numérique (Collège de France, http://books.openedition.org/cdf/156).

Les cours, ainsi que le séminaire, sous forme de colloque, sont disponibles en audio et vidéo sur le site internet du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/francois-deroche/course-2014-2015.htm et http://www.college-de-france.fr/site/francois-deroche/symposium-2014-2015.htm

Texte intégral

Cours : La voix et le calame. Les chemins de la canonisation du Coran

1Il n’est pas rare de trouver dans les publications relatives au Coran les termes de « vulgate » ou de « canon ». Cette analogie avec la Bible ne doit pas dissimuler le fait que, même si de nos jours un texte coranique particulier constitue la référence dominante, le cheminement qui a conduit à cette situation est relativement complexe. Un épisode crucial dans ce processus a pris place au début du xe siècle, lorsque furent définies de manière précise les conditions que devait remplir une lecture coranique pour être valide au regard de la Loi. Il marquait le terme d’une histoire qui commença un peu avant le milieu du viie siècle et qui, pour l’orthodoxie musulmane, est résumée par la présentation proposée récemment par Yasin Dutton :

  • 1  Y. Dutton, « Orality, literacy and the ‘Seven aḥrufḥadīth », Journal of Islamic studies, 23(1), (...)

Le travail éditorial nécessaire [pour disposer d’une édition du Coran] a déjà été accompli à l’époque de ‘Uthmān, avec des adaptations mineures à l’époque d’al-Hajjāj et une simplification supplémentaire des possibilités grâce à l’action de personnes comme Ibn Mujāhid, Ibn Ghalbūn et Ibn Mihrān dans leur description des sept, huit et dix systèmes de lectures canoniques1.

2Les conditions de transmission orale du Coran du temps de l’apostolat de Muḥammad (mort en 632) restent obscures et l’historien ne commence à trouver un terrain ferme qu’avec les premiers manuscrits coraniques que nous pouvons maintenant dater du troisième tiers du viie siècle. Certes, la tradition musulmane s’est attachée à conserver le souvenir des conditions de mise par écrit, mais les récits qu’elle nous propose soulèvent de nombreuses questions. Comme cela a déjà été souligné à maintes reprises, le vocabulaire employé dans les récits est en lui-même ambigu. C’est notamment le cas de deux verbes qui apparaissent au cœur des récits de la collecte. Le premier, jama‘a, a le sens général de « rassembler, réunir, former une réunion, ou une collection ou un recueil ». Il est d’une part employé pour désigner le processus de compilation qui débouche sur la production du ou des muṣḥaf-s initiaux, mais le verbe se réfère d’autre part à la mémorisation de l’ensemble du texte coranique – un sens qui est signalé par Suyūṭī dans son Itqān fi ‘ulūm al-Qur’ān quand il souhaite écarter une tradition de l’ensemble de celles qui concernent la mise par écrit (mais pas l’inverse). Le second, ‘araḍa, est plus complexe : outre des significations liées à l’idée de « avoir lieu, survenir », il possède des sens plus techniques qui le placent dans un contexte d’apprentissage / enseignement. Reinhart Dozy signale ainsi que

  • 2  R. Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, s.v. ‘arada.

ce verbe s’emploie en parlant d’un professeur qui récite dans ses cours les livres qu’il sait par cœur, et aussi en parlant d’un disciple qui récite un écrit à un professeur afin de profiter de ses observations et ses corrections, ou bien qui récite certains livres afin de prouver qu’il les sait par cœur, en d’autres termes qui passe son examen2.

3Dans les traditions liées au contexte de la compilation, le verbe fait référence à ce processus de récitation par l’élève, mais il a également une valeur plus spécifique lorsqu’il apparaît à propos de la transmission écrite et désigne dans ce cas le processus de collation par lequel l’exactitude de la copie dérivant de l’exemplar, le modèle employé par le copiste pour la transcription, est vérifiée par confrontation avec l’exemplar lui-même.

4Différents récits rapportent que des recueils partiels des révélations avaient vu le jour avant la disparition de Muḥammad en 632, mais si l’existence d’une recension complète réalisée sous l’autorité de Muḥammad lui-même est rapportée par une tradition minoritaire, la majorité soutient que la mise par écrit du Coran eut lieu avant la fin du règne du calife ‘Uthmān, en 656. Ce dernier est généralement crédité de l’établissement du texte qui est reconnu par l’ensemble des musulmans, mais nos sources font état d’autres recueils qui furent le résultat d’initiatives prises par d’autres Compagnons : certains sont relativement peu connus, comme Sālim, d’autres comme Ibn Mas‘ūd ou ‘Alī étant en revanche des personnages de premier plan.

5Deux recensions attirent particulièrement l’attention, celle qui est l’œuvre d’Ubayy b. Ka‘b (mort en 652-653) et celle d’Ibn Mas‘ūd (mort en 653-654). Cette dernière occupe une place particulière en raison de son histoire, marquée par des moments conflictuels, et de sa postérité – la chaîne de transmission de plusieurs des lecteurs canoniques sélectionnés par Ibn Mujāhid remontant à Ibn Mas‘ūd. Sa version, nous dit-on, comptait moins de sourates que celle de ‘Uthmān (les s. 1, 113 et 114 en sont absentes), classées dans un ordre différent (avec peut-être des incidences sur le contenu) et comportant des variantes qui sont mentionnées dans des ouvrages spécialisés. De son vivant, Ibn Mas‘ūd aurait exprimé des critiques contre le codex de ‘Uthmān et son entourage relaya ces revendications. Un ensemble de traditions insiste sur l’existence d’un processus de répétition annuelle des révélations entre l’ange Gabriel et Muḥammad. Et au terme de l’existence de Muḥammad, une ultime répétition, bénéficiant bien évidemment d’une sanction particulière, eut lieu en présence d’Ibn Mas‘ūd. Ces traditions restent confuses en ce qui concerne les conditions de mise par écrit de cette version, mais leur sens est clairement de légitimer son autorité car elle est, en termes de transmission, la plus authentique – les conditions de la compilation sous ‘Uthmān impliquant nécessairement un maillon supplémentaire dans la chaîne de transmission. La version d’Ibn Mas‘ūd resta en usage au moins jusqu’au xe siècle, même après l’épisode fameux, au début de ce siècle, où Ibn Mujāhid fit condamner son contemporain et rival Ibn Shannabudh pour avoir utilisé la version d’Ibn Mas‘ūd pendant la prière, écartant ainsi définitivement cette dernière.

6Les récits de la tradition font effectivement apparaître la pluralité des recensions écrites qui commencèrent à circuler dans les années qui suivirent la mort de Muḥammad, et indiquent bien que la mise au point de la vulgate se poursuivit jusqu’à une date relativement avancée dans le viie siècle, un certain nombre de témoignages permettant de penser qu’une opération visant à toiletter le texte fut menée à bien du temps du calife omeyyade ‘Abd al-Malik. D’un autre côté, il est vrai que, de manière progressive, les savants musulmans médiévaux se sont accordés à donner une plus grande importance à l’un des récits, celui qui attribuait au calife ‘Uthmān le mérite d’avoir donné à la communauté musulmane un texte sur lequel elle pouvait se retrouver. Dans tous les cas, l’information a été transmise selon des principes qu’il convient maintenant de rappeler. Même si la mise par écrit de ce corpus de récits relatifs à Muḥammad et aux premiers temps de l’islam a pris place dans le courant du viiie siècle, à une date plus haute que ce qui était communément admis par les islamologues, leur transmission initiale s’est faite oralement. Très rapidement, comme les historiens modernes, les savants musulmans se sont trouvés confrontés à l’épineuse question de l’authenticité des récits qui circulaient. Pour disposer d’un critère en apparence fiable, ils ont porté une attention particulière à la transmission de l’information. Cette dernière se présente comme un « bloc » qui est précédé par l’indication de la chaîne de transmission ou isnād. Celui-ci peut être analysé de manière à déterminer sa crédibilité (notamment en s’assurant qu’il n’y a pas de rupture parce que, par exemple, deux savants qui constituent une étape de la transmission d’un récit n’ont jamais pu se rencontrer) et à contrôler si les différents personnages qui ont fait passer l’information sont ou non dignes de foi. Ce dernier point est bien entendu de nature plus subjective dans la mesure où il dépend de l’opinion qu’ont pu se forger les spécialistes. Les renseignements recueillis sur les transmetteurs ont très tôt été regroupés dans des ouvrages spécialisés, des dictionnaires, où les utilisateurs pouvaient retrouver des données qui leur permettaient d’apprécier la valeur d’un isnād.

7Le deuxième élément des récits de la tradition est constitué par l’information proprement dite ou matn. Son authenticité est généralement moins discutée que celle de l’isnād, mais les savants médiévaux étaient tout à fait capables de discerner les orientations idéologiques. De fait, il existait plusieurs récits concurrents de la mise par écrit, lesquels étaient transmis selon des isnād différents. L’attitude des auteurs des ouvrages où nous les trouvons variait, entre ceux qui faisaient une sélection et choisissaient une version et ceux qui collectionnaient les récits, même s’ils divergeaient entre eux.

8Les savants occidentaux ont dans un premier temps traité ces données comme s’il s’agissait de récits historiques, mais cette attitude a fait place à des positions extrêmement critiques dès la fin du xixe siècle. Ignaz Goldziher a en particulier fait valoir que la plupart des ḥadīth avaient été fabriqués et ne possédaient donc aucune valeur historique. Sa position a été poussée plus loin par Joseph Schacht : ce dernier est arrivé à la conclusion que les traditions concernant Muḥammad et ses Compagnons et servant de base au droit musulman avaient été forgées dans le courant du viiie siècle, au moment où les fondateurs des écoles juridiques ont élaboré leurs doctrines. Bien que se rapportant initialement au ḥadīth relatif au droit, cette évaluation très négative a été étendue à l’ensemble de la tradition musulmane. Elle explique sans doute le développement d’hypothèses nouvelles sur la genèse du Coran et sa mise par écrit qui n’ont pas ou très peu recours à ces données.

  • 3  H. Motzki, « The collection of the Qur’an. A reconsideration of Western views in light of recent m (...)

9Les données transmises par la tradition musulmane ne doivent toutefois pas être rejetées en bloc. La réflexion méthodologique sur l’utilisation du ḥadīth a été renouvelée en premier lieu par Gautier Juynboll qui, prenant en considération aussi bien l’isnād que le matn, a développé des analyses qui permettent d’apprécier plus précisément la valeur de ce matériel. Afin de mieux comprendre ce système de transmission, nous pouvons suivre la façon dont Harald Motzki, qui se rattache à ce mouvement de « réhabilitation » critique du ḥadīth, s’est appliqué à étudier les traditions dominantes sur la mise par écrit du Coran3. Sa présentation permet de voir comment, en utilisant isnād et matn, il est possible de faire apparaître le lien commun des récits. Dans un premier temps, il prend en considération isnād et matn afin de reconstituer la chaîne de transmission pour chacune des versions de l’histoire de la recension d’Abū Bakr ; cela lui permet d’identifier le personnage qui constitue le lien commun qui se trouve à leur point de départ, Ibn Shihāb al-Zuhrī (mort en 742). De lui dérivent cinq lignes de transmission, l’une d’entre elles correspondant à une œuvre dont l’auteur, Mūsā b. ‘Uqba (mort en 758), a recueilli la tradition relative à cette mise par écrit. Les autres œuvres sont plus tardives, la plus récente étant l’œuvre classique d’al-Bukhārī (mort en 870). Une présentation similaire peut être proposée pour le récit concernant la recension établie sous le règne de ‘Uthmān, entre 644 et 656. Dans le texte du Saḥīḥ d’al-Bukhārī, l’information est précédée de l’isnād suivant : « Mūsā nous a rapporté d’après Ibrāhim qui disait : Ibn Shihāb nous a rapporté qu’Anas b. Malik qui avait rapporté ceci » ; suit le récit lui-même ou matn. Dans ce cas encore, on retrouve comme lien commun de la chaîne de transmission le même Ibn Shihāb al-Zuhrī.

10Comment expliquer cette situation ? Motzki envisage deux possibilités : l’une est que le résultat de son analyse reflète effectivement le processus de transmission et fait apparaître la source réelle des différentes versions. L’autre possibilité est de considérer qu’il s’agit d’une fabrication postérieure à al-Zuhrī. Pour écarter cette possibilité, Motzki fait valoir qu’il serait difficile qu’un nombre important de transmetteurs et collecteurs de traditions aient employé la même façon de procéder alors que d’autres étaient possibles, et plus encore qu’il existe un lien étroit et simultané entre les isnād et les vingt matn qui ont circulé. En d’autres termes, il existe des groupes de matn associés aux transmetteurs initiaux, une situation qui rend plus improbable une manipulation.

11Ce type d’étude permet de répondre aux critiques sur la genèse du ḥadīth en montrant que les récits, dans leur forme initiale, remontent à une période beaucoup plus haute que celle des compilateurs classiques qui ont vécu au ixe siècle. De plus, la découverte au cours des dernières décennies de textes dont la rédaction remonte au viiie siècle et qui contiennent déjà ces informations contribue à renforcer la valeur de ces données. Il n’en reste pas moins que la question se pose de savoir quel a été dans l’espèce le rôle d’al-Zuhrī. Motzki reconnaît d’ailleurs qu’il est possible de considérer qu’il a inventé les deux traditions, relatives l’une à Abū Bakr et l’autre à ‘Uthmān, et qu’il les a ensuite enseignées aux différents personnages qui apparaissent comme ses transmetteurs directs. On peut aussi penser qu’il a effectivement transmis des informations recueillies auprès d’informateurs d’une génération antérieure. Motzki favorise la deuxième possibilité et pense pouvoir en conclure que les deux récits circulaient déjà à la fin du viie siècle, mais comme nous le verrons, il n’est pas totalement certain que le récit d’al-Zuhrī ne soit pas le résultat sinon d’une falsification totale, du moins d’une réécriture de l’histoire.

  • 4  V. Comerro, Les traditions sur la constitution du mushaf de ‘Uthman, Beyrouth, 2012 [« Beiruter Te (...)

12En outre, cette recherche en paternité ne résout pas le problème de la valeur de l’information que nous trouvons chez al-Bukhārī ou al-Tabarī. Comme l’a montré Vivianne Comerro, leurs choix ne correspondent pas à un souci d’historien, mais à des préoccupations d’homme de religion4. Il convient d’observer que les compilateurs de ce que j’appellerai la quatrième génération après al-Zuhrī sont plus ou moins sensibles à la multiplicité des voix. Certains, par exemple al-Nasā’ī, n’ont retenu qu’un récit alors qu’Ibn Abī Dāwūd en connaît trois. Certes, l’accès à l’information n’a pas été le même pour tous ces collecteurs de traditions, mais ce n’est pas le seul moment où nous relevons un indice de sélection. Car les matn, la lettre même des récits, n’est pas identique partout et met en valeur ou omet des informations qui ont une réelle importance. Ces différences ne sont peut-être pas seulement un problème de transmission plus ou moins fidèle d’une génération de collecteurs à une autre, comme semble le penser Motzki. L’enseignement d’al-Zuhrī a pu évoluer sur la durée, sa présentation des faits subissant des inflexions dans un sens ou dans un autre.

13Mais avant toute autre considération, il me semble qu’il faut souligner la convergence des témoignages en faveur de l’ancienneté de la mise par écrit. Il est vrai qu’on discerne dans plusieurs cas une tendance à faire remonter la canonisation le plus haut possible afin de se prévaloir d’une authenticité absolue : c’est notamment le cas des récits qui tournent autour de la dernière récitation de Muḥammad. Un très net accord existe toutefois pour situer le moment où la mise par écrit a pris place entre la mort de Muḥammad (632) et celle de ‘Uthmān (656).

14À la mise par écrit sous le califat de ‘Uthmān sont associés deux thèmes narratifs à propos desquels nous possédons des témoignages qui se chevauchent. Le premier est celui de la pluralité des versions en circulation. Nous le retrouvons sous différentes formes : en premier lieu viennent les récits qui nous signalent l’existence de la copie d’untel ou d’untel. Ainsi est rapportée à l’initiative du premier calife, Abū Bakr, de compiler le Coran. Dans ce cas se pose la question de savoir si nous parlons effectivement d’un codex, ce d’autant plus que, dans quelques cas, on peut se demander si la personne avait la capacité de mener à bien une mise par écrit. Dans le cas de Zayd, différents témoignages indépendants nous permettent de conclure qu’il savait écrire. Ubayy, nous dit-on, avait également été un scribe de Muḥammad ; dans une tradition conservée par Ibn Abī Dāwūd, c’est d’ailleurs lui et non Zayd qui aurait été chargé de la collecte. La maîtrise de l’écriture par Ibn Mas‘ūd reste plus incertaine. De fait, dans un courant de l’historiographie musulmane contemporaine, la difficulté posée par les divergences que présente la version d’Ibn Mas‘ūd est en partie résolue en mettant en question la validité de la source, en l’occurrence l’existence du codex lui-même. En contestant l’information parce qu’elle n’aurait pas été transmise selon les règles, elle se trouve ipso facto disqualifiée. La situation est d’autant plus curieuse que, dans la présentation canonique des lectures ou qirā’āt, Ibn Mas‘ūd figure à l’origine de plusieurs des chaînes de transmission. Si sa version est irrecevable, comment expliquer qu’elle soit la source de lectures canoniques ? Mais ce tour de passe-passe s’est produit à une date postérieure. Quoi qu’il en soit de ce point, il me faut souligner à nouveau cette pluralité et suggérer que le codex d’Abū Bakr n’est peut-être pas tant, comme cela a été suggéré, une invention destinée à attribuer à un personnage incontestable l’origine de la vulgate, qu’une initiative attendue à côté de toutes les autres que fait naître la fin de la prédication muhammadienne et la nécessité de la préserver.

15Une deuxième façon de rapporter l’existence de différentes versions consiste à faire simplement allusion à des divergences. C’est la situation qui est décrite au début du récit conservé par al-Bukhārī, lequel n’élabore pas davantage cette donnée. Enfin, le thème de la multiplicité des versions apparaît sous une troisième forme, celle de la destruction. Cette dernière est tantôt évoquée de manière générale, tantôt ciblée sur un exemplaire en particulier. Je passe les méthodes employées pour atteindre cet objectif : les copies sont ou bien brûlées, ou bien déchirées. Le thème de la multiplicité des copies est donc en définitive un noyau structurant propre à la mise par écrit sous ‘Uthmān qui est repris dans la narration d’un épisode ultérieur.

16Le second thème narratif important de l’épisode de la mise par écrit sous le califat de ‘Uthmān se rapporte à la diffusion de la version que le calife a fait établir. Elle est signalée en termes généraux dans le récit principal de Bukhārī, mais les villes qui reçoivent une des copies sont généralement précisées. Deux listes sont en concurrence, l’une courte où nous trouvons Médine, Damas, Baṣra et Kūfa (à quoi l’opinion commune, selon al-Suyūṭī, ajoute La Mekke), l’autre plus longue qui comporte outre les quatre noms précédents le Yémen et Bahrein. Laissons de côté pour le moment la question de savoir comment il faut analyser ces deux listes pour retenir le point essentiel : la version de ‘Uthmān est destinée à un usage public, il ne s’agit plus de l’initiative privée des débuts.

17Ces données récurrentes dans les différents récits ne sont pas une preuve du caractère véridique de l’information, il s’agit simplement d’une présomption plus forte en faveur de certains éléments. Cela donne toutefois plus de poids au scénario classique que l’on retrouve en définitive dans les œuvres des savants qui estiment qu’il est possible de reconstituer l’histoire de la mise par écrit en suivant les sources traditionnelles. Cette tradition, connue de longue date en Europe comme le montre la présentation faite pas Barthélémy d’Herbelot dans sa Bibliothèque orientale, a été illustrée par Nöldeke, ou encore plus près de nous par William Montegomery Watt ou Régis Blachère. Friedrich Schwally, qui a participé à la refonte de la Geschichte des Qorāns de son maître Nöldeke, s’est montré un peu plus critique que ce dernier vis-à-vis des sources relatives à cet épisode – pris dans son ensemble. Les feuillets de Ḥafṣa, autrement dit la recension initiale, apparaissaient à Schwally comme un des éléments les plus solides du récit. Il était en revanche réservé à propos de l’implication d’Abū Bakr, faisant justement remarquer que l’élément déclenchant de la recension sous son règne, la mort de nombreux musulmans qui connaissaient par cœur le Coran au cours de la bataille de la Yamāma, n’était pas crédible puisque, dans les listes des morts lors de ce combat qui ont été conservées par la tradition musulmane, seuls quelques-uns des « porteurs du Coran » comme on les appelait alors ont effectivement péri. Pour Schwally, il s’agissait donc d’une reconstruction postérieure et il penchait pour une opération mise en marche par le successeur d’Abū Bakr, le calife ‘Umar. Un élément qui aurait joué en faveur de la mise en circulation du récit relatif à la recension d’Abū Bakr est l’estime médiocre dont jouissait ‘Uthmān. On pourrait ajouter que son entourage est également mal vu : Marwān, qui fait détruire les feuillets de Ḥafṣa après la mort de cette dernière, est un personnage très contesté dont l’influence sur ‘Uthmān est jugée particulièrement néfaste. Il aurait donc semblé plus adéquat d’attribuer le mérite de la mise par écrit au pieux Abū Bakr – sans toutefois gommer complètement l’opération entreprise par ‘Uthmān. Les feuillets de Ḥafṣa étaient l’élément fondamental, la version réalisée par Zayd du temps de ‘Uthmān se limitant en définitive à reprendre le texte de Ḥafṣa.

18Lorsque l’on analyse les points de vue traditionnels, on y distingue une volonté collective tenace, dont nous pouvons observer le cheminement de ‘Uthmān à al-Bukhārī, en faveur d’une simplification de la situation en ce qui concerne le Coran, ou pour être plus précis, en faveur d’un texte légitimement unique. On rencontre dans le texte de Dutton cité plus haut un résumé du point de vue défendu par l’orthodoxie. Il n’y aurait donc plus rien à ajouter en ce domaine. Cette volonté de simplification / réduction se heurte à ce que nous dit la tradition de la multiplicité des versions qui auraient vu le jour de manière plus ou moins concomitante dans les années qui suivirent la disparition de Muḥammad, des témoignages que la critique historique, il est vrai, peine à évaluer. Ces versions ont certes été progressivement écartées, mais des échos amoindris de la circulation de codices non-canoniques nous parviennent jusqu’à une date relativement tardive – des témoins signalant que la version d’Ibn Mas‘ūd était encore en circulation au xe siècle.

19En 1974, lors de travaux sur la toiture de la Grande Mosquée de Sanaa, des milliers de fragments de manuscrits coraniques anciens furent découverts entre le faux plafond de la salle de prière et les tuiles. L’architecte italien Paolo Costa s’employa à les récupérer et les autorités yéménites firent appel à l’Allemagne pour assurer la restauration des manuscrits. Parmi les fragments, deux étaient tout à fait exceptionnels. Le premier est un ensemble de feuillets d’une copie du Coran omeyyade qui s’ouvrait sur des enluminures dont les deux plus fameuses semblent représenter deux mosquées. Le second est le fameux palimpseste sur lequel je reviendrai.

  • 5  J. Sadan, « Genizah and genizah-like practices in Islamic and Jewish traditions. Customs concernin (...)

20Cette découverte contribua à faire prendre conscience de l’importance des vestiges de la transmission écrite du Coran au cours des premiers siècles de l’islam. Mais de manière presque simultanée, une recherche de fond sur cette documentation avait débuté en Europe : car différentes bibliothèques abritaient depuis le xixe siècle des fragments coraniques, en quantité plus ou moins importante, qui remontaient aux viie-xe siècles. Les prescriptions des juristes musulmans relatives à la façon de disposer des manuscrits coraniques usagés sont vraisemblablement à l’origine de quatre dépôts de feuillets coraniques usagés situés dans l’enceinte de mosquées5 ; à Damas, Fustat, Kairouan et Sanaa, ces fragments ont été recueillis et placés dans des emplacements où ils pouvaient demeurer à l’abri des souillures. C’est ainsi qu’ont été préservées les plus importantes collections de corans des premiers siècles de l’hégire. Comme les mosquées dont il est question sont attestées depuis le viie siècle et le début du viiie dans le cas de Kairouan, le terminus post quem se place trop haut pour fournir un repère chronologique utile. D’un autre côté, la tentation d’établir une équivalence entre ces dépôts et le lieu de production de manuscrits (en d’autres termes : un manuscrit trouvé à Fustat aurait été copié à Fustat) peut biaiser notre analyse du matériel. Fort heureusement, un certain nombre de notes associées aux fragments montrent qu’ils ont pu, dans plusieurs cas, avoir été conservés en un autre endroit (Ascalon, Tarse, Tyr, etc.) avant de rejoindre l’un ou l’autre des quatre fonds. Ils nous permettent aujourd’hui de disposer d’un témoignage direct, même s’il est incomplet, sur l’état du texte dans les débuts de l’islam. Ce témoignage, qui a tardé à être pris en compte, a modifié au cours des dernières décennies notre approche du Coran et de son histoire.

21Le travail systématique sur ces vestiges, longtemps ignorés par les chercheurs, a permis d’élaborer une méthodologie et des outils de travail qui devraient permettre de mener beaucoup plus loin ces recherches, notamment sur les circonstances de la mise par écrit du Coran. Certes, on connaît des manuscrits qui sont réputés être le « coran de ‘Uthmān » et pourraient donc, en bonne logique, nous fournir une information directe sur le texte au moment même de sa fixation. Il s’agit malheureusement de pieuses reliques qui appartiennent toutes à une période plus récente. Mais un certain nombre de portions plus ou moins importantes de copies anciennes, allant du feuillet au volume presque complet, qui ont été préservées dans les dépôts dont il a été question remontent à une période extrêmement proche de celle où, selon le témoignage de la tradition musulmane, le Coran fut mis par écrit.

22Mais, avant de les examiner, il convient de poser une question importante : une recension contemporaine de Muḥammad a-t-elle existé ? De rares récits l’affirment et des chercheurs comme John Burton l’ont soutenu. Le mode de constitution du texte nous est rapporté par le texte coranique qui nous apprend que la révélation est venue par petits bouts. Si nous nous tournons vers la tradition musulmane, elle rapporte des épisodes où Muḥammad donne des instructions pour que telle ou telle révélation soit placée dans telle ou telle sourate. On peut certes mettre en doute cette présentation qui suppose une existence préalable des sourates dès une époque ancienne, mais le fait même qu’une telle façon de gérer le texte soit attribuée à Muḥammad est en soi suggestive. Elle exclut la constitution d’un codex qui, par ses contraintes matérielles, ne pouvait pas s’accommoder d’un mode de formation relativement aléatoire.

23Richard Bell pensait avoir retrouvé ces éléments originels de dimensions réduites en scrutant minutieusement le texte du Coran : pour lui, les additions ne se firent pas par ajout à la fin de ce qui était déjà connu, mais de manière très variable, parfois par des insertions qui réclamaient un processus éditorial pour faire rimer le passage avec les versets déjà en place dans une sourate. Si nous reprenons l’exemple des versets 12 à 16 de la sourate 23, un noyau de courts versets (12 à 14) est intégré à l’ensemble en cours de constitution pour former la sourate : il faut donc le placer (éventuellement) entre des versets déjà en place et apporter un complément rimé aux versets 12 à 14, une opération somme toute bien plus complexe, on le voit, que ne le serait un simple ajout de texte à la suite d’un morceau déjà constitué. Dans un cas comme dans l’autre, que l’on se tourne vers la tradition ou qu’on se fonde sur les résultats de la critique de la forme, la vulgate ne pouvait être constituée avant que ce processus de formation soit complètement achevé.

24Dans ces conditions, il était indispensable que ce processus complexe ait atteint son terme pour qu’il soit enfin possible de constituer le livre annoncé. Cela n’exclut naturellement pas l’existence de recueils partiels ou provisoires, comme on voudra, dont on ne peut exclure que certains aient été réalisés sous la supervision de Muḥammad. Il est vrai que, à une date relativement ancienne, il est proposé de comprendre l’adjectif ummī, dans la sourate VII, v. 157 et 158, au sens de « qui ne sait ni lire, ni écrire » : ce sens, qui s’impose progressivement auprès des commentateurs musulmans, est contesté sur des bases philologiquement sûres, notamment par référence à la sourate III, v. 75. Il n’en reste pas moins que la tradition tend à minimiser les rapports directs entre Muḥammad et le texte coranique écrit. Quoi qu’il en soit, la vulgate ne peut avoir été intégralement mise par écrit avant 632, date de la mort de Muḥammad.

25Les plus anciens fragments coraniques conservés ne seraient donc postérieurs que d’un quart à un demi-siècle à cette date. Dès la seconde moitié du xixe siècle, des savants connaissaient leur existence, mais ces vieux parchemins ne suscitaient guère d’intérêt si bien qu’ils semblaient être passés de l’obscurité des dépôts des mosquées que j’évoquais précédemment à la pénombre des magasins des bibliothèques. En outre, leur datation était problématique et les auteurs de catalogues s’en tenaient à des hypothèses prudentes. Ainsi, dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de William Mc Guckin de Slane, dont les notices relatives aux fragments du Coran sont l’œuvre de Michele Amari, les feuillets du codex parisino-petropolitanus sont datés du viiie siècle alors que nous savons aujourd’hui qu’ils sont plus vieux d’un siècle.

  • 6  F. Déroche, La transmission écrite du Coran dans les débuts de l’islam. Le codex parisino-petropol (...)
  • 7  Voir F. Déroche, Qur’ans of the Umayyads, Leyde-Boston, 2014, p. 13 et 48-56. La récente médiatisa (...)

26Les progrès dans les méthodes de datation permettent en effet de tenir pour hautement vraisemblable que nous avons des copies qui remontent au troisième quart du viie siècle. En me fondant sur la paléographie et l’état du texte, j’avais proposé cette date pour le codex parisino-petropolitanus6. Des datations par la méthode du C 14 ont renforcé cette position. Le fragment de Sanaa, DaM 01-27.1 a été daté entre 543 et 643 de l’ère commune, un résultat qui est comme souvent un peu trop haut mais positionne le fragment dans une échelle chronologique7. Des copies de cette période, c’est-à-dire réalisées entre 650 et 675, seraient donc pratiquement contemporaines ou au plus postérieures d’une vingtaine d’années à l’opération à laquelle reste attaché le nom du calife ‘Uthmān. Elles pourraient refléter la façon dont ces dernières se présentaient, incluant éventuellement déjà quelques améliorations par rapport à ces exemplares aujourd’hui disparus.

27Leur examen permet de constater que la façon dont ils notaient le texte coranique manquait de précision : les imprécisions de l’outil graphique ne permettaient pas d’éviter les confusions et l’apparition en conséquence de façons différentes de lire et réciter le Coran. Cette étude met effet en évidence l’incapacité où se trouvaient les copistes d’une période pourtant un peu plus récente que le règne de ‘Uthmān à satisfaire aux exigences du projet califien, lequel visait précisément à écarter tout risque de divergence. Si nous nous en tenons au seul rasm, l’absence de diacritiques non pas sur toutes les lettres qui doivent en être pourvues, mais seulement sur celles qui doivent être ponctuées pour que le texte ne soit pas ambigu laissait la porte ouverte aux divergences. Il est inenvisageable que, par une régression considérable et générale, les manuscrits de style ḥijāzī, qui sont des copies postérieures à l’initiative ‘uthmānienne (c’est-à-dire postérieures au plus tard à 656), aient fait un usage plus limité des diacritiques que l’exemplaire ‘uthmānien lui-même. Un rapide contrôle de corans de style omeyyade, produits grosso modo au cours du dernier quart du viie siècle, montre également que l’utilisation des diacritiques était encore insuffisante à une époque encore plus récente pour lever toute ambiguïté lors de la lecture du texte, quoique les copistes les aient employés plus libéralement. La vocalisation était encore rudimentaire : les voyelles brèves commençaient à être indiquées mais tous les alifs nécessaires pour indiquer la présence de /ā/ n’étaient pas encore présents. La solution alternative de l’alif suscrit restait à inventer. Vers la fin du viie siècle, les copies du Coran étaient donc encore bien loin de fournir la solution que le calife, selon la tradition, souhaitait apporter à la communauté.

28Elles demandaient de leurs utilisateurs un certain niveau de connaissance de la langue arabe et du Coran et pouvaient parfaitement être employées par des lecteurs qui ne partageaient pas absolument la même récitation du texte – une situation illustrée par ailleurs par les différents ḥadīth relatifs aux sept aḥruf. Or, si nous revenons au récit transmis par Ibn Shihāb al-Zuhrī, le but poursuivi par le calife ‘Uthmān était précisément de mettre au point une recension du texte qui écarterait tout risque de divergence à propos du texte. Lorsqu’al-Zuhrī meurt en 742, il a déjà derrière lui une quarantaine d’années de « coexistence » avec des manuscrits coraniques beaucoup plus précis que le codex parisino-petropolitanus qui constitue un bon exemple de l’état du texte dans les décennies qui ont suivi la mise par écrit sous ‘Uthmān – pour prendre ce point de référence. Al-Zuhrī peut donc tout à fait avoir perdu de vue le caractère très défectif de l’écriture de ces manuscrits et avoir de ce fait « injecté » dans le récit de la mise par écrit sous ‘Uthmān des éléments plus récents qui, de fait, avaient apporté une solution aux nombreux points défectueux.

29S’il est donc permis de douter que l’opération ait débouché sur une notation du texte suffisante pour prévenir les divergences, son résultat aurait néanmoins été l’établissement d’un rasm canonique, quelque défectueux qu’il puisse avoir été. Et, de fait, on peut admettre que le texte conservé dans les manuscrits les plus anciens, à une exception notable, correspond à celui de ‘Uthmān : entendons-nous, cela signifie seulement qu’un lecteur contemporain peut lire ces copies comme s’il s’agissait de la vulgate, mais cela impose bien entendu qu’il y restitue selon sa propre connaissance du Coran les diacritiques et la vocalisation qui sont absents. Il n’est pas sûr que les copistes et lecteurs de ces copies aient été tous d’accord entre eux – ni qu’ils l’auraient été avec le lecteur contemporain.

30D’un autre côté, si nous lisons attentivement le texte de ces fragments, nous y trouvons outre les variantes que je viens de rappeler un certain nombre de lectures divergentes, c’est-à-dire des points du texte (habituellement un mot) qui ne s’accordent pas avec la vulgate. S’agit-il d’erreurs de copistes ? Dans certains points du texte, cela semble être le cas, dans d’autres non. Qu’il ait alors circulé un nombre plus élevé de variantes que celui qu’a conservé la tradition se trouve confirmé par le fait que telle ou telle de celles qui ont été écartées par la suite est reprise par plusieurs manuscrits à une date ultérieure, ce qui indique bien qu’elles étaient alors intégrées à la transmission.

31Également intéressantes pour l’histoire du texte sont les traces de ce que nous pourrions définir comme un travail éditorial. Dans certaines copies de la strate la plus ancienne, on observe des divisions de versets en des endroits que la tradition ignore. Dans un petit nombre de cas, une situation analogue à celle décelée par Richard Bell dans la sourate 23 apparaît. Dans ce cas toutefois, le bout ajouté pour introduire la rime continue à être isolé comme un verset à part – ou du moins l’était-il initialement car la marque de fin de verset a généralement été effacée par la suite. Comme dans la sourate 23, le sens du segment ajouté est neutre. Certains des fragments anciens du Coran contiendraient donc à titre fossile des marques de cette mise en forme du texte que l’on pressentait. Par oubli (ou pour une autre raison), les copistes ne les auraient pas éliminées de l’état final de la recension.

32Un témoignage nouveau est venu souligner la complexité du processus de transmission du texte coranique et mettre en lumière sa polyphonie initiale. Le palimpseste de Sanaa nous donne en effet accès à une version qui n’est plus simplement une variante de la vulgate, mais un autre Coran. L’une des hypothèses intéressantes à son propos suggère de reconnaître une autre conception du texte plus qu’un état caractérisé par une série de divergences ponctuelles, un mot étant employé à la place d’un autre par exemple. Le sens général ne semble pas tant affecté que la façon de le rendre. Mais je reviendrai par la suite plus en détail sur ce témoin de la seconde moitié du viie siècle. Tout en confirmant et, éventuellement, en précisant les données de la tradition musulmane, le palimpseste apporte un témoignage très frappant sur la circulation parallèle au cours de la seconde moitié du viie siècle de versions concurrentes de la révélation muhammadienne.

33D’un autre côté, le palimpseste étant mis de côté, le parisino-petropolitanus, de même que les autres manuscrits anciens, montre – pour ce que nous possédons – un texte qui, si nous nous en tenons au rasm nu, correspond pour l’essentiel, redisons-le, à la vulgate ‘uthmānienne. Les éléments constitutifs de cette dernière sont déjà présents, même si un certain nombre de points mineurs ne sont pas encore stabilisés : des variantes qui seront éliminées au cours du processus qui conduira à la seconde canonisation et une division en versets, qui fait clairement partie de la transmission manuscrite mais qui est encore très éloignée du système canonique du xe siècle. Mais il est clair que l’objectif central poursuivi qui était, selon le rapport d’Ibn Shihāb al-Zuhrī, de disposer d’un texte empêchant toute divergence et tout désaccord était simplement hors d’atteinte pour des hommes de l’époque.

34La nature de l’intervention du calife ‘Uthmān serait donc différente de celle que la tradition lui attribue. Son implication dans un effort pour faire prévaloir une des transmissions textuelles ne paraît pas faire de doute : nous avons vu que le reproche qui lui était fait d’avoir détruit des corans qui ne correspondaient pas, semble-t-il, à celle qu’il entendait soutenir représente d’un des éléments forts des récits de la mise par écrit. Les données dont nous disposons n’interdisent pas en revanche de penser qu’il a pu jouer un rôle dans la mise en place d’un modèle qui donna une identité visuelle à un courant de transmission déjà existant, représenté notamment par les ṣuḥuf de Ḥafṣa et qui avait reçu l’adhésion d’un certain nombre de fidèles. La mobilisation à différents niveaux des moyens financiers de l’état pour produire des copies y aurait contribué. Faut-il notamment attribuer à ‘Uthmān l’introduction du codex relié ? Il n’est pas le seul à qui soit attribué le crédit d’avoir réuni le Coran « entre deux ais » (bayna al-lawḥayn) – qui pourraient être ceux d’une reliure. Dans un contexte marqué par la concurrence d’autres recensions du texte coranique, l’absence de marges dans les corans de style ḥijāzī pourrait participer de cette entreprise de contrôle : elle constituerait un moyen de prévenir toute tentative d’ajout ou de modification – à l’instar de documents juridiques. En revanche, les raisons d’un usage limité des points diacritiques continuent à nous échapper. Au plus peut-on faire l’hypothèse que le texte demeurait ainsi plus consensuel.

35L’action du calife ‘Uthmān a été décisive pour la formation et la sauvegarde de la vulgate. Le sort du codex d’Ibn Mas‘ūd, dont la transmission s’est déroulée en dehors d’un cadre officiel, fait prendre la mesure des risques courus : au xe siècle, al-Nadīm constate qu’il n’y en a pas deux exemplaires qui se ressemblent. La « vulgate ‘uthmānienne » en revanche, soutenue par l’autorité califienne – par ‘Uthmān d’abord, puis par les Omeyyades et les Abbassides, contrôlée et éditée sur la durée, a débouché sur un texte stable dont les manuscrits coraniques contemporains du parisino-petropolitanus contiennent les éléments fondamentaux.

36Les copies les plus anciennes du texte coranique, celles qui sont dites en style ḥijāzī, s’accordent en revanche relativement bien avec les objectifs qu’aurait poursuivis la recension établie sous Abū Bakr. D’après les récits conservés par la tradition, il s’agit en effet uniquement d’assurer l’enregistrement du texte afin de disposer d’un recours en cas de disparition de ceux qui connaissaient le Coran par cœur. Même si, depuis l’analyse de Schwally, on est en droit de douter qu’un nombre si considérable de ces hommes ait péri lors de la bataille de ‘Aqraba et que le motif invoqué par ‘Umar ait eu un fondement réel, le contexte intellectuel de l’époque et notamment les modalités de l’utilisation de l’écrit telles que les a définies Gregor Schoeler donnent une forte vraisemblance à une opération dont le but était de produire un aide-mémoire – dans tous les sens du terme.

37Au bout du compte, les plus anciennes copies du Coran s’avèrent d’une importance essentielle pour nous permettre d’approcher de plus près l’histoire du texte coranique. La plupart des hypothèses récentes sur la date et les conditions de constitution de la vulgate se signalent par l’absence de prise en compte de ce que nous savons de la tradition manuscrite la plus ancienne qui offre sur plusieurs points des arguments très forts pour les écarter. Certes, redisons-le, le codex de ‘Uthmān (ou l’un de ceux qu’il fit envoyer dans les grandes garnisons de l’empire) a disparu, et ce malgré le nombre de prétendants à ce titre. Certes, également, tous les manuscrits que nous possédons sont postérieurs à l’épisode de la mise par écrit lui-même. Mais même lorsque ces plus anciennes copies conservent des indices qui montrent qu’elles dérivent d’un modèle antérieur, elles ne lui sont postérieures de quelques années. Leur présentation doit de ce fait être peu éloignée des exemplaires initiaux. Les caractéristiques de ces derniers, qui reflètent en partie la mise par écrit, peuvent donc être déduites de cette précieuse documentation. Plus intéressant encore, elle conserve probablement en quelques endroits la mémoire d’un travail de mise en forme du texte et permet ainsi, de manière surprenante, d’appréhender à ces endroits la genèse du texte coranique.

Séminaire : Autour de Fustat. Une bibliotheca coranica en contexte

38Les nombreux fragments provenant de la mosquée de ‘Amr à Fustat et conservés de nos jours à la Bibliothèque nationale de France ont servi de point de départ à une nouvelle approche de la transmission écrite du Coran dans les premiers temps de l’islam. Cette collection, qui se rattache au petit groupe de dépôts de manuscrits coraniques anciens, nous permet, en ce début du xxie siècle, d’avoir un accès presque direct à l’état du texte coranique qui circulait parmi les communautés musulmanes de la seconde moitié du viie siècle.

39Paris n’est pas la seule bibliothèque où ont abouti des manuscrits originellement entreposés à Fustat : sans parler de ce qui est resté en Égypte et de collections où ne sont conservés que quelques feuillets, des ensembles plus importants mais de taille variable, tirés souvent des mêmes copies, se trouvent dispersés entre Copenhague, Saint Pétersbourg et Gotha. La présence dans cette dernière bibliothèque de membra disjecta de manuscrits de Fustat est à l’origine du projet franco-allemand « Paléocoran », financé par l’ANR et la DFG, dont le colloque constituait la première étape.

40Le projet compte s’attacher tout d’abord à reconstituer virtuellement cette bibliothèque dispersée, première étape d’une recherche de fond pour comprendre les différentes facettes de la transmission du texte coranique durant les premiers siècles de l’islam. Sur cette base, nous comptons affiner notre connaissance des écritures, de leur chronologie et de leur diffusion régionale ; nous pensons pouvoir cerner de plus près la façon dont étaient fabriqués les manuscrits et analyser leur enluminure ; enfin, nous espérons étudier en profondeur deux aspects fondamentaux du texte coranique, l’émergence des lectures (les qirā’āt) et la présence de variantes non retenues par la vulgate.

41Le colloque était l’occasion de faire le point sur notre connaissance de la bibliotheca coranica de Fustat : étude de manuscrits en particulier, histoire de la mosquée de ‘Amr ou encore analyse de la tradition des études grammaticales à Fustat, études dont on sait l’importance qu’elles ont eu pour la fixation du texte coranique. Car il s’agit non seulement d’analyser les contenus de cet ensemble de manuscrits coraniques, mais aussi de le replacer dans son contexte, celui de Fustat entre le viie et le xe siècle, plus généralement celui du monde musulman sous les Omeyyades, puis sous les Abbassides.

Cours et conférences à l’étranger

42Berlin, Staatsbibliothek (19 février 2015), conférence inaugurale du colloque « Studies on Johann Gottfried Wetzstein (1815-1905) : Manuscripts, Politics and Oriental Studies ».

Tunis, Université du 19 avril et Bibliothèque nationale (27 et 28 février 2015), cours de codicologie.

Madrid, Universidad Complutense (2-18 mars 2015), conférences dans le cadre du cours « Manuscritos en el islam ».

Koweït, Dār al-Āthār al-Islamiyya (20 avril 2015), « Qur’anic manuscripts in Umayyad times ».

Cambridge, University Library et The Islamic Manuscript Association (11-13 mai 2015).

Publications

Livres

43Déroche F., Qur’ans of the Umayyads: a first overview, Leyde / Boston, Brill, coll. « Leiden studies in Islam and society », no 1, 2014.

Déroche F. et Zink M. (éd.), Voyages, déplacements et migrations : actes de la VIe journée d’études nord-africaines, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2014.

Déroche F., Robin C.J. et Zink M. (éd.), Les origines du Coran, le Coran des origines, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2015.

Articles

44Déroche F., « Des miscellanées princières d’époque saadienne. Le manuscrit 248 de la bibliothèque de San Lorenzo de l’Escoria », dans De Lange N. et Olszowy-Schlanger J. (éd.), Manuscrits hébreux et arabes, Turnhout, Brepols, coll. « Bibliologia », no 38, 2014, 163-174.

Déroche F., « La Chrestomathie arabe de Silvestre de Sacy », dans Espagne M., Lafi N. et Rabault-Feuerhahn P. (éd.), Silvestre de Sacy (1758-1838) : le projet européen d’une science orientaliste, Paris, Les éditions du Cerf, coll. « Cerf-α », 2014, 61-72.

Déroche F. et Robin C.J., « Avant-propos » et « La genèse de la Geschichte des Qorāns », dans Déroche F., Robin C.J. et Zink M. (éd.), Les origines du Coran, le Coran des origines, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2015, I-II et 1-25.

Autres activités

Colloques

45Aix-en-Provence et Marseille, colloque de la Société d’études du Maghreb préhistorique, antique et médiéval (8-11 octobre 2014), allocution d’ouverture et conclusion.

San Diego, International Qur’anic Studies Association (21-22 novembre 2014), colloque The Qur’an: Historical Context, Manuscripts, and Material Culture, « MS R 38 from Kairouan and its Umayyad context ».

Paris, Collège de France (5-6 mai 2015), colloque Représenter dieux et hommes dans le Proche-Orient ancien et dans la Bible, « Anthropomorphisme et aniconisme ».

Cambridge, University Library et The Islamic Manuscript Association (14 mai 2015), colloque The codicology and palaeography of early Qur’an manuscripts, » The prices of the manuscripts in the IIIrd/IXth to Vth/XIth centuries. Preliminary remarks ».

Grand public

46Canal académie, émission à propos des actes du colloque « Les origines du Coran, le Coran des origines » enregistrée le 26 mai 2015.

Radio France, émission « La marche de l’histoire », 4 juin 2015.

RFI, émission « Autour de la question », 24 juin 2015.

Contribution à Science et avenir.

Le Monde des Religions, hors-série « Les 20 dates clés de l’islam », juin 2015.

L’Histoire, « François Déroche, fasciné par le Coran » (no 415, août 2015).

Slate.fr, « Le “Palimpseste de Sana’a” ou la folle histoire d’un autre Coran » (22 juin 2015).

Jury de thèse

47K. Scheper, The Islamic bookbinding tradition, université de Leyde (10 décembre 2014).

C.M.F. Lalli, La production manuscrite en écriture arabe dans les territoires européens de l’Empire ottoman, direction en co-tutelle avec Mme C. Tristano, université de Sienne (13 novembre 2014).

S. Labidi, L’illustration scientifique dans les manuscrits arabes hippiatriques médiévaux, EPHE (10 janvier 2015).

M. Alzoabi, Le papier en Syrie ottomane à partir du fonds des archives de Damas ; étude historique, analyse, restauration, conservation, EPHE (10 janvier 2015).

E. Cellard, La transmission manuscrite du Coran. Étude d’un corpus de manuscrits coraniques datables du viiie siècle J.-C. (7 mai 2015).

   

48François Déroche a pris part à l’évaluation de l’école doctorale NISIS dont le siège est à Leyde et couvre l’ensemble des établissements universitaires néerlandais qui dispensent des enseignements relatifs à l’islam. Il a également pris part aux délibérations du prix Pierre-Antoine Bernheim de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

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Notes

1  Y. Dutton, « Orality, literacy and the ‘Seven aḥrufḥadīth », Journal of Islamic studies, 23(1), 2012, p. 49.

2  R. Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, s.v. ‘arada.

3  H. Motzki, « The collection of the Qur’an. A reconsideration of Western views in light of recent methodological developments », Der Islam, 78, 2000, p. 1-34.

4  V. Comerro, Les traditions sur la constitution du mushaf de ‘Uthman, Beyrouth, 2012 [« Beiruter Texte und Studien », 134].

5  J. Sadan, « Genizah and genizah-like practices in Islamic and Jewish traditions. Customs concerning the disposal of worn-out Sacred Books in the Middle Ages, according to an Ottoman source », Bibliotheca Orientalis, 43, 1986, p. 37-58.

6  F. Déroche, La transmission écrite du Coran dans les débuts de l’islam. Le codex parisino-petropolitanus, Leyde-Boston [« Text and Studies on the Qur’an », 5], 2009.

7  Voir F. Déroche, Qur’ans of the Umayyads, Leyde-Boston, 2014, p. 13 et 48-56. La récente médiatisation de fragments coraniques dont le parchemin a été daté (d’abord Tübingen, puis Birmingham) illustre parfaitement le manque de prudence dans l’utilisation de résultats qui posent problème.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Déroche, « Histoire du Coran. Texte et transmission »L’annuaire du Collège de France, 115 | 2016, 415-429.

Référence électronique

François Déroche, « Histoire du Coran. Texte et transmission »L’annuaire du Collège de France [En ligne], 115 | 2016, mis en ligne le 22 juin 2018, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/annuaire-cdf/12520 ; DOI : https://doi.org/10.4000/annuaire-cdf.12520

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Auteur

François Déroche

Membre de lʼInstitut (Académie des inscriptions et belles-lettres), professeur au Collège de France

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Droits d’auteur

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