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La recherche par l’écrit
Archives et terrains

Race, couleur et citoyenneté au temps de la Révolution française

Une discussion à partir de la pétition du mulâtre libre André à la Convention nationale (1794)
Allan Yvart

Texte intégral

1La Révolution française est synonyme d’immenses bouleversements politiques en France et dans l’ensemble du monde atlantique. L’intensité des mutations qui secouent les métropoles européennes se retrouve dans les colonies françaises, à la Guadeloupe, en Martinique et à Saint-Domingue. Les spécialistes de l’ère des Révolutions atlantiques ont mis en évidence que les espaces coloniaux ne sont pas restés passifs face aux événements qui déchirent l’Europe des monarchies centralisées. Au contraire, les sujets coloniaux, conscients des opportunités que portaient les principes égalitaristes promus par le libéralisme et le républicanisme, se sont fait les chantres des révolutions. C’est ce que nous révèlent les trajectoires d’individus tels que Toussaint Louverture (1743-1803) ou encore les combats des « jacobins noirs » de la Révolution haïtienne (1791-1804).

2En France, les législateurs de la Convention nationale (1792-1795) ont cherché à définir une citoyenneté nouvelle, « moderne » et républicaine. Assez logiquement, la Convention nationale fournit au régime politique républicain un corps refondé de citoyens, balayant au passage les hiérarchies d’ordre de la société française d’Ancien Régime. La question de l’accès aux nouveaux corps de citoyens, et de ses frontières, se heurte rapidement aux aspirations d’hommes et de femmes de couleur originaires d’un empire atlantique français marqué par plusieurs siècles d’esclavage et de traite atlantique.

3Le document analysé ici est une pétition datée du 25 ventôse an II (15 mars 1794), adressée par le mulâtre guyanais libre André aux « Citoyens Représentans » de la Convention. Cet homme de couleur y demande la libération de ses « bienfaiteurs » : la citoyenne Larivière et le citoyen Chambly, emprisonnés pour dérive antirépublicaine. À son échelle, cette courte pétition interroge la manière dont les questions de la « race », de la couleur et de la macule de l’esclavage rejaillissent dans d’anodines affaires de sûreté publique et dans les débats sur la citoyenneté. Surtout, cette pétition individuelle montre comment les libres de couleur font l’expérience de la citoyenneté politique moderne dans une société révolutionnaire en pleine ébullition. En l’occurrence, dans le cas présent, il s’agit de la possibilité tout à fait nouvelle pour ces « libres » de faire usage du droit de pétition consacré par les principes de la toute jeune Révolution française.

4Ce texte doit être pensé au regard de la complexité de la société coloniale antillaise au tournant de la Révolution : mosaïque des couleurs (« nègres », « petits blancs », « mulâtres », « créoles », etc.), articulation complexe des statuts juridiques et des droits des différents groupes « raciaux », questions des mobilités sociales et des stratégies de « blanchiment » (stratégies matrimoniales, accès au foncier, adoption légale, patronage, etc.) avant, pendant et après la Révolution, questions des émancipations juridiques, des abolitions et de leurs chronologies respectives aux xviiie et xixe siècles.

Retranscription

5NdÉ : le contenu du document est ici retranscrit à l’identique, suivant la graphie originale. La note de bas de page figure dans le document source.

Page 1

« Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II, par André, mulâtre de Cayenne, pour solliciter la mise en liberté de ses bienfaiteurs, le citoyen Chambly et la citoyenne Larivierre », p. 1.

« Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II, par André, mulâtre de Cayenne, pour solliciter la mise en liberté de ses bienfaiteurs, le citoyen Chambly et la citoyenne Larivierre », p. 1.

Source : John Carter Library. Document original conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 8-LN27-11485.

6ANDRÉ, mulâtre, né à Cayenne le 29 août 1784.
A LA CONVENTION NATIONALE.

7Citoyens Représentans,
J’étois libre avant le Décret qui abolit l’esclavage. Ma mère et quatre frères et sœurs, que j’ai à Cayenne, l’étoient également. Nous jouissions par avance du bonheur dont, graces à vos bienfaisantes lois, vont jouir les Gens de couleur.

8Si les Noirs vous doivent un juste tribut de reconnoissance, j’en dois un égal à mes bienfaiteurs. Ils ont présagé le bien que la Nation Française feroit un jour. Ils ont fait le bonheur de ma famille ; ils m’ont adopté, prennent soin de mon enfance, et m’élèvent dans les principes du plus pur républicanisme.

9La citoyenne Larivierre étoit habitante de Cayenne, avec son mari. Devenue veuve, […]

Page 2

« Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II... », p. 2.

« Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II... », p. 2.

Source : John Carter Library. Document original conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 8-LN27-11485.

10[…] elle est repassée en France, en 1788. Elle avoit dix nègres esclaves auxquels elle a donné la liberté. Elle m’a emmené avec elle ; m’a assuré 400 liv. de rente, et a fait payer une pension et les frais d’apprentissage d’un métier à mes frères, jusqu’à ce qu’ils ayent été en état de gagner leur vie. Elle m’a emmené, sur l’invitation du citoyen Chambly, qui m’élève sous ses yeux, me prodigue les soins d’un père, et auquel je suis tendrement attaché.

11Voilà mon sort, Citoyens Représentans ; j’étois heureux jusqu’au jour où mes bienfaiteurs m’ont été enlevés.

  • 1 Par ordre de la Section des Invalides, ma bienfaitrice est chez elle, à la garde d’un Citoyen, et (...)

12Ils sont en ce moment en état d’arrestation1, on me dit que c’est pas mesure de sureté générale ; et cependant on m’assure, qu’ils sont connus par les meilleurs citoyens, pour mener la conduite la plus régulière, et pour de vrais républicains. On me dit qu’ils sont en état de fournir les preuves de leur patriotisme. Peuvent-ils être des gens suspects et pervers, ceux-là qui ne vivent que pour la liberté et l’égalité ?

Page 3

« Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II... », p. 3.

« Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II... », p. 3.

Source : John Carter Library. Document original conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 8-LN27-11485.

13Je viens vous demander leur liberté. Le bien que vous venez de nous faire, ils me l’ont fait d’avance. Je leur dois la liberté dont je jouis. Le plus saint de mes devoirs est de la demander pour eux.

14Les larmes aux yeux, je réclame ma mère adoptive. Je réclame également celui qui me tient lieu de père. Vous ne pouvez, Citoyens Représentans, vous refuser à ma prière. Faites jouir mes bienfaiteurs du bien que vous avez fait aux Gens de couleur. Ils en seroient indignes, s’ils ne partageoient avec les blancs. Ecoutez ma foible voix. Rendez-moi ma mère, rendez-moi celui qui me tient lieu de père. Nous bénirons tous à jamais le jour où nous serons réunis par vos bienfaits.

15ANDRÉ, mulâtre.
Rue St. Dominique, no 1544, Section des Invalides.

16Ce quintidi 15 Ventôse, l’an II de la République Française une et indivisible.

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Notes

1 Par ordre de la Section des Invalides, ma bienfaitrice est chez elle, à la garde d’un Citoyen, et mon père adoptif à la maison d’arrêt des Carmes, rue de Vaugirard.

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Table des illustrations

Titre « Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II, par André, mulâtre de Cayenne, pour solliciter la mise en liberté de ses bienfaiteurs, le citoyen Chambly et la citoyenne Larivierre », p. 1.
Crédits Source : John Carter Library. Document original conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 8-LN27-11485.
URL http://journals.openedition.org/slaveries/docannexe/image/508/img-1.jpg
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Titre « Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II... », p. 2.
Crédits Source : John Carter Library. Document original conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 8-LN27-11485.
URL http://journals.openedition.org/slaveries/docannexe/image/508/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 509k
Titre « Pétition adressée à la Convention nationale, le 15 ventôse an II... », p. 3.
Crédits Source : John Carter Library. Document original conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 8-LN27-11485.
URL http://journals.openedition.org/slaveries/docannexe/image/508/img-3.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Allan Yvart, « Race, couleur et citoyenneté au temps de la Révolution française »Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 20 novembre 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/508 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slaveries.508

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Auteur

Allan Yvart

ANR-15-CE33-0007, « Réparations, compensations et indemnités au titre de l’esclavage (Europe-Amériques-Afrique) (XIXe-XXIe siècles) », France

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Droits d’auteur

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