Les cités éducatives : des missions d’intermédiations réorganisées ?

DOI : 10.35562/diversite.3431

Abstracts

Cet article met en exergue les caractéristiques communes aux professionnels pivots à partir de leurs pratiques et de leurs discours. Grâce à des corpus issus de deux enquêtes ethnographiques, six caractéristiques sont proposées et questionnées. Il s’agit, par la suite, de rendre compte de l’incidence des professionnels pivots dédiés aux cités éducatives sur les pratiques partenariales, à l’échelle de ces territoires singuliers. En quoi les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives se distinguent-ils de professionnels pivots antérieurs à ces labélisations et qu’est-ce que cela produit à l’échelle du territoire ?

This article highlights the common invariants to the interface professionals, based on their practices and their discourses. Thanks to corpus from two ethnographic investigations, six invariants are proposed and questioned. Based on these characteristics, the aim is to take account of the impact of the interface professionals dedicated to educational cities on partnership, on the scale of these singular territories. In what way do the interface professionals dedicated to the “cité educative” differ from the interface professionals who preceded these labels and what does this produce at the territorial level?

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Les cités éducatives, aujourd’hui au nombre de 200, sont des territoires composés de grands quartiers d’habitats sociaux de plus de 5 000 habitants, au sein desquels des dysfonctionnements urbains et des enjeux de mixité scolaire et sociale sont repérés.

Dans les cités éducatives, des ressources financières supplémentaires, majoritairement abondées par le ministère chargé de la Ville et du Logement et par le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, sont complétées par les collectivités elles-mêmes et divers partenaires financiers (CAF [caisse d’allocations familiales], conseil départemental, ARS [agence régionale de santé]…), dans le but de construire de nouvelles alliances éducatives émanant d’une nouvelle démarche partenariale.

Chaque cité éducative est ainsi pilotée par une troïka, composée de représentants rattachés à l’Éducation nationale, à une municipalité et à une préfecture. À la différence des dispositifs éducatifs préexistants, les cités éducatives conçoivent le partenariat à l’échelle des professionnels du territoire, mais également à l’échelle de la gouvernance. Ce ne sont plus uniquement les acteurs de terrain qui doivent collaborer, mais l’ensemble des professionnels ancrés au cœur des trois institutions parties prenantes des cités éducatives : le partenariat doit en premier lieu être mis en œuvre entre les représentants des institutions. Cette réorganisation du territoire au travers d’une gouvernance élargie et partagée bouleverse un ensemble de professionnels et de professionnalités.

Enfin, les cités éducatives coexistent avec d’autres territoires politiques préexistants, notamment les réseaux d’éducation prioritaire (REP), les projets ou programmes de réussite éducative (PRE) des quartiers prioritaires de la ville (QPV). La superposition de ces politiques publiques prioritaires implique une juxtaposition et un empilement de professionnels pivots aux missions similaires et aux postures équivalentes ainsi qu’une superposition des dynamiques et des interactions partenariales.

Au sein de cet article, une distinction est établie entre les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives, que sont principalement les chargés de mission, les chefs de projet opérationnels ou encore les coordinateurs cité éducative et les professionnels pivots ancrés sur ces mêmes territoires en amont de la labélisation des cités éducatives : ces derniers sont majoritairement des chargés de mission municipaux, des médiateurs, des assistants sociaux scolaires ainsi que des coordinateurs REP évoluant à l’échelle d’un territoire, ou encore des conseillers techniques, des chargés de mission au rectorat et au sein d’instances financeuses, mais également des conseillers en ingénierie de formation présents dans les rectorats. Nous proposons ici, au-delà des spécificités des postes occupés et des missions exercées préalablement, de mettre en avant des caractéristiques communes aux professionnels pivots et de rendre compte de l’incidence des professionnels pivots dédiés aux cités éducatives sur les pratiques partenariales établies.

Afin d’appréhender les professions pivots, deux corpus distincts, recueillis grâce à une démarche ethnographique, sont exploités :

  • un premier corpus comprend 220 heures d’observation effectuées parmi quatre REP, dont deux situés à l’ouest du Val-de-Marne et deux implantés au cœur de zones périurbaines dans une ville située dans le nord-est de la Nouvelle-Aquitaine. Les observations ont été menées au sein et autour de dispositifs CLAS (contrats locaux d’accompagnement à la scolarité) et 16 entretiens ont été réalisés, dont 9 auprès de professionnels pivots ;
  • un second corpus repose sur la monographie d’une cité éducative située à l’ouest du Val-de-Marne. Ce territoire est préalablement défini REP et QPV. Cette cité éducative compte plus de 7 000 habitants dont 3 000 jeunes de moins de 25 ans et comprend 5 écoles élémentaires, 2 collèges et diverses structures socioculturelles (médiathèque, cinémas, centres sociaux, gymnases, associations…). Cent trente heures d’observation ont été réalisées au sein des instances cités éducatives, mais également dans des structures socioculturelles locales et particulièrement dans deux structures sociales. Quinze entretiens auprès de professionnels ont été effectués, dont 5 auprès de professionnels pivots.

Des professionnels pivots : des caractéristiques communes, spécifiques ou singulières ?

Les professionnels pivots antérieurs à la labélisation « cité éducative » et les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives partagent six caractéristiques, dont nous explicitons ici les singularités et les spécificités.

Des missions d’interface prescrites : une réponse aux injonctions

Les professionnels pivots antérieurs à la labélisation « cité éducative » doivent, en réponse à l’injonction partenariale, constituer des liens entre des institutions, des organisations ou des professionnels :

Mes missions, c’est d’accompagner le tissu associatif existant sur le quartier, l’ensemble des acteurs et d’assurer une coordination en partenariat pour qu’il y ait des échanges et un peu plus de fluidité à l’échelle d’un territoire. (Chargée de développement municipale)

Ces missions d’interface reposent sur des qualités relationnelles, managériales, stratégiques et opérationnelles que doivent mobiliser ces professionnels au quotidien (Greffier, Tozzi, 2012). Il s’agit à la fois de penser, de construire et de prendre des décisions incidentes sur les interactions présentes à l’échelle d’un territoire et de fédérer autour d’une culture commune construite auprès et avec les acteurs de terrain.

Pour les chefs de projets ou chargés de mission cité éducative, les missions d’intermédiation inscrites au sein de leurs fiches de poste sont, de surcroît, le credo de la démarche cité éducative. Pour ces professionnels, les missions d’interface viennent parfois en complément d’une profession reconnue, toujours exercée à mi-temps.

En outre, les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives se situent à la croisée des institutions et sont dépendants de logiques descendantes : ils doivent intérioriser des injonctions émanant de la gouvernance tripartite de la cité éducative, parfois sans être associés aux échanges, avant de transmettre les décisions aux acteurs de terrain. Cette troïka interinstitutionnelle est l’une des principales singularités des cités éducatives qui engendrent des difficultés supplémentaires pour les professionnels pivots concernés. Effectivement, ces professionnels pivots ne sont pas les moteurs d’une culture commune provenant du territoire, mais des professionnels qui étendent ou démocratisent une culture commune pensée par les représentants de la cité éducative. De tels professionnels pivots ne peuvent impulser d’initiatives locales sans l’aval de la troïka et de ses représentants.

Une grande polyvalence : des missions et des pratiques diversifiées

Aussi, les missions d’interface impliquent une importante polyvalence commune aux différents professionnels pivots. Les professionnels pivots antérieurs à la labélisation « cité éducative » possèdent une polyvalence en termes de compétences et de connaissances, puisqu’ils sont amenés à travailler sur des thématiques diverses et sans cesse renouvelées, en utilisant une pluralité de méthodes et de processus :

Étant donné qu’il y a beaucoup d’outils différents, c’est un peu multitâche, il faut être quand même disponible dans sa tête pour passer d’un outil à un autre. (Chargée de mission parentalité CAF)

Cette polyvalence et la forte adaptabilité qu’elle sous-tend confortent la notion de « métiers flous » (Jeannot, 2005) et participent aux brouillages des cadres professionnels. De même, les professionnels pivots rattachés aux cités éducatives doivent s’adapter, en jonglant entre des missions propres à leurs professions et pour lesquelles ils sont qualifiés et des missions de coordination, émanant de la récente labélisation du territoire et pour lesquelles ils forgent leurs expériences empiriquement :

On va essayer de créer une instance où on va inviter les parents d’élèves pour venir échanger et discuter et pourquoi pas leur attribuer un petit budget pour qu’ils réfléchissent à des actions (chargé de mission cité éducative)

Il s’agit pour ces professionnels de répondre à des missions toujours plus nombreuses, diversifiées, voire incertaines (Bordiec, Pinsolle, 2021) et dépendantes des injonctions qui émanent de la troïka.

Le bricolage (Bioul, 2019) est ainsi au cœur des pratiques de l’ensemble des professionnels pivots, qu’ils soient dédiés aux cités éducatives ou non. Ce bricolage découle des injonctions que ces professionnels doivent respecter et des objectifs qu’ils doivent atteindre. Il peut toutefois être considéré comme un levier, puisqu’il permet l’innovation (Lavigne, 2022). Toutefois, les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives peinent à impulser des innovations, en raison d’aspects pratico-pratiques ou organisationnels limitant, mais également en l’absence d’expériences et de recul dans ces pratiques d’intermédiation.

Une capacité, une liberté à outrepasser les cadres institutionnels

De plus, les professionnels pivots antérieurs à la labélisation peuvent ou doivent contourner les prescriptions officielles :

Voilà, on va s’arranger, on va dire, avec le cadre pour répondre à la demande faite, est-ce que c’est pour rester en bons termes, est-ce que c’est pour ne pas mettre en péril les financements, on contourne. Je pense que, pour réussir à faire fonctionner quelque chose, on n’a pas d’autres choix. (Coordinatrice REP)

Ces professionnels pivots sont ancrés au sein de leurs institutions de rattachement et participent à la mise en œuvre d’injonctions institutionnelles à l’échelle locale. Ils sont assimilés à des équilibristes, travaillant aux frontières et donc aux marges des cadres institutionnels. Autrement dit, ces professionnels de l’interface possèdent une indépendance, aussi bien horizontale que verticale (Nay, Smith, 2020).

Toutefois, si les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives sont également rattachés à une institution de référence, ils sont pris en étau entre des normes qui émanent de leurs propres institutions et des normes pensées et conçues de manière tripartite par les représentants de la cité éducative. L’organisation singulière de la cité éducative en troïka implique la coexistence d’injonctions non assimilables. De ce fait, le professionnel pivot se protège des injonctions contradictoires en se concentrant sur les normes propres à sa seule institution de rattachement, quitte à s’éloigner des préconisations et souhaits de la troïka. Face à une liberté d’action aux limites floues, ces professionnels se protègent des normes qu’ils ne connaissent pas ou ne maîtrisent pas et peuvent rencontrer des difficultés à dialoguer avec des professionnels, des instances ou des institutions dont les normes leur paraissent trop étrangères.

Une légitimité reconnue de tous

En outre, les professionnels pivots possèdent également une grande légitimité, que nous proposons comme la quatrième caractéristique commune à ces acteurs éducatifs. Pour les professionnels pivots antérieurs à la labélisation cité éducative, cette légitimité repose sur une reconnaissance. C’est la reconnaissance du statut, mais également des démarches et des résultats, notamment en termes d’avancement de projets et de constitution d’alliances éducatives, qui légitime le professionnel pivot :

On est dans l’échange et souvent, moi, je fais juste courroie de transmission pour que les gens ne s’affrontent pas, et avec moi, ils ne s’affrontent pas non plus, à chaque fois, ça se passe bien. (Coordinatrice REP)

Cette légitimité, fondée sur un respect mutuel, reste fragile puisque les missions effectuées par ces professionnels sont peu reconnues explicitement et reposent sur une reconnaissance implicite, propre à chacun : la connaissance du territoire et des professionnels qui y évoluent concourt à la légitimité du professionnel pivot.

Les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives, quant à eux, sont peu admis par les acteurs du territoire, qui ne reconnaissent ni leurs pratiques ni leurs postures :

Nous, on voit pas grand monde non plus descendre sur les événements, au niveau cité éducative, le chargé de mission ne descend jamais et pourtant c’est une information que tout le monde a. (directrice d’une structure sociale)

En revanche, ces professionnels pivots sont reconnus, soutenus et accompagnés par les membres de la troïka. Cette reconnaissance exclusivement institutionnelle engendre un silence organisationnel (Rocha et al., 2017) : les informations, les connaissances et les pratiques des acteurs de terrain ne sont pas données à voir aux professionnels pivots dédiés à la cité éducative, qui ne peuvent les exposer aux représentants institutionnels. Les injonctions stagnent au niveau des sphères institutionnelles et les innovations permanentes restent ancrées à l’échelle du territoire (Alter, 2010). L’absence de reconnaissance du professionnel pivot dédié à la cité éducative par les acteurs de terrain émane de sa position hiérarchique : lorsque les acteurs de terrain le sollicitent, le professionnel pivot peut paraître inopérant puisqu’il ne peut s’avancer d’après un ensemble d’éléments qui ne relèvent ni de décisions personnelles, ni de son institution, mais des décisions de la troïka. En restant vague et imprécis lors de ces sollicitations, le professionnel pivot dédié à la cité éducative perd en crédibilité.

Des trajectoires professionnelles distinctes ?

La légitimité acquise par les professionnels pivots dépend du poids de leurs trajectoires professionnelles et de l’ancrage du professionnel pivot sur le territoire. Les professionnels pivots antérieurs à la labélisation « cité éducative » s’inscrivent dans des trajectoires fondées sur l’expérience, où ils acquièrent des compétences et des connaissances au fil de leurs carrières, pour atteindre, à terme, ces postes pivots, qui constituent à leurs yeux des postes podiums. Ce sont des professionnels qui possèdent soit des formations classiques et qui ont gravi les échelons au cours du temps, soit des professionnels à la formation éclectique, qui ont assuré une diversité de professions leur permettant de développer les qualités requises pour ces postes pivots, notamment des compétences managériales et relationnelles.

Presque en opposition, les professionnels pivots dédiés dans les cités éducatives restent ancrés dans des processus et des pratiques professionnelles propres à leurs institutions et s’attachent peu à la reconnaissance des acteurs de terrain, puisqu’ils ne voient pas en ce poste une consécration, mais bien une étape, un tremplin dans l’accession à des postes à plus grandes responsabilités au sein de la même institution : le respect et l’ancrage parmi les cadres hiérarchiques sont donc primordiaux. Les professionnels pivots sont recrutés sur diplôme et non au regard de leurs expériences. Les missions d’intermédiation sous-jacentes à ces postes permettent à ces professionnels d’acquérir des connaissances et des compétences managériales et relationnelles, qui leur seront utiles pour la poursuite de leur carrière.

Des engagements personnels singuliers…

Au-delà de ces invariants factuels, une sixième et dernière caractéristique, plus informelle, peut être dégagée : il s’agit de l’engagement personnel. Les professionnels pivots antérieurs à la labélisation « cité éducative » partagent une sensibilité commune et croient personnellement aux valeurs qu’ils défendent professionnellement : ils s’engagent et s’impliquent dans leurs missions professionnelles (Arnstein, 1969), souvent au-delà des attendus, sous des formes pouvant aller jusqu’au militantisme (Glasman, Ion, 1993) :

C’est un poste qui est extrêmement intéressant, mais où nous avons énormément de travail, et 35 heures, on ne connaît pas. Ça veut dire qu’on annule des vacances, on ne prend pas les jours qu’on devrait prendre, bien souvent, on peut être amené à faire toutes sortes de réunions, tout le temps, à tous les instants, en dehors des créneaux horaires. C’est normal, ça va avec le poste. (Conseillère territoriale CAF)

Bien souvent, on exige de ces professionnels pivots une action performative, une capacité à atteindre des objectifs et d’en rendre compte tout en dépendant de l’action et de l’engagement des autres acteurs du territoire.

Si les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives sont ancrés moins durablement au sein d’une cité éducative et qu’ils ont la volonté de poursuivre une carrière en dehors de ces territoires labélisés, cela n’empêche pourtant pas une implication forte de la part de ces professionnels :

Maintenant je prends contact assez rapidement, donc ça, c’est une compétence que j’ai vraiment développée. C’est d’ailleurs ce que j’aime dans cette mission, ce côté-là de pouvoir développer des choses. (Chargé de mission pour l’Éducation nationale)

Cette implication est toutefois plus orientée vers soi et vers la nécessité de prouver des acquisitions en termes de compétences professionnelles, au détriment peut-être d’une implication tournée vers le territoire et les actions éducatives mises en œuvre. Ces professionnels pivots dédiés aux cités éducatives font preuve d’une importante implication professionnelle malgré des injonctions parfois contradictoires, des activités plurielles et une nécessité permanente à s’adapter. Leurs investissements personnels sont orientés vers la poursuite et l’évolution de leurs carrières.

L’émergence de professionnels pivots dédiés aux cités éducatives : quelles incidences ?

Les caractéristiques mises en avant jusqu’ici rendent compte des divergences et des convergences entre différents professionnels pivots présents à l’intérieur d’un même territoire.

Effectivement, les cités éducatives sont implantées dans des territoires où d’autres labels et dispositifs préexistaient. La superposition de territoires prioritaires (REP, PRE, QPV, cité éducative) implique un empilement des professionnels pivots. De plus, l’organisation de la cité éducative en troïka démultiplie les professionnels concernés par l’enjeu partenarial, créant ainsi des bouleversements professionnels à l’échelle locale. Ainsi, à l’échelle du territoire enquêté, des chargés de mission municipaux, des coordinateurs REP ou encore des médiateurs, présents en amont de la labélisation, coexistent auprès des chefs de projets opérationnels et chargés de mission cité éducative, nouvellement ancrés au cœur du même territoire géographique.

Des résistances chez les professionnels antérieurs à la labélisation « cité éducative »

Face aux bouleversements institutionnels causés par la labélisation du territoire, les professionnels pivots antérieurs à cette labélisation engagent des résistances plus ou moins passives (Morel, Pesle, 2020) à l’égard des professionnels pivots dédiés aux cités éducatives : des résistances politiques et psychologiques émergent (Soparnot, 2013) et modifient les pratiques professionnelles (Draelants, Revaz, 2022).

Les professionnels pivots antérieurs à la labélisation mettent en œuvre des résistances politiques lorsque les jeux de pouvoir et les libertés d’action sont modifiés. Ils ont conscience des objectifs partenariaux pensés par la cité éducative et sont en mesure de les mettre en acte, toutefois, la réappropriation et le monopole du partenariat par l’entité cité éducative remettent en cause le travail qu’ils effectuent, les relations déjà construites à l’échelle du territoire et remettent en question leurs pouvoirs et leurs libertés d’action. Ce ne sont pas les idéaux qui entrent en conflit, mais bien les pouvoirs d’action renégociés à l’échelle locale qui engendrent des tensions entre les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives et ceux antérieurement implantés sur le territoire. Ainsi, certains de ces professionnels pivots ont la sensation de perdre le contrôle, de posséder un pouvoir de décision et de financement restreint, comme ce peut être le cas de la CAF :

Moi, la grande critique que je fais, c’est qu’on ne respecte pas le cahier des charges originel, on devait faire à minima un comité de pilotage par an, voire plusieurs, on devait faire des bilans, bilans intermédiaires, bilans d’année, pfff… on ne fait rien de tout ça. (Chargée de mission CAF)

Ainsi, l’organisation tripartite de la cité éducative est à l’origine de tensions politiques, puisqu’elle participe à l’invisibilisation des partenariats déjà en œuvre sur le territoire. La réorganisation des pratiques partenariales met en avant les « nouveaux » partenariats interinstitutionnels émanant de la cité éducative, au sein desquels les professionnels pivots antérieurs à cette labélisation sont peu associés. Cette organisation singulière entraîne des formes de résistance politique passive (Orth, 2002) allant jusqu’au désinvestissement de certains professionnels pivots.

Des résistances psychologiques apparaissent également lorsque la déstabilisation produite par la labélisation « cité éducative » génère des remises en question personnelles et professionnelles. Ces résistances mettent en exergue le sentiment ambivalent de devoir renier ses valeurs et ses missions initiales pour atteindre, en outre, des objectifs sensiblement équivalents. De fait, ces résistances dépendent à la fois du professionnel lui-même, de son ancrage institutionnel, mais également des responsabilités qu’il se voit octroyées ou retirées (Soparnot, 2013). La gouvernance tripartite de la cité éducative et les décisions prises à cette échelle sont à l’origine d’un nouveau découpage des postes et des missions, influençant le quotidien des professionnels pivots :

J’ai l’impression de faire les choses qu’à moitié parce que je me sens trop administrative, pas suffisamment sur le terrain. Il y a aussi des choses dans mes missions que je fais moins bien, de manière moins approfondie. (Ancienne responsable du service éducation – actuelle responsable grands projets pour la ville)

La réorganisation des pratiques et des temporalités, par l’accumulation ou la déduction de missions, participe à la mise en tension des pratiques partenariales à l’échelle du territoire.

Vers une dilution des pratiques partenariales ?

La mise en œuvre des cités éducatives implique la coexistence d’une pluralité de professionnels chargés de la médiation entre les institutions et les professionnels à l’échelle d’un territoire. Toutefois, au regard des résistances et des désengagements repérés chez les professionnels pivots antérieurs à la labélisation « cité éducative », il s’agit de cerner les incidences produites par la coexistence des professionnels pivots au sein des cités éducatives.

L’empilement de professionnels en charge des pratiques d’intermédiation impliquerait, de fait, un plus grand nombre d’interactions et une expansion du partenariat à l’échelle locale. En revanche, au sein de la cité éducative enquêtée, la coexistence de professionnels pivots antérieurs à la labélisation et de professionnels pivots dédiés aux cités éducatives entraîne la mise en œuvre d’interactions partenariales, plus nombreuses, mais moins abouties et peu coordonnées. Effectivement, le travail d’intermédiation n’a pas été repensé et réorganisé.

De plus, l’absence d’espaces pensés par la gouvernance de la cité éducative, dédiés à l’interrelation entre les différents professionnels pivots et leurs éventuels interlocuteurs, renforce cette dilution de l’intermédiation (Detchessahar, 2001). De ce fait, les professionnels pivots dédiés à la cité éducative impulsent des liens avec les acteurs du territoire sans avoir connaissance des interactions entreprises par les professionnels pivots antérieurs à la labélisation. Autrement dit, les professionnels pivots dédiés à la constitution d’interactions partenariales peinent à travailler en lien avec les autres professionnels pivots du territoire, comme si chacun des professionnels pivots estimait que le travail d’intermédiation avec tel ou tel acteur de terrain dépendait d’un autre professionnel pivot et ne lui revenait pas.

Ainsi, les pratiques d’interface reposent sur des interactions réticulaires (Morel, 2020), fondées sur la quantité et la diversité des professionnels investis au sein des échanges. Ce type d’interactions réunit une multitude de partenaires, toutefois les partenariats qui en découlent sont moins qualitatifs et moins durables.

Pour conclure…

Dans cet article, six caractéristiques retrouvées parmi les pratiques et les postures des professionnels pivots ont été établies. Certaines d’entre elles apparaissent comme des invariants aux différents professionnels pivots, qu’ils soient dédiés aux cités éducatives ou non, notamment en termes de mission et de polyvalence. En revanche, d’autres caractéristiques s’incarnent différemment lorsque les professionnels pivots sont dédiés aux cités éducatives : la légitimité, la capacité à outrepasser les cadres, l’ancrage professionnel ou encore l’implication sont des caractéristiques particulièrement impactées par l’organisation tripartite singulière des cités éducatives. Autrement dit, les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives perpétuent certains invariants et en reconfigurent d’autres.

Les singularités relevées chez les professionnels pivots dédiés aux cités éducatives et l’organisation tripartite auxquels ils sont soumis participent à la mise en tension des pratiques partenariales locales. Effectivement, l’arrivée de ces professionnels pivots singuliers, dédiés aux cités éducatives, participe à l’émergence de résistances professionnelles politiques et psychologiques chez les professionnels pivots antérieurs à la labélisation. À ce jour, les professionnels pivots présents au sein de territoires labélisés « cité éducative » peinent à coexister et à collaborer avec les professionnels pivots antérieurement inscrits sur le territoire. Si les pratiques partenariales instituées à l’échelle de la gouvernance des cités éducatives sont innovantes et mises en actes, les pratiques partenariales établies entre les différents professionnels pivots, à l’échelle du territoire, semblent plus labiles, incertaines et chargées de tensions. Toutefois, le prolongement du financement des cités éducatives jusqu’en 2027 sera peut-être à l’origine d’une réorganisation des pratiques partenariales en profondeur au niveau du territoire.

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References

Electronic reference

Laurie Genet, « Les cités éducatives : des missions d’intermédiations réorganisées ? », Diversité [Online], Hors-série 17 | 2023, Online since 09 février 2023, connection on 23 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3431

Author

Laurie Genet

Université Paris Cité, CERLIS, Réseau scientifique national Cités éducatives & Recherches en éducation (CÉRE).

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