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Du mythe en géographie

[article]

Année 1977 6-1 p. 40
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Georges Nicolas-Obadia

Du mythe en géographie.

(suite de la page 24)

directement au château; 2) des services pour l'entretien direct des domaines et bâtiments seigneuriaux; 3) des redevances en espèces qu'ils ne peuvent se procurer qu'en allant vendre leurs produits sur le marché du bourg (et non pas de la « ville », ce qui est un anachronisme) . Qui plus est, très tôt déjà (ixe-x* siècle), les paysans vont sur les marchés des bourgs pour acheter des biens qu'ils ne peuvent se procurer dans leurs villages, ou qu'ils ont "été obligés d'abandonner sous la^contrainte.— Par-conséquent, loin d'être indépendants, les espaces économico- socio-politiques des villages, châteaux et bourgs sont intégrés. Enfin, cette vision statique de la manière dont les gens du peuple vivent l'espace au Moyen Age amène Yves • Lacoste à faire un deuxième contre-sens. D'après lui, seules les classes dirigeantes sont mobiles au Moyen Age. Comment, dès lors, expliquer l'importance du brigandage, des pèlerinages et de certaines croisades ?

Cette méconnaissance effarante de l'histoire des espaces européens pourrait être passée sous silence si elle n'entraînait pas de graves conséquences épistémologiques. D'après Yves Lacoste en effet, par opposition au présent, l'espace de la plupart des hommes du passé (encore une fois lequel ?) est continu et indifférencié, tandis que de nos jours les gens du peuple vivent dans des espaces différenciés et discontinus. En d'autres termes, un paysan du Moyen Age avait la chance de vivre dans un espace «concret» (d'où le château et la ville étaient absents), qu'il pouvait idylliquement parcourir à pied. Aujourd'hui, les salariés modernes vivent dans des espaces différenciés de plus en plus abstraits, parce que la majorité d'entre eux sont déplacés passivement dans des moyens de transport dépersonnalisants, collectifs ou individuels (p. 31-34). Or, il s'agit là d'une illusion rétrospective quant aux espaces vécus du passé : en quoi un paysan obligé d'aller à pied au bourg voisin, pour y céder sous la contrainte une partie de sa production, est-il moins aliéné qu'un salarié obligé de faire deux heures de parcours quotidien dans un moyen de transport mécanique pour céder sa force de travail ? D'autre part, depuis quand une vision progressiste orientée vers l'avenir et se voulant une conception scientifique du présent implique- t-elle une vision anti-scientifique et mythique du passé ? L'objectivité historique serait-elle devenue l'apanage de la pensée réactionnaire ?

En dernière analyse, le fait d'assimiler la lutte contre les concepts irrationnels en géographie à un acte militant et non pas scientifique, aboutit à remplacer des mythes de droite par des mythes de gauche qui ne valent guère mieux. En ce qui me concerne en tout cas, je me méfie encore plus des « évidences » assénées par des auteurs qui me sont politiquement proches que des fausses vérités premières forgées par mes ennemis politiques, car, comme l'écrivait Jean Piaget en 1965 : « d'aucuns éprouvent un • scrupule à croire avant d'être • certains, > ou à appeler «vérité» ce qui comporte encore une part de croyances, même considérées comme évidentes lorsqu'il s'agit « d'évidences ». qui sont spéciales à autrui ou par analogie, à soi-même». Le militantisme n'autorise pas la facilité, et encore moins la transgression de la loi de décentration du sujet quand on prétend être un scientifique.

Du Dur et du Mou.

Les propos tout aussi militants d'Alain Reynaud sont plus subtils et, par là-même, plus dangereux pour l'épis- témologie. Son ouvrage est un véritable « Bouvard et Pécuchet » de la géographie. En ce sens, il est extrêmement utile, et mérite d'être salué comme il se doit, c'est- à-dire comme un bon outil de travail pédagogique. Mais est-ce que cet ouvrage de salubrité géographique mérite son sous-titre : Essai d'épistêmologie ?

Alain Reynaud a, certes, publié un certain nombre d'articles et de publications — qui sont malheureusement difficiles d'accès pour^un^étranger~à^la-Francer-Hssem- blent cependant dénoter une certaine rigueur dans la démarche. Pourtant, le fait d'avoir abordé le sujet dans un texte antérieur autorise-t-il à écrire des phrases du genre de : « Tout phénomène se déroule obligatoirement dans l'espace... » (p. 45) quand on prétend faire de l'épis- témologie de la géographie ? Qu'est-ce qu'un phénomène ? En quoi se distingue-t-il d'un fait ou d'un objet ? Et de quel espace s'agit-il : de l'espace terrestre, de l'espace des catégories absolues de Kant, de l'espace construit de Piaget, de l'espace relativiste des positivistes logiques, de l'espace topologique ?

H serait facile de répondre que ces questions n'ont pas à être abordées dans une publication d'épistêmologie interne de la géographie. Mais, alors, le danger n'est-il pas de • s'engager dans un processus régressif du type suivant : l'auteur B critique A, C critique B en revenant à 'A et pour critiquer C, B et . A l'auteur D retourne avant A ? Nous montrerons bientôt que cette mésaventure est arrivée à Hartshorne quand il a essayé de critiquer Hettner et Ritter en « revenant » à Kant : en fait, il s'est retrouvé sur des positions pré -critiques antérieures à Kant.

Pratiquement, enfermé dans l'étude critique interne de - leur discipline, les géographes sont en train de revenir à des propositions ■ pré-vidaliennes, comme le montre la note d'A. Thibault dans L'Espace géographique d'avril - juin 1976. Comment est-il possible, après les querelles interminables entre géographes anglo-saxons sur le caractère « idiosyncrasique » ou « nomothétique » des espaces géographiques, de proposer de revenir à une recherche des « aires d'incertitudes » par delà le « noyau dur » des structures spatiales ? Est-ce que, précisément, le bilan de tout le « bruit » fait autour du caractère « unique » des combinaisons d'objets géographiques n'était pas de montrer que la structure ne peut être dégagée que par la connaissance des individualités ? Veut-on vraiment faire sauter ainsi le seul concept encore opératoire de l'héritage vidalien sur la nécessaire simultanéité des études monographiques et générales, en assimilant les premières à l'anecdote et les secondes à l'analyse quantitative normative et desséchante ? . Où donc, dans ces conditions, se situe la géographie : dans les limbes ? Est-il vraiment nécessaire de donner à André Régnier une occasion supplémentaire' d'exercer sa verve aux dépens d'une nouvelle forme de verbalisme scientifique ?

. Qu'il me soit permis de citer, pour terminer, ces propos étrangement prophétiques tenus en 1927 sur l'avenir de la géographie par Alfred Hettner avant de disparaître pour vingt ans dans le brouillard nazi : « Lorsqu'une conception qui a longtemps été professée par les hommes doit être scientifiquement abandonnée, le danger est grand que ce qu'elle comportait comme valeur disparaisse du même coup, et que des conceptions encore plus archaïques reviennent à la surface ».

Du Dur et du Mou