LES CONSTRUCTEURS D 'UN MONDE NOUVEA U

Lucie Kempf

Des communautés artistiques de la période prérévolutionnaire au « kollektiv » durant les années 1920 : les avatars de l'Homme nouveau au théâtre

Le temps des utopies : ainsi pourrait-on, à la suite du chercheur russe S. V. Stakhorski1, qualifier les trente premières années du xxe siècle en Russie. Il nous paraît en effet essentiel, avant même d'aborder notre sujet, de souligner la continuité entre les périodes pré- et postrévolutionnaire; l'Homme nouveau n'a pas surgi tout armé de la Révolution, son avènement a été imaginé, annoncé et chanté par la plupart des penseurs et artistes russes des années 1900 et 1910. Cet Homme nouveau était d'emblée perçu comme le résultat d'un bouleversement non seulement politique et social, mais aussi - et peut-être surtout - comme celui d'une métamorphose intérieure, d'une transformation ontologique. À la suite notamment de Nietzsche, les penseurs russes l'imaginaient avant tout comme un créateur, dont le prototype par excellence était l'artiste; il n'est donc guère étonnant que bon nombre des textes qui l'évoquent s'insèrent dans une réflexion esthétique. Si les visions qui en sont proposées diffèrent selon les auteurs, elles s'accordent néanmoins sur deux points : tout d'abord, cet Homme nouveau allait permettre de dépasser l'individualisme, perçu comme une sorte de mal du siècle et comme l'ennemi à abattre2. Ensuite, son avènement, en abolissant les frontières qui séparent les gens les uns des autres, entraînerait la naissance - ou la renaissance - d'une véritable communauté organique, au sein de laquelle surgirait une nouvelle forme de vie, à la fois régénérée et pleinement créative.

Le théâtre apparaît d'emblée comme l'un des lieux de cristallisation de cette utopie de l'Homme nouveau. Entre 1895 et le début des années 1930, la Russie a en effet été atteinte par ce que le critique Amfiteatrov a, ajuste titre, qualifié de « théâtromanie3 »: dès les dernières années du xixe siècle, l'engouement pour les arts de la scène y était extraordinaire ; le nombre des théâtres, déjà important à la fin des années 18904, augmenta considérablement durant les quinze années qui précédèrent la Révolution, le public s'élargit5 et les premiers grands metteurs en scène (Stanislavski et Meyerhold, pour ne citer qu'eux) rivalisaient d'inventivité. Les publications spécialisées, d'excellente qualité, étaient pléthoriques, alors que la taille des rubriques théâtrales dans la presse généraliste s'accroissait jusqu'à occuper le quart du volume total des quotidiens6; les débats d'idées y faisaient rage. À partir de 1905, on

LAREVUERUSSE 39, 2012, p. 81-90.