LAURA MALVANO
L'ÉVÉNEMENT POLITIQUE EN PEINTURE
À PROPOS DU MARAT DE DAVID
«Sur un fond très sombre, sans nul accessoire, se détache le cadavre dont la partie supérieure seule est dégagée de la baignoire. Comme le buste, la tête renversée est enveloppée de linges blancs d'où s'échappe une mèche de cheveux humides et collés au front; légèrement idéalisée, elle porte encore cependant les stigmates de la misère inassouvie. La main gauche, appuyée sur la planche drapée de serge verte qui recouvre la baignoire, tient encore entre ses doits crispés la lettre que lui présente la jeune femme; le bras droit tombe perpendiculièrement en dehors et d'une manière sinistre. À terre a roulé le couteau qui fit cette plaie béante au- dessus de la clavicule; de la blessure, quelques gouttes de sang ont jailli, une sur la lettre, quelques autres sur le linge de corps. Enfin, et pour accessoire unique, un petit bahut en bois blanc est debout, appuyé contre la baignoire. Dans ce tableau, tout est peint sobrement, sincèrement, composé sans emphase, avec un cachet de réalité sévère. (...) Sans charlatanisme, sans fausse recherche mélodramatique, comme sans trivialité, il a su peindre une œuvre contenue, émouvante et vraie»1.
C'est avec ces mots que, au milieu du XIXe siècle, le critique Ernest Chesneau présentait le Marat de David, en s'appuyant sur cette œuvre prestigieuse pour définir une catégorie esthétique «moderne», aux complexes implications conceptuelles, le «réalisme». Ce n'est certes pas par hasard que cette lecture, si apte à restituer, par le pouvoir des mots, la fascination lugubre de l'œuvre, se situe à l'intérieur du Mouvement réaliste.
«Il a su peindre la mort comme nous la comprenons», soulignait Chesneau2, conférant ainsi au fait historique une dimension anthropologique totalement indépendante de l'histoire.
Malgré la contradiction apparente pour un mouvement qui ne reniait pas ses attaches au social, c'est dans le plus vif de la «bataille réaliste» qu'a-
1 E. Chesneau, Le mouvement moderne en peinture, L. David, Paris, 1861, p. 14.
2 Ibidem.
MEFRIM - 106 - 1994 - 1, p. 33-54.