Jean-Claude BOUVIER

Élaboration légendaire des récits de peur

Si j'ai choisi de parler des récits de peur dans cet hommage à la mémoire si chère de Charles Joisten, c'est certainement parce qu'ils ont quelque chose à voir avec le légendaire, comme je vais essayer de le montrer, mais aussi plus précisé¬ ment parce qu 'il me semble que leur caractère ambigu, polymorphe, évolutif aigui¬ sait particulièrement la curiosité de ce si grand connaisseur de la matière orale nar¬ rative qu 'était Charles. Nous en avions discuté ensemble à plusieurs reprises, no¬ tamment au moment de la publication de mon travail sur Lus, qui avait été, comme toutes les publications du Monde Alpin et Rhodanien, l'objet de ses plus grands soins et l'occasion d'un dialogue fructueux entre l'auteur et l'éditeur. Cet homma¬ ge est donc aussi pour moi un témoignage d 'immense gratitude.

Bien que l'expression récit de peur se suffise à elle-même, il faut tout de même rappeler qu'il s'agit, en apparence du moins, de récits d'expériences vécues de la peur et non pas d'histoires, de contes, en un mot d'oeuvres de fiction produites pour faire peur à un auditoire. Les interférences sont évidemment nombreuses en¬ tre ces deux catégories, puisqu'en décrivant sa propre peur, ou celle d'un autre, on tend à la communiquer à ceux qui écoutent, et que les contes ou histoires qui ont pour objet d'inspirer la peur comprennent nécessairement des situations dans les¬ quelles ce sentiment est éprouvé par un ou plusieurs personnages. Mais, d'un point de vue méthodologique élémentaire, il est nécessaire de poser au point de départ cette distinction entre les récits qui, dans la conscience des narrateurs, relè¬ vent du témoignage, direct ou indirect, et ceux qui appartiennent à ce qu'il est con¬ venu d'appeler la littérature orale. Ni les conditions de production, ni les fonctions ne peuvent être confondues.

On connaît l'importance historique de la peur et son rôle dans la formation des sensibilités individuelles ou collectives, surtout depuis les travaux de J. Delumeau (1). La peur, ou plutôt : les peurs, puisque les motivations et les manifestations en ont été et en sont encore extrêmement diverses à l'intérieur d'une seule et même communauté culturelle et que, par conséquent, les récits qui les expriment peuvent être eux aussi très divers. Dans le cadre limité de cette communication, je ne re¬ tiendrai qu'une catégorie fort restreinte de ces récits : ceux qui se rapportent à la peur des loups, ou plus exactement ceux qui présentent des situations dans les¬ quelles des hommes se sont trouvés individuellement en contact avec des loups et ont éprouvé un sentiment de peur.

LE MONDE ALPIN ET RHODANIEN