ÉTUDE
Stéphanie LAUDICINA
Marcel Duchamp critique d’art. Les notices du catalogue de la Société Anonyme
En 1920 naît Rrose Sélavy, double féminin de Marcel Duchamp. La même année, à New York, l’artiste s’associe à la collectionneuse Katherine Dreier et à Man Ray dans la fondation d’un musée d’art moderne, la Société Anonyme.
De ces deux actes, l’histoire semble s’être complue à ne retenir que le premier, plus con¬ forme à l’idée convenue d’un Duchamp provocateur et iconoclaste. L’interprétation du ready¬ made, assimilé le plus souvent à un «articide », aura incité à escamoter un pan entier de la personnalité duchampienne : si en 1919 Duchamp affuble La Joconde d’une barbiche, jamais — à l’inverse d’un Tzara ou d’un Picabia — il ne proclamera la mort de l’art. Celui qui suggère : «Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme se manifeste comme véri¬ table individu 1 », n’a pas le fantasme de la table rase. Pas plus qu’il ne toléra l’enfermement dans le cubisme, Duchamp ne peut accepter l’étiquette «dada ». Dès février 1920, il quitte la France pour les Etats-Unis, tandis que spectacles dada, Festival Dada, publications dada agitent Paris et sa presse 2.
La Société anonyme
C’est dans le cercle du collectionneur Walter C. Arensberg que Katherine Dreier et Marcel Duchamp se rencontrent, en 1916, année où s’élabore la Society of Independent Artists, sur le modèle français de la Société des artistes indépendants. Au côté de John Covert, Man Ray, Henri-Pierre Roché, Joseph Stella, ils font partie du Comité, celui-là même qui, un an plus tard, exclura R. Mutt et sa Fontaine de l’exposition. Déconcertée comme la plupart de ses con¬ temporains, Katherine Dreier vota contre l’admission de l’urinoir. Ce n’est qu’ ultérieurement, après que Duchamp lui eut exposé ses vues, qu’elle se rallia à l’idée énoncée par le ready¬ made. En 1918, elle devait commander à l’artiste un tableau pour orner l’emplacement laissé vide au-dessus de sa bibliothèque. Il l’intitula Tu m’\ c’est là sa dernière œuvre peinte. Et le début de l’activité de collectionneur de Katherine Dreier.
D’un voyage en Europe en août 1919 naît l’idée de la Société Anonyme. Par le biais de Marcel Duchamp, qu’elle retrouve à Rotterdam puis à Paris, Katherine Dreier fait la connais¬ sance de quelques artistes, dont Brancusi et Archipenko. En octobre, elle rencontre Max Ernst. Mais la visite décisive est celle rendue à la galerie Der Sturm, à Berlin. Katherine Dreier admet sans réserve que la galerie berlinoise fut pour elle un modèle : des expositions d’art contempo¬ rain de toutes provenances, la publication d’une revue d’avant-garde, de monographies d’ar¬ tistes, de cartes postales, l’organisation de lectures, de conférences, autant d’activités propo¬ sées par Herwarth Walden qui se retrouveront au sein de la Société Anonyme. En outre, Der Sturm constituera l’une des principales sources «d’approvisionnement » en œuvres d’art de Katherine Dreier.
81 HISTOIRE DE L’ART N° 35/36 OCTOBRE 1996
