VIRGINIE ENTRE LA NATURE ET LA VERTU
COHÉSION NARRATIVE ET CONTRADICTIONS IDÉOLOGIQUES DANS PAUL ET VIRGINIE
Ce serait perdre son temps, suggère Vivienne Mylne, que de vouloir réconcilier dans Paul et Virginie l'intrigue et l'idéologie 1. C'est pourtant ce que nous nous proposons d'entreprendre en prenant pour point de départ l'analyse de quelques pages du roman centrées sur l'épisode-charnière du «bain de Virginie » 2. Situé à l'exacte jonction de la première et de la seconde parties 3, il marque le passage de l'enfance à l'adolescence, de l'univers idyllique de la pastorale à l'univers conflictuel du roman, de l'im¬ mobilité édénique à la violence de la nature, de l'innocence à la sensualité.
Le texte est célèbre, presque autant que l'épisode du naufrage qui, on le verra, lui est parfaitement symétrique. Mais c'est une célébrité de mauvais aloi : sous la dignité empesée de la rhétorique néo-classique, l'érotisme évident qui imprègne ce tableau des émois de la puberté ne justifiera que trop bien pour certains les commentaires malveillants d'Étiemble sur «les fades obscénités du vieux voyeur » 4 qu'est à ses yeux l'auteur de Paul et Virginie. Le terme n'est pas faux d'ailleurs. L'épisode du bain de Virginie constitue bien le lecteur, à son corps défendant, en «voyeur » : rendus témoins d'une scène qui n'a pu pourtant avoir aucun obser¬ vateur, nous pénétrons comme par effraction dans l'intimité de l'héroïne. C'est poser le problème des techniques narratives utili¬ sées ici et de leur compatibilité avec les données romanesques : pure relation des faits, ou bien reconstruction narrative du réel qui est déjà interprétation ? L'organisation générale du récit, structuré en quatre séquences (correspondant respectivement aux paragraphes 1, 2, 3-4 et 5), appelle une interrogation analogue. Alternativement centré sur le décor naturel et sur le personnage, l'ordre de la narration vise à créer entre ces deux instances une relation de symétrie dont il conviendrait de déterminer la nature et la portée. Au-delà des rapports métaphoriques et symboliques
DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 18 (1986)
