Philippe Roussin

Orwell, F anti-utopie de l'homme ordinaire

Avant La Ferme des animaux (Animal Farm) et 1984, l'anti-utopie qui l'a rendu célèbre en 1949, l'ensemble des ouvrages de George Orwell s'est partagé selon les catégories anglo-saxonnes de la « fiction » et de la « non- fiction ». A la fiction appartiennent les romans, à la non-fiction Dans la dèche à Paris et à Londres (Down and Out in Paris and London, 1933), Le Quai deJVigan (The Road to Wigan Pier, 1937) et Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia, 1938), qui feront l'objet de cet article *. Les trois livres ont été écrits au cours des années trente, «the devil's decade », comme Orwell les avait nommées. Les préoccupations documentaires dont ils témoignent, chacun à sa manière, prolongent le souci d'information du roman réaliste du XIXe siècle. Mais les formes qu'ont prises ces récits procèdent aussi d'une insatisfaction à l'égard des formules du réalisme.

De la part d'Orwell (1903-1950), né au Bengale, formé à Eton et officier dans la police impériale des Indes en Birmanie de 1922 à 1927, la critique du réalisme est à la fois politique et artistique. Elle doit d'abord être rapportée à l'évidence de la réalité impériale et de l'espace de l'Empire, que l'écrivain évoquera dans Burmese Days. Le point de vue global du réalisme, qui prétend épuiser le réel qu'il entend documenter, est un point de vue partiel dès lors que le réel de la scène littéraire nationale a cessé d'être celui de la métropole pour devenir celui de l'Empire. Un segment significatif du système économique, passé hors de la vue, hors de l'expérience de la vie quotidienne de la métropole, est désormais situé dans des colonies dont l'existence comme l'univers sont inconnus et inimaginables pour les sujets de la puissance impériale. Et de cette disjonction spatiale résulte l'incapacité à saisir le monde comme à comprendre le mode de fonctionnement du système considéré dans son ensemble :

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