Claude Fischler
Le corps ingouvernable, ou le complexe alimentaire moderne
Les aliments et les conduites alimentaires font l'objet de jugements. Ces jugements portent sur la qualité des aliments, appréciée en termes de goût et en termes de santé. A l'analyse, ils sont presque toujours chargés d'un sens moral, au moins au sens très littéral, puisqu'ils portent sur les mœurs. Les rapports de ce qui est bon au goût et de ce qui est bon pour le corps sont souvent sinon toujours arbitrés par la morale : si le bon n'est pas toujours considéré sain, le sain est aussi presque nécessairement saint. Aspirer à se donner une bonne alimentation, c'est un peu vouloir mériter un certificat de bonnes mœurs.
L'analyse qui suit est fondée sur les résultats d'une enquête portant sur vingt entretiens semi-directifs et trois réunions de groupe (focus groups)1. Elle fait apparaître un modèle de la morale alimentaire, de l'hygiène de vie idéale telle qu'elle est conçue aujourd'hui par les Français de notre échantillon : en d'autres termes, elle décrit ce qu'ils conçoivent comme le bon gouvernement alimentaire du corps.
Il s'agit d'une norme quasi morale qui peut, comme la morale religieuse, être ramenée à un petit nombre de règles : des commandements. Il est frappant de constater ceci : tous les interviewés, bien entendu, n'énoncent pas tous les «commandements»; en revanche, la plupart reprennent à leur compte un ou plusieurs de ces commandements. En outre, il n'existe que peu de divergences radicales, au moins en ce qui concerne les principes généraux. En d'autres termes, un consensus au moins apparent existe ou est en voie de formation parmi les Français. Mais, on va le voir, ce consensus ne concerne en réalité qu'un noyau de principes généraux, formulés in abstractor dont le contenu et le degré de réalité sont très variables.
On découvre rapidement que la morale de l'alimentation contemporaine, telle qu'elle se dégage du discours des interviewés, a deux caractéristiques saillantes.
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