NOTES SUR
LA PANNE
Anne Cauquelin
S'intéresser à la panne.
Se dire par exemple que le trait commun à toutes les techniques, quelles qu'elles soient, c'est de tomber en panne. Se demander ce que signifie pour les usagers d'une technique que ça tombe en panne \
La panne peut procéder d'une rupture, d'un déséqui¬ libre, d'un mauvais branchement, d'un excès ou d'un défaut de la communication (de l'information, de l'éner¬ gie, de la transmission). La panne «survient », vous tombez en panne parce qu'elle vous tombe dessus. Et alors la question est : que fait-on quand survient la panne ?
Puisque nous nous interrogeons sur le transport dans le métropolitain, et singulièrement sur le mode de transmission des mémoires des citadins engagés dans le parcours souterrain 2, notre question — qui survient avec la panne — est : qu'en est-il des mémoires dans cet événement ? Quel rôle jouent-elles, qu'activent-elles comme comportements, qu'est-ce qu'il en est de ma mémoire et des mémoires d'autrui ? «Y a-t-il un comportement mnémique de panne ? »
S'intéresser à la panne, et dire pourquoi :
S'il est des circonstances dans la vie quotidienne qui mettent à jour, par le fait même de leur irruption inhabituelle, les mécanismes forgés dans l'habitude, ce sont bien celles que l'on nomme «pannes ». Elles servent d'analyseur, dans la mesure où elles stoppent l'automatisme acquis par la fréquentation, figent chacun dans sa posture, qu'on peut alors percevoir et décrire, de même qu'elles activent des processus de remise en route, processus qui, analysés, permettent de percevoir ce qui est senti comme «ne marchant pas » et ce qu'il semble être possible de faire pour que «ça remarche ». Double fonction de la panne, qui devient un concept méthodologique dans la mesure où elle engage une sorte d 'épochê, une suspension de l'ordinaire des acti¬ vités au profit d'un retour sur leur essence.
Si nous voulons travailler sur la panne, il nous faut donc considérer d'une part l'éclairement qu'elle produit (quand elle rend sensible la bonne marche des choses par le fait même que cette bonne marche s'interrompt) d'autre part la ou les réparations qu'elle appelle, puisque les choses ne peuvent rester éternellement en panne, et que, comme l'on dit, «il faut faire quelque chose »...
Avec l'éclairement, nous avons à prendre en compte ce que j'appellerai «l'aller de soi », ou «implicite », puisque c'est bien cette sphère d'activités — conduites ordinaires qui ne posent pas de problèmes et ne sont pas soumises à explications — qui va être en cause dans la panne. Avec la réparation, nous aurons à faire avec ce que l'on nomme généralement «consensus », action de tomber d'accord sur ce qu'il convient de faire dans une situation de crise. Ces deux notions méritent qu'on s'y attache, car elles mettent en cause nombre de lieux communs énoncés au sujet du compor¬ tement ordinaire.
En outre, et comme «derrière le dos », une sphère d'activité non négligeable, car elle donne le ton et permet de situer la panne et sa réparation dans leur domaine propre, celui du doxique.
Ici, dans cette sphère, nous sommes loin des savoirs nombreux et organisés, qui s'énoncent dans des pro¬ positions claires et non contradictoires, loin de la logique dont nous croyons généralement qu'elle gou¬ verne nos actions. Le doxique est cette contre-partie ou cet envers de la «science », longtemps tenu dans l'ombre, pour ce qu'il représente l'opinion, le ouï-dire, et le degré quasi-zéro de la connaissance. Or ce savoir non su qui régit les pratiques ordinaires et l'ensemble de la vie quotidienne, s'il ne relève pas de la logique impérieuse des propositions, possède cependant son allure propre, cahotante, zigzagante, rumoreuse, à l'aide de laquelle nous jugeons rapidement des évé¬ nements et des occasions 3.
C'est sur ce doxique que se greffent l'aller de soi et la réparation, c'est là qu'œuvrent des processus mné-miques complexes, processus qui, s'ils ont partie liée avec des habitudes quasi automatiques, comme la mémorisation d'un parcours accompli «les yeux fermés », convoquent aussi l'activation d'un grand nombre de créations originales. C'est en effet sur fond
1. Panne : des cinq sens du terme que le Littré aligne nous ne retenons actuellement qu'un composé de tissu et de graisse — la panne du porc et la voile qui bat au vent — pour en tirer morceaux de vêtements déchirés, mis au rancard, chiffons (voir «tomber en quenouille »), ou petit rôle minable pour un acteur. Etre en panne, rester en rade, ça ne marche plus. Saturne ici a fait des ravages : vieillard clopinant habillé de pannes, à la jambe de bois... il a effacé la panne de soie, et promu le sens péjoratif.
2. Henri-Pierre Jeudy et Anne Cauquelin, Métro-Mémoires. Dans cette étude, réalisée pour le Réseau 2000, nous nous sommes interrogés sur les diverses manières de mémoriser, d'appeler les souvenirs ; de projeter des données mnémiques sur le présent et le futur. Sur la manipulation des décors et l'usage des machines à mémoire, sur l'intervention des mémoires intimes et collectives, identification par homogénisation ou hétérogénéisation etc. Je développe ici un des points particuliers de cette étude : le problème des ruptures de communication.
3. Sur le concept de doxa voir Anne Cauquelin, Essai de philosophie urbaine, PUF, 1982. Court traité du fragment, Aubier, 1986, et de nombreux articles sur cette question.
Les Anrmles de la recherche urbaine, n° 39
0180-930-X/88/39/68/5 -© MELATT/Gauthier-Villars
