jeannine verdesleroux
UNE INSTITUTION TOTALE
AUTO PERPETUEE
«Moi, en étant stalinien, je n'ai jamais eu le sentiment de vivre dans une prison» (Entretien 19, février 1979).
On ne peut étudier le parti communiste français du temps de la guerre froide sans se voir poser de mille manières la question du «stalinisme». Le mot de stalinien a d'abord fonctionné dans les rangs du parti communiste comme éloge suprême : «le meilleur stalinien français», «revendiquer le beau nom de stalinien», «mériter l'épithète enthousiasmante de stalinien», «mériter toujours mieux le nom de stalinien», «le premier stalinien de France», «le marxisme -léninisme stalinien», «la science stalinienne»... (1). «Stalinisme», quoique rare, était également en usage : «Le stalinisme est notre philosophie», écrivait André Wurmser (2). Ceux qui n'étaient pas communistes en faisaient une étiquette infamante. Après le 20ème congrès du PC de l'Union Soviétique, le terme stalinien a d'abord disparu du vocabulaire communiste avant de réapparaître, beaucoup plus tard, avec une connotation fortement péjorative : Charles Tillon est qualifié de stalinien par Georges Marchais, Le Monde par L'Humanité. Le mot n'a cessé de gagner en extension ; débordant le champ politique, il s'est répandu dans certaines fractions intellectuelles qui ne précisent pas ce qu'elles désignent par là. Quant au terme stalinisme, il est utilisé souvent comme s'il constituait en lui-même une explication : un intellectuel communiste, interrogé sur telle production ou telle pratique du passé répond tristement «ça, c'était -ou mieux 'il faut bien dire que c'était' — notre stalinisme».
Une première difficulté que pose le recours à ce terme tient au fait qu'il désigne aussi bien l'ensemble des pratiques du pouvoir soviétique pendant plusieurs décennies, que les comportements du parti français. Dans le premier cas, pour reprendre les principaux aspects mis en avant par Georges Haupt, et ses termes mêmes (3), le stalinisme est le système de pouvoir qui produit (ou utilise) terreur, collectivisation violente des
1— L'emploi du mot et de telles expressions était trop banal pour qu'il soit nécessaire de fournir des références précises. 2— A. Wurmser, D'un amour lucide..., La Nouvelle critique, 11, déc. 1949, p. 9, écrit pour le 70ème anniversaire de Staline.
campagnes, déportation de nationalités entières, système de camps, procès fabriqués, tortures, purges cycliques, extermination de masse, volontarisme forcené, industrialisation accélérée, oligarchie bureaucratique s'appropriant les fruits du travail collectif, incurie, recours systématique au mensonge, à la falsification, à la censure, intolérance, dogmatisme, primat et infaillibilité du Parti identifié à son chef, mais aussi fascination qu'exerce la «dictature personnelle illimitée» de Staline, ferveur quasi religieuse qui l'entourait, etc. Qu'en est- il du «stalinisme» français ? Le terrorisme n'est qu'idéologique, les procès fabriqués ont laissé leurs victimes en vie, la bureaucratie s'octroie des privilèges qui restent limités par la force des choses, le volontarisme est purement verbal, l'intolérance, les mensonges, la falsification n'empêchent pas qu'à l'extérieur l'Histoire s'écrive, qu'une mémoire collective existe, l'infaillibilité du parti identifié à son chef ne s'impose qu'à ceux qui le veulent bien, etc. Il y a donc sous le même mot deux réalités différentes. Mais plus encore ce qui fait problème, c'est que sont qualifiées de staliniennes de très nombreuses pratiques que l'on retrouve dans d'autres institutions contemporaines, et que certaines conduites dénoncées comme monstrueuses et jamais vues, comme étant l'essence du stalinisme, ont existé à des époques antérieures, sans faire l'objet d'une condamnation. «Le Parti devait nous être plus proche et plus précieux que le compagnon le plus aimé», cette exigence paraît
3— G. Haupt, Préface à : R, Medvedev, Le stalinisme, origines, histoire, conséquences, Paris, Ed. du Seuil, 1972, pp. 7-31. Parce qu'il avait lui-même éprouvé le système d'enseignement soviétique, parce qu'il était historien, parce que le livre qu'il présentait était une tentative exceptionnelle pour retrouver l'Histoire réelle de l'URSS sous la mythologie produite par la volonté délibérée des dirigeants soviétiques de faire disparaître l'Histoire, Georges Haupt avait été conduit ici à développer avec une grande force, le thème du mensonge, de la falsification, de la destruction du passé pour «anesthésier, pervertir la mémoire collective», «tétaniser la faculté de perception elle-même» (p. 17). A une échelle évidemment bien moindre, et de manière infiniment moins tragique, «sauver l'Histoire» se pose aussi à propos du PCF.
