LA FAILLITE DES ORDRES PRIVILEGIES À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION

DOMINIQUE DE PRADT, DU DIOCÈSE DE ROUEN AUX ÉTATS GÉNÉRAUX

Avait-il le choix ? Dominique Georges Frédéric de Pradt était le cadet (né le 23 avril 1759) d'une famille enrichie dans le négoce et la terre et parvenue au 17e siècle — par alliances, achats de fiefs et lettres royales — au rang de la noblesse seigneuriale d'Auvergne. Pour le jeune homme, l'alternative était abrupte : il fallait embrasser une carrière ecclésiastique ou s'engager dans l'armée. La seconde solution ne le tentait guère, c'est ce qu'il découvrit à son père dans une lettre datée de La Flèche le 17 mars 1773, il avait presque quatorze ans : "Me voilà sur le point d'aller à Paris ; je sçais cependant que vous désireriez bien que je fis ma rhétorique à La Flèche. Mais je puis vous assurer que je ne suis rien moins que disposé à y consentir". Refus véhément que Dominique justifiait avec des mots d'enfant : "je mourrois d'ennui et de chagrin, je l'ai déjà bien éprouvé pendant ma troisième". Était-ce un affront ? Bravait-il gratuitement l'autorité paternelle ? En réalité l'adolescent avait échafaudé un plan : "vous pourriez me placer auprès de mon grand' oncle l'archevêque de Rouen comme vous y avez placé mon frère, j'y achèverais mes études au lieu d'aller à l'école militaire où se passent trois ans et demi à apprendre les mathématiques, le dessin, la danse, à monter à cheval, et à faire des armes ; au sortir de quoi j'irois me confiner dans un régiment pour en revenir avec quelque bras ou quelque jambe cassés, ou peut-être quelque chose de pis. Ce ne sont certainement pas là vos intentions..."

Mais ce désir était-il le sien ? Ce n'est pas sûr. Il sait qu'un projet familial a décidé de son avenir et c'est en vain qu'il sonde l'homme venu le visiter en son collège de La Flèche : "Monsieur Reignier m'a dit que vous lui aviez confié tous vos projets sur moi ; il n'a rien voulu entredécouvrir, (...) ; il m'a dit seulement, pour me servir de ses propres paroles, que vous vouliez fonder sur moi tout l'édifice de la gloire et de la grandeur de votre famille ; je ferais pour cela les plus grands efforts". La gloire familiale allait donc reposer sur une brillante carrière... ecclésiastique ou militaire ? Quant à son éventuel cursus dans l'armée, l'énigmatique monsieur Reignier se tait, ce qui laisse imaginer qu'on envisageait plutôt l'autre voie : "Je lui ai demandé quel était le régiment dans lequel vous vouliez me placer : il n'a pas jugé à propos de s'en expliquer, parceque vous lui en aviez, à ce qu'il me disoit, recommandé le secret"1.

Ann. Normandie, 50, 2000, 4