ANNALES DE DEMOGRAPHIE HISTORIQUE 1990 Société de Démographie Historique - E.H.E.S.S. Paris, 1990
LES PHILIPPINES FACE AU "FANTOME DU GANGE" : LE CHOLÉRA DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE
par Xavier HUETZ de LEMPS
Introduction
Les Philippines connaissent un bel accroissement démographique tout au long du XIXe siècle : elles comptent 1 561 251 habitants en 1800, 3 488 258 en 1845 et 6 987 686 en 1903, au début de la domination américaine1. Le rythme de croissance est pourtant beaucoup plus faible après 1850 : Peter C. Smith, après un énorme travail de dépouillement des registres paroissiaux, a montré que l'archipel philippin, dans la deuxième moitié du XIXe siècle a été frappé par une série de crises de mortalité de forte intensité2. Le choléra semble être responsable d'une partie de ces crises démographiques : "le fantôme du Gange" visite quatre fois les Philippines en l'espace de 40 ans, en 1854, 1863-1865, 1882-1883, 1888-1889. A chaque occasion le choiera vibrio frappe avec violence une population affaiblie par des maladies endémiques et par une malnutrition chronique.
Jusqu'à présent, les épidémies de choléra aux Philippines n'ont pas fait l'objet d'études historiques spécifiques3. Nous voudrions dans cette étude montrer quel a été l'impact du choléra sur l'évolution démographique de l'archipel, étudier la qualité de l'encadrement médical et sanitaire mis en place par l'Espagne depuis le XVIe siècle et décrire les attitudes de la population face au fléau.
I. — Les ravages du vibrion
Les épidémies de choléra de la deuxième moitié du XIXe siècle sont à rattacher à une lignée épidémiologique qui remonte peut-être au XVIIe siècle (1628) et plus
1 . Census of the Philippines Islands taken under the direction of ihe Philippine commission in the year 1903, Washington, 1904, 4 tomes, Tome I p. 443. Ces chiffres doivent être considérés comme des ordres de grandeur, mis à part celui de 1903 qui repose sur un recensement mené selon des méthodes scientifiques. Pour les années antérieures à 1898, nous ne disposons que d'estimations fournies par les autorités ecclésiastiques ou calculées sur la base de recettes d'impôt, ou encore de tentatives de dénombrements de l'administration souvent très incomplètes et peu fiables. Noter aussi que seule la population soumise aux Espagnols pouvait être recensée. G.-A. May dans un article des Annales de Démographie Historique ("150 000 missing filipinos : a démographie crisis in Batangas, 1887-1903", 1985, p. 215-243) a bien montré, à partir de l'étude d'une province, la fragilité de ces sources, y compris le recensement de 1903.
2. P.-C. Smith, "Crisis mortality in the Nineteenth century Philippines : data from parish records", Journal ofAsian Studies, novembre 1978, vol.XXXVIII, n°l, p. 51-76. Ainsi que "The components of population change in XIXth c. South East Asia : village data from the Philippines", Population Studies, XXXVI, n°2, juin 1982, p. 237-255.
3. Les épidémies de choléra sont évoquées dans les ouvrages de J.-P. Bantung, Bosquejo histôrico de la medicina hispano-filipina, Madrid, 1952, 381 p. et de D.-C. Worcester, A history of asiatic choiera in the Philippines, Manille, 1909, 234 p. Notre étude se base avant tout sur les ouvrages rédigés par des médecins contemporains des épidémies et surtout sur les fonds des archives nationales espagnoles de Madrid (Archivo Histôrico Nacional, AHN) série Ultramar, Gobernaciôn.
