Jean-Christophe ABRAMOVICI
"On a sans doute reconnu Cinq-Mars" : Vigny, le corps et l'histoire
Si Cinq-Mars est sans doute le premier des romans historiques de la littérature française, il appartient au moins tout autant au genre du roman à thèse : il s'agit pour le Vigny légitimiste de 1827 de mettre en lumière dans cette conspiration avortée de 1642 les indices de la grandeur passée de l'aristocratie qui constitue pour lui la clef de voûte de l'édifice social et prouver que sa destruction entreprise par la politique d'un Richelieu mena la France à la révolution et à la perte de son identité. Ce qui bien sûr nécessite quelques manipulations : certains déplacements chronologiques (le procès d'Urbain Grandier retardé de six ans pour permettre au jeune Cinq-Mars d'y rencontrer son futur juge), quelques "heureux hasards" (comme celui faisant se rencontrer chez Manon Delorme Molière, Descartes et Milton), sans oublier les intuitions prophétiques d'un maréchal de Bassompierre ou d'un Richelieu confirmant a priori les thèses de l'auteur. Mais ces traits qui ont été souvent relevés1 sont tous des ingrédients classiques du roman historique. Plus discret et insidieux est le traitement que Vigny fait subir aux représentations imaginaires attachées à cet événement historique ; je voudrais décrire ici la manière dont le corps même de Cinq-Mars permet à Vigny de développer un discours sur l'histoire. La muse romantique, en constante recherche d'une beauté idéale, a le pouvoir de réincarner quand, pour Vigny, elle va "choisir sous leur tombe et toucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandes choses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, au grand jour, où, dans le cercle qu'a tracé cette fée, ils reprennent à regret leurs passions d'autrefois et recommencent par-devant leurs neveux le triste drame de la vie"2. Sous ce nouvel éclairage, le corps se fait idéologie.
Le corps de Cinq-Mars n'occupe pas spécialement le devant de la scène chez Vigny ; il est, conformément à un code de représentation classique, un texte muet communiquant par signes, épuré de toute surcharge réaliste : si Vigny revendique s'être largement appuyé sur les mémoires racontant le supplice de Cinq-Mars, il n'en retient ni la peur du héros d'avoir à affronter les tortures ni son disgracieux "dévoiement d'estomac"3. Mais si ce corps ne s'exprime que par signes, ceux-ci renvoient bien moins au contexte de la "Carte du Tendre" qu'au Paris du XIXe siècle : sa première apparition évoque moins le grand Cyrus que Julien ou Frédéric : "La porte s'ouvrit, en effet, et l'on vit entrer un jeune homme d'une assez belle taille ; il était pâle, ses cheveux étaient bruns, ses yeux noirs, son air triste et insouciant : c'était Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars" (p. 41) : pâleur, tristesse, cheveux longs (on l'apprend plus loin) et bruns, bref tous les attributs du parfait héros romantique que ne va cesser de reprendre le texte4. . . La "chaîne galvanique" de la Muse est donc baguette magique (Vigny n'a-t-il pas parlé de "fée" ?). Ce remodelage est d'ailleurs parfaitement contrôlé par le texte : il est rendu vraisemblable
ROMANTISME n°81 (1993 - 3)
