LA SEGMENTARITÉ AU MAGHREB
par
JEANNE FAVRET
Selon Vincent Monteil1 l'exploration ethnographique a été le meilleur préliminaire à la pénétration coloniale au Maghreb. Mais on ne sait trop si la science doit s'en réjouir : la curiosité très vive des officiers conquérants pour les institutions maghrébines s'est éteinte, en effet, une fois neutralisées les forces qui s'opposaient à la « paix française ». Et en même temps que s'évanouissait le goût de la recherche sur le terrain, la théorie des institutions maghrébines se cristallisait en une sorte de vulgate, dont la trop célèbre théorie des moitiés, qui devait geler l'étude des institutions politiques pour trente ans, est un exemple. Élaborée par le plus brillant de ces ethnographes-conquérants, celle-ci est peut-être le signe que le pouvoir colonial réussit en 1930 à se donner une vision de la société marocaine non pas vraie, mais suffisante pour y maintenir l'ordre.
On sait que selon Montagne2 l'ordre tribal est garanti par l'hostilité institutionnalisée de ligues opposées deux à deux et disposées comme les cases d'un échiquier. La cohésion de l'ensemble tribal serait ainsi fondée sur la menace permanente que chacune fait peser sur l'autre.
La généralité de cette forme d'organisation binaire a été mise en question par Jacques Berque dans sa thèse sur les Seksawa3. Par ailleurs, la théorie des leff-s* laissait ouverte la question de savoir comment l'ordre est maintenu à l'intérieur des moitiés, puisqu'il n'existe pas au Maghreb d'institutions politiques spécialisées.
1. Citant Gallieni pour qui « tout officier qui a réussi à dresser une carte ethnographique assez complète du territoire qu'il commande, est bien près d'en avoir obtenu la pacification » {cf. Vincent Monteil, Les Officiers, Seuil, Paris, 1958, p. 130).
2. Robert Montagne, Les Berbères et le Makhzen dans le Sud du Maroc, Essai sur la transformation politique des Berbères sédentaires (groupe Chleuh), Alcan, Paris, 1930 ; La Vie sociale et politique des Berbères, Paris, 193 1.
3. Jacques Berque, Structures sociales du Haut- Atlas, P.U.F., Paris, 1955.
4. Les moitiés se nomment leff-s dans l'Atlas marocain, et çoff-s en Kabylie. Dans la littérature ethnographique, les leff-s sont des alliances permanentes transitives (si A est allié à B, et B à C, A est allié à C) et géographiquement discontinues. Mais dans le Haut- Atlas Central, dit Gellner, « le terme est d'usage fréquent, mais non en ce sens. Il désigne une simple alliance qui peut être limitée, non permanente ; qui est intransitive ; qui n'implique pas la disposition des moitiés sur un échiquier, ni le modèle (pattern) de l'échiquier ».
