Le diagnostic différentiel d’une maladie aiguë indifférenciée accompagnée de fièvre après une morsure de rat inclut la leptospirose (Leptospira interrogans) et la fièvre par morsure de rat (Streptobacillus moniliformis ou Spirillum minus).
Le diagnostic de leptospirose peut être difficile à poser, car l’agent pathogène ne peut pas être isolé par les cultures classiques; sa confirmation repose sur d’autres analyses de laboratoire.
Dans l’attente des résultats des analyses, les pénicillines sont les antibiotiques à privilégier pour le traitement de la leptospirose grave et de la fièvre par morsure de rat, et on peut aussi envisager une corticothérapie.
Même si le bien-fondé de l’antibioprophylaxie après une morsure de rat reste à déterminer, ce type de morsure pourrait en justifier l’utilisation, car il entraîne souvent une fièvre par morsure de rat et crée des plaies pénétrantes qui exacerbent le risque d’infection.
Un homme de 76 ans a consulté au service des urgences durant l’hiver à Montréal (Qc) parce qu’il présentait depuis 3 jours de la fièvre, des céphalées et des douleurs abdominales. Son abdomen était souple, le patient était bien orienté, il ne présentait aucune raideur de la nuque et sa peau était normale. Aucun ictère n’a été observé et ses conjonctives étaient normales. Par contre, il était hypotendu et tachycarde, sans hypoxémie. Dix-huit jours avant son admission, le patient avait trouvé un rat dans la cuvette de sa toilette et 2 de ses doigts avaient été mordus alors qu’il essayait de l’en retirer. Le patient avait alors consulté au service des urgences où on lui a administré des soins de plaie de base et une dose de rappel de vaccin antitétanique avant de lui donner son congé. Lors de son retour au service des urgences, seul un léger érythème persistait autour des morsures, sans écoulement purulent. Il n’avait eu par ailleurs aucun contact avec d’autres animaux ou avec des personnes malades et n’avait pas séjourné à l’extérieur de la ville récemment. Ses antécédents médicaux incluaient diabète et allergie bénigne à la céfazoline. Ses analyses sanguines ont montré une insuffisance rénale aiguë et une thrombocytopénie. Les résultats de toutes ses analyses de laboratoire importantes sont résumés au tableau 1. Les résultats d’une tomodensitométrie abdominale se situaient à l’intérieur des paramètres normaux.
Le patient a été admis à l’unité des soins intensifs (USI) pour hypotension et atteinte pluriorganique secondaires à une septicémie d’origine inconnue. Nous avons amorcé un traitement de réanimation liquidienne énergique et une antibiothérapie intraveineuse par pipéracilline–tazobactam à raison de 3375 g toutes les 6 heures. Il n’a pas eu besoin de vasopresseurs, car son hypotension a bien répondu aux liquides administrés. Ses taux de saturation en oxygène sont demeurés normaux. Malgré une évolution hémodynamique favorable, l’insuffisance rénale aiguë que présentait le patient à son arrivée s’est aggravée, son taux de créatinine passant de 162 μmol/L à 518 μmol/L. Il ne répondait à aucun critère pour l’hémodialyse et présentait également une grave thrombocytopénie (nadir 17 × 109/L). Ses taux d’enzymes hépatiques sont demeurés normaux.
Étant donné le tableau clinique de ce patient et la morsure de rat déclarée, nous avons soupçonné une leptospirose et une fièvre par morsure de rat. Nous avons effectué des prélèvements pour hémocultures. Nous avons envoyé au Laboratoire national de microbiologie de Winnipeg, au Manitoba, des prélèvements sérologiques et des tests de réaction en chaîne par polymérase (PCR) urinaires pour la leptospirose.
En raison de la thrombocytopénie marquée du patient et de son insuffisance rénale aiguë disproportionnée, on lui a administré des corticostéroïdes. Il avait également reçu des immunoglobulines intraveineuses (IgIV) pour une possible composante immunitaire de sa grave thrombocytopénie.
L’état du patient s’est amélioré au cours des quelques jours suivants, ses taux de créatinine et sa numération plaquettaire se sont normalisés et il a obtenu son congé de l’USI après 3 jours. Le sevrage de la corticothérapie a commencé 3 jours après l’amorce du traitement. Au bout de 7 jours d’antibiothérapie par pipéracilline–tazobactam, on a ajouté 500 mg d’amoxicilline par voie orale 3 fois par jour pendant 14 jours au total.
La leptospirose a par la suite été confirmée sur plusieurs échantillons. Un test PCR urinaire spécifique en temps réel ciblant le gène LipL32 s’est révélé positif à l’égard du genre Leptospira. On a ensuite confirmé par PCR et séquençage classiques la présence de Leptospira interrogans. Les spécimens d’hémoculture restés négatifs ont été expédiés au Laboratoire de santé publique du Québec où le test PCR et le séquençage de l’ARNr 16S ont permis d’identifier le genre Leptospira. L’analyse sérologique pour dépistage de l’immunoglobuline M de Leptospira prélevée au jour 2 du séjour hospitalier s’est révélée négative. Nous n’avons pas effectué d’analyses sérologiques sur le sérum de phase de convalescence parce que le diagnostic avait déjà été confirmé et que le patient avait reçu des IgIV qui faussent les résultats des tests.
Discussion
Un suivi étroit postexposition est crucial dans l’approche clinique face à une maladie aiguë indifférenciée accompagnée de fièvre afin d’exclure de possibles infections menaçant le pronostic vital. Compte tenu de cette morsure de rat d’égout subie par le patient, il fallait considérer L. interrogans et tout agent pathogène causant la fièvre par morsure de rat. La fièvre par morsure de rat est principalement causée par Streptobacillus moniliformis en Amérique et par Spirillum minus en Asie. Toutefois, la fièvre par morsure de rat semblait moins probable compte tenu de l’absence des éruptions maculopapulaires et des arthralgies typiques. La septicémie causée par d’autres agents pathogènes présents dans la flore orale du rat (tels staphylocoques, streptocoques, genre Pasteurella et agents anaérobies) était moins probable en l’absence de signes locaux d’infection aux sites des morsures. Les rats peuvent transmettre la salmonellose, mais habituellement par voie oro-fécale. D’autres infections moins fréquentes transmises directement ou indirectement par le rat (hantavirus, tularémie, peste, typhus murin) n’ont pas été envisagées puisqu’on n’en a recensé aucun cas à Montréal.
La leptospirose est une zoonose ubiquitaire, mais plus prévalente dans les régions tropicales, et causée par les spirochètes appartenant au genre Leptospira1. La faune sauvage (les rongeurs en particulier) représente le principal réservoir de L. interrogans; elle l’héberge dans ses tubules rénaux et l’excrète dans son urine. Les bactéries peuvent alors survivre dans l’eau ou le sol. Les infections chez l’être humain surviennent en général après une exposition de la muqueuse ou d’une lésion cutanée à l’urine ou à des environnements contaminés. La transmission par morsure est moins fréquente, mais a été signalée2. Étant donné que les rats n’excrètent pas les leptospires dans leur salive, une contamination temporaire de leur cavité buccale par l’urine a été proposée comme explication de la transmission par morsure3. L’utilisation systématique d’antibiotiques après les morsures d’animaux pourrait expliquer la faible fréquence de la leptospirose liée aux morsures.
Les manifestations cliniques de la leptospirose vont de subcliniques à fatales. Leur évolution est parfois biphasique. Une phase leptospirémique aiguë commence habituellement 1–2 semaines après l’exposition et dure environ 1 semaine. Elle s’accompagne en général de symptômes pseudogrippaux soudains tels que fièvre, céphalées et myalgie, et parfois d’une hyperémie conjonctivale bilatérale caractéristique. Après une amélioration initiale, quelques patients présentent une phase immunologique (ou phase d’état) où des anticorps se forment et des symptômes systémiques réapparaissent avec, dans certains cas, d’une méningite aseptique. La leptospirose grave est rare et commence tôt au cours de la maladie. Les personnes affectées peuvent se retrouver en état de choc et peuvent être ictériques, mais n’ont qu’une légère élévation de leurs taux d’aminotransférases accompagnée d’une insuffisance rénale, d’une thrombocytopénie disproportionnée et, parfois, d’une hémorragie pulmonaire. Les taux de mortalité se situeraient entre 5 % et 15 %4. La physiopathologie n’a pas encore été entièrement élucidée, mais une vascularite septique pourrait expliquer en partie certaines caractéristiques. L’évolution de la fièvre par morsure de rat peut aussi être compliquée. Même si dans la plupart des cas on assiste à une résolution spontanée, l’infection non traitée s’accompagne d’une mortalité d’environ 10 %5.
Le diagnostic de leptospirose et de fièvre par morsure de rat peut être difficile à poser, car L. interrogans et S. minus ne peuvent pas être isolés à partir de cultures classiques. Même si la croissance de S. moniliformis est inhibée par le sulfonate de polyanéthol de sodium (SPS), l’anticoagulant présent dans les milieux d’hémoculture aérobie, on peut mettre l’agent pathogène en culture dans des bouteilles pour hémoculture anaérobie. Si les médecins soupçonnent une fièvre par morsure de rat, il convient de consulter le laboratoire de microbiologie et de prélever un volume sanguin plus important dans les bouteilles pour surmonter l’inhibition causée par le SPS, ou de procéder à des analyses moléculaires sur les liquides prélevés (p. ex., PCR ciblant l’ARNr 16S) quand les cultures sont négatives. La leptospirose est habituellement diagnostiquée par analyse sérologique au moyen d’un test d’agglutination sur des paires d’échantillons sériques (sérum de phase aiguë obtenu à l’arrivée et sérum de phase de convalescence recueilli 7–14 jours plus tard). Comme ce fut le cas pour notre patient, un test sérologique initial négatif ne permet pas d’écarter le diagnostic étant donné que les anticorps sont parfois indétectables durant la phase aiguë. La leptospirose est confirmée par la séroconversion, une augmentation du quadruple du titre d’immunoglobuline G ou un titre supérieur à 1:800. Au Canada, un titre supérieur à 1:200 définit un cas probable. Le diagnostic peut être posé au moyen de tests PCR ciblant les séquences d’acides nucléiques spécifiques au genre Leptospira. Les tests PCR sanguins sont plus sensibles durant la phase leptospirémique aiguë, tandis que les tests PCR urinaires deviennent plus sensibles durant la phase convalescente.
Si on soupçonne la leptospirose et la fièvre par morsure de rat, il faut administrer un traitement empirique, comme dans le présent cas de maladie aiguë indifférenciée accompagnée de fièvre après une exposition potentielle. On utilise habituellement la doxycycline pour traiter les personnes atteintes de leptospirose légère qui ne sont pas hospitalisés. Pour les cas graves, la pénicilline et la ceftriaxone sont les médicaments de choix et on les considère d’une égale efficacité4. Ces antibiotiques constituent aussi le traitement de première intention pour la fièvre par morsure de rat. Nous avons commencé une antibiothérapie à large spectre (pipéracilline–tazobactam) en raison de la septicémie, et nous l’avons maintenue étant donné qu’il s’agit d’une pénicilline efficace contre la leptospirose et que le diagnostic tardait à être confirmé. Les données sur l’utilisation de la corticothérapie dans les cas de leptospirose grave sont de faible qualité. Dans ce cas-ci, nous avons administré des corticostéroïdes pour traiter une vascularite potentiellement associée à la leptospirose en raison de la détérioration de la fonction rénale et de la thrombocytopénie, malgré une évolution par ailleurs favorable après la réanimation liquidienne et l’antibiothérapie. L’amélioration subséquente de ces paramètres pourrait aussi résulter uniquement de l’antibiothérapie6. L’hématologie demandée en consultation a recommandé l’administration d’IgIV pour traiter une possible destruction plaquettaire d’origine immune. Le rôle des IgIV dans la leptospirose est inconnu et on n’en recommande pas l’utilisation d’emblée, surtout parce qu’elles faussent les analyses sérologiques.
Les lignes directrices existantes pour la prise en charge des morsures d’animaux concernent surtout les morsures de chiens et de chats, qui sont les plus étudiées7. On y recommande une antibioprophylaxie uniquement si la plaie présente un risque élevé (tableau 2); sinon, le risque d’infection est jugé trop faible. Une antibiothérapie de 3–5 jours, comme l’amoxicilline–clavulanate, devrait offrir une couverture empirique contre la flore orale polymicrobienne pressentie, mais il existe d’autres antibiothérapies. Pour les autres types de morsures, les médecins doivent extrapoler à partir des lignes directrices existantes en tenant compte de la flore particulière de l’animal en cause8.
Aux États-Unis, les morsures de rats représentent 1 % des 2 millions de morsures d’animaux dénombrées annuellement; et les enfants en sont souvent les victimes5. Le rôle de l’antibioprophylaxie après une morsure de rat reste à confirmer. Étant donné que ces morsures causeraient une fièvre par morsure de rat dans 10 % des cas5, certains recommandent un traitement préventif par pénicilline V ou doxycycline, même si leur efficacité reste à confirmer. Certains essais fournissent une validation de principe selon laquelle il est possible de prévenir la leptospirose au moyen d’une prophylaxie à base de doxycycline chez une certaine patientèle exposée à un risque élevé11. Étant donné que les pénicillines sont efficaces pour le traitement de la leptospirose, leur effet peut être extrapolé à la prophylaxie. En théorie, la nature des plaies causées par une morsure de rat (morsures profondes à petite ouverture) pourrait poser un risque substantiel d’infection de plaie. Toutefois, selon une petite étude prospective, le taux d’infection de plaie est faible (2 %), tandis que d’autres études font état d’un taux d’infection d’environ 10 %10, ce qui milite en faveur d’une antibioprophylaxie couvrant la flore orale polymicrobienne (p. ex., amoxicilline–clavulanate). Étant donné les données divergentes sur le risque d’infection après une morsure de rat, d’autres études s’imposent pour formuler des recommandations claires au sujet de l’antibioprophylaxie.
La section Études de cas présente de brefs rapports de cas à partir desquels des leçons claires et pratiques peuvent être tirées. Les rapports portant sur des cas typiques de problèmes importants, mais rares ou sur des cas atypiques importants de problèmes courants sont privilégiés. Chaque article commence par la présentation du cas (500 mots maximum), laquelle est suivie d’une discussion sur l’affection sous-jacente (1000 mots maximum). La soumission d’éléments visuels (p. ex., tableaux des diagnostics différentiels, des caractéristiques cliniques ou de la méthode diagnostique) est encouragée. Le consentement des patients doit impérativement être obtenu pour la publication de leur cas. Renseignements destinés aux auteurs: www.cmaj.ca
Footnotes
Intérêts concurrents: Marc Brosseau déclare agir à titre de chercheur principal local pour 2 projets de recherche de la société AstraZeneca sur la pneumonie virale et l’asthme, indépendamment des travaux soumis (tous les fonds sont versés à l’établissement; aucune rémunération personnelle). Le Dr Brosseau a également reçu un salaire en tant que médecin coordonnateur sur appel de l’organisme Transplant Québec. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Les auteurs ont obtenu le consentement du patient.
Collaborateurs: Tous les auteurs ont contribué à l’élaboration et à la conception de l’étude ainsi qu’à l’ébauche du manuscrit, ont révisé de façon critique son contenu intellectuel important, ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et endossent l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
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