L'Esprit Créateur

La Modernité africaine et l'écriture de la honte: le spectre du déshonneur dans les impasses postcoloniales Cilas Kemedjio LA LITTÉRATURE AFRICAINE PEUT SE DÉFINIR comme une vaste métaphore représentative de la dramatique condition existentielle des damnés du colonialisme, du machisme anachronique et de la dictature postcoloniale. Le roman consigne la mutation des cultures et des mentalités, le déclin des coutumes misogynes et l'accommodement ardu à la modernité. Laquelle modernité demeure en suspension, posant plus de questions qu'elle ne fournit de réponses à ces communautés de femmes, d'hommes et d'enfants désemparées par une histoire qui ne cesse de les déporter au loin des sécurités mythologiques sans pour autant leur indiquer de nouveaux asiles. L'affirmation de la responsabilité collective dans la dégénérescence morale, intellectuelle et matérielle de la société postcoloniale institue une écriture de la faute collective qui succède à la dichotomie caricaturale entre un pouvoir colonial maléfique et des masses dépossédées, peintes sous les traits des victimes innocentes. La honte constitue l'une des marques du malaise qui caractérise l'écriture de la faute collective en particulier et celle de la modernité africaine en général. La honte apparaît, dès les premières heures de la colonisation, comme une manifestation de l'impuissance devant la défaite infligée par les troupes coloniales , comme la conscience de l'humiliation sans précédent qui découle de cette défaite inaugurale. La honte comme conscience douloureuse de l'impuissance domine les lendemains de la conquête coloniale: elle est conscience de la fatalit é historique qui se dessine dans la marche prédatrice des conquérants venus du Nord. Le deuxième aspect de la honte s'inscrit dans l'une des dichotomies les plus visibles de la situation coloniale et postcoloniale: la distinction entre la ville européenne et la ville indigène, la distinction entre les cités des fonctionnaires et les faubourgs de la misère. Le faubourg africain est une honte pour la ville européenne: la vérité du colonisateur refoule systématiquement cette honte. Le demier aspect de la honte qui nous semble déterminant dans la tourmente de la modernité africaine se trouve dans le chantage alimentaire: le corps postcolonial qui a faim, a honte de son état de mendiant, le corps postcolonial qui a faim est la risée du monde. L'Etat postcolonial est un état honteux. 128 Winter 1999 Kemedjio Fatalité historique: l'expérience vécue de la honte Abiola Irele, dans "In Praise of alienation",1 note qu'en Afrique, la perception de l'Europe et de la civilisation occidentale est marquée par une ambivalence qui, du ressentiment devant la brutalité des pratiques esclavagistes, coloniales et racistes à la fascination pour le mode de vie occidental , trahit une conscience tourmentée de ce qu'on peut appeler la fatalité historique: It also happens to be the case that Western civilization, at least in its contemporary manifestations and circumstances, provides the paradigm of modernity to which we aspire. Hence our mixed feelings, the troubled sense of acceptance and rejection, a subjective disposition that is undermined by the objective facts of our life. There is something of a paradox here, for the intensity of ambivalence we demonstrate in our response to Europe and Western civilization is in fact a measure of our emotional tribute; it is expressive, in a profound way, of the cultural hold Europe has secured upon us—of the alienation it has imposed upon us as a historical fate. (202) La fatalité historique peut se définir comme un facteur historique qui agit comme élément déterminant de l'existence d'un peuple. Les destinées postcoloniales sont une résultante de la fatalité historique, ce qui n'implique pas une impossibilité définitive de s'en sortir, mais plutôt une reconnaissance de cette réalité et une incorporation dynamique et critique d'une pareille conscience dans la formulation du vécu. La fatalité historique connote, par la résonance déterministe du mot fatalit...