Psychologie du travailLes gestes en autoconfrontation croisée : enjeux et pratiquesGestures in cross self-confrontation: Issues and practices
Introduction
L’action en clinique de l’activité commence par une tentative de restaurer entre les professionnels la fonction psychologique du collectif de travail. Après de nombreuses observations et des réunions collectives avec des professionnels volontaires d’un même métier, l’autoconfrontation croisée1 (Clot, 2008 ; Clot & Litim, 2008) aménage un cadre dialogique dans lequel les professionnels s’engagent, au moins de temps en temps, dans des controverses sur certains détails des critères de qualité de leur travail quotidien. Les dialogues entre pairs visent alors à développer les rapports entre les différentes manières de faire individuelles et collectives. Plus exactement, il s’agit de développer la conflictualité interne au moyen de la conflictualité sociale sur les critères de qualité du travail (Faïta, 2011 ; Kostulski & Clot, 2007). Sans relais sociaux, la conflictualité interne court le risque de se refermer sur elle-même. L’analyse des dialogues en autoconfrontation croisée permet de rendre compte de ces dynamiques subjectives en jeu dans les interactions (Kostulski, 2004). Mais la problématisation des rapports entre la parole et les gestes — entre ce qui est dit et ce qui est fait en situation d’autoconfrontation croisée —, comme tentative d’expliquer et de comprendre les ressorts du développement de l’activité des professionnels lors de l’analyse de leur travail, reste rarement instruit. Il convient néanmoins de s’arrêter rapidement sur des travaux dont les apports ont été cruciaux pour cet article. Simonet (2011) a proposé d’analyser les rapports entre les réalisations de gestes simulés (des gestes de métier repris dans le cours des échanges) et les dialogues en autoconfrontation croisée pour montrer les mouvements argumentatifs entre gestes et paroles. Par ailleurs, Poussin (2014) a utilisé une technique d’analyse croisée des regards, gestes et postures, et des dialogues pour identifier des « moments clés » (p. 138) de l’autoconfrontation croisée permettant de suivre les réactions émotionnelles des professionnels. Bonnemain (2015) et Perrot (2017) ont repris cette technique afin de mieux comprendre, respectivement, le développement affectif, et les rapports entre l’affectivité et les positions d’énonciation.
Ces propositions s’inscrivent dans un cadre scientifique de multiplication des approches multimodales, tant dans le domaine anglo-saxon (Kress et van Leeuwen, 1996, Kress et van Leeuwen, 2001 ; Kress, Jewitt, Ogborn, & Tsatsarelis, 2001 ; Levine & Scollon, 2004) que francophone (e.g., Filliettaz, 2002 ; Mondada, 2004, Mondada, 2011). Il s’agit d’insister, d’une part, sur la nécessité de dépasser « une vision logocentrique du discours » (Filliettaz, 2005) pour prendre en compte l’ensemble des modalités productrices de signification dans les interactions sociales (conduites corporelles, gestes, conduites actionnelles, design visuel, etc.). Et, d’autre part, ces approches visent à mieux définir les spécificités et les contributions propres de chacun de ces modes et leurs effets structurants sur la cognition et les interactions sociales. En effet, les participants à un dialogue s’inscrivent dans un flux de mots, de contours prosodiques, d’expressions faciales, de gestes, de postures que l’analyse peut appréhender pour saisir les liens entre ces différentes modalités, ou encore pour comprendre comment le geste est relié au contenu de la parole co-occurrente.
Les travaux issus de la psychologie cognitive ont ainsi montré que les gestes réalisés par les bras et les mains — des gestes co-verbaux — en cours de conversation sont profondément reliés au discours (Kendon, 1986, Kendon, 2004 ; McNeill, 1992, McNeill, 2000). Par exemple, ces gestes facilitent l’accès au lexique (Hadar & Butterworth, 1997 ; Krauss, Chen, & Gottesman, 2000) contribuent à la régulation des échanges (Duncan, 1972) et alimentent leur intelligibilité (Beattie & Shovelton, 1999). Par ailleurs, les discordances entre les gestes et le discours, dans des tâches de résolution de problème, sont les marqueurs d’une délibération en cours (Goldin-Meadow, 2003). Ces discordances ne reflètent pas seulement les processus, mais contribuent à l’apprentissage (Goldin-Meadow & Alibali, 2013).
Dans le domaine de l’analyse du travail, l’étude des aspects multimodaux des pratiques langagières permet d’interroger non seulement les spécificités des différentes modalités, mais aussi leurs contributions et fonctions dans les actions des sujets (Leplat, 2013 ; Galatolo & Traverso, 2007 ; Visser, 2009, Visser, 2011). De notre côté, il nous semble également important de s’intéresser aux aspects multimodaux lorsque ce sont les professionnels qui analysent leur propre travail, c’est-à-dire au sein d’un contexte qui n’est pas celui de leur travail ordinaire, mais en situation de dialogue, voire de controverse, sur leur travail.
Dans ce qui suit, nous souhaitons focaliser notre attention sur deux extraits d’autoconfrontation croisée entre deux chefs d’équipe d’éboueurs d’une grande collectivité. Nous ne chercherons pas, par la retranscription multimodale de leur dialogue, à identifier les logiques des différentes modalités, à comprendre les effets de leurs combinaisons, ou encore à expliquer l’organisation de la séquentialité des différentes contributions multimodales. Nous interrogerons la réalisation d’un geste de balayage par l’un des chefs d’équipe et sa reprise par sa collègue dans le cours de l’autoconfrontation croisée. En référence à la conception de McNeill, 1985, McNeill, 1987, McNeill, 2000, McNeill, 2005, reprise par Goldin-Meadow, 2003, Goldin-Meadow, 2010, nous envisagerons la parole et les gestes co-verbaux comme des manifestations co-expressives d’un même système intégré2. Pour paraphraser Vygotski (1998, p. 388), nous pouvons dire que les gestes et la parole traduisent un même événement en deux langues. En prolongeant les travaux récents en clinique de l’activité (Bonnemain, 2015 ; Perrot, 2017 ; Poussin, 2014 ; Simonet, 2011), nous tenterons alors de montrer en quoi ce « geste rapporté3 » — un geste dans le geste, mais aussi un geste sur le geste d’autrui — ouvre une fenêtre sur le fonctionnement du développement de l’activité des chefs d’équipe dans ce contexte dialogique. Autrement dit, il s’agira d’utiliser des techniques d’analyse expérimentées pour extraire des indicateurs de développement de l’activité pour relever les discordances potentiellement développementales entre la parole et les gestes du locuteur dans le cours d’une controverse professionnelle en autoconfrontation croisée.
Section snippets
Le dispositif d’intervention en clinique de l’activité auprès des chefs d’équipe des éboueurs
L’analyse du travail à laquelle nous nous référons s’inscrit dans le dispositif méthodologique de la clinique de l’activité (Bonnemain, Perrot, & Kostulski, 2015 ; Clot, 2008). Il s’agit principalement de mettre en place un cadre dialogique permettant aux professionnels de développer leur interprétation de leur activité. De fait, l’analyse du travail est réalisée par les professionnels eux-mêmes lorsqu’ils se confrontent aux traces vidéo de l’activité de leur travail ordinaire. C’est la
La controverse professionnelle entre Laure et André : effets du moment d’affichage du tableau de répartition des tâches sur l’engagement de l’éboueur
Dans cette partie, nous reviendrons sur un dialogue spécifique réalisé en autoconfrontation entre deux chefs d’équipe. Nous choisissons de présenter cette séquence de dialogue car elle est en lien direct avec la question de l’analyse multimodale posée ici. En effet, nous y reviendrons, Laure et André réalisent tous les deux des gestes de balayage au cours de leur échange qui permettent d’enrichir la signification du discours verbalement énoncé. Cette séquence nous permettra alors de concevoir
Analyses et résultats
Comme le souligne Goldin-Meadow (2003), la réalisation des gestes co-verbaux peut être considérée comme une fenêtre sur l’esprit4 (« a window on the mind »). Mieux, ils sont des supports pour modifier les points de vue (Goldin-Meadow & Alibali, 2013). De notre côté, et en déplaçant cette perspective, nous considérons les gestes
Conclusion
Les résultats que nous venons de présenter nécessitent d’être étayés par d’autres analyses multimodales en situation d’autoconfrontation croisée. Mais dès à présent, nous pouvons insister sur deux points.
Le premier concerne la fonction psychologique du collectif en autoconfrontation croisée. En regardant le travail de l’autre à partir de sa propre activité, Laure et André retrouvent des éléments communs sans se reconnaître complètement dans les manières de faire et de dire de sa ou son
Déclaration de liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références (62)
- et al.
Activité, santé et collectif de travail
Pratiques psychologiques
(2008) - et al.
What does cross-linguistic variation in semantic coordination of speech and gesture reveal? Evidence for an interface representation of spatial thinking and speaking
Journal of Memory and Language
(2003) - et al.
Gesture and speech in interaction: An overview
Speech Communication
(2014) Pour une philosophie de l’acte
(2003)Esthétique de la création verbale
(1984)Esthétique et théorie du roman
(1978)- et al.
Do iconic hand gestures really contribute anything to the semantic information conveyed by speech? An experimental investigation
Semiotica
(1999) On dexterity and its development
Les paradoxes de l’intensité affective dans l’autoconfrontation. L’exemple de l’activité dialogique des chefs d’équipe de la propreté de Paris
(2015)- et al.
Le processus d’observation, son développement et ses effets dans la méthode des autoconfrontations croisées en clinique de l’activité
Activités [En ligne]
(2015)