Article hors thèmeComportements d’automédication et infirmières Recherche qualitative exploratoireSelf-medication and nurses: Exploratory qualitative study
Introduction
Les évolutions récentes de notre société permettent à chacun de mettre en place des stratégies de soins de soi afin de faire face à ses problèmes de santé sans recourir systématiquement à des prescriptions de professionnels de la santé. Lors de l’apparition de symptômes connus, de maladies bénignes ou en prévention, l’achat et la consommation de médicaments ou de substances avec ou sans prescription médicale, est statistiquement en augmentation (Ammon, 2001, Domenighetti, 2001, Observatoire suisse de la santé et Département de la santé et de l’action sociale du canton de Vaud, 2010). Les connaissances des individus au sujet des compositions des produits absorbés et de leurs effets se développent en lien avec l’éducation et/ou par l’accès à l’information via l’Internet (Williams et al., 2008, Deccache et Van Ballekom, 2010). En somme, l’automédication devient une conduite banalisée qui interroge les chercheurs du monde de la santé (Collin, 2002, Fainzang, 2003, Collin et al., 2008, Busfield, 2010).
Cet article présente une étude exploratoire des comportements d’automédication chez des infirmières3. Praticiennes dans le monde de la santé et de la maladie, elles se trouvent au carrefour entre savoirs-experts et savoirs-profanes. L’analyse de leurs discours nous permettra de mettre en évidence les représentations de l’automédication et du sens qu’elle prend pour des professionnelles de la santé (Naegle, 2006, Barros et al., 2009, Folkmann et Rankin, 2010).
Dans notre système de santé, les maladies ou même les étapes de la vie (naissance, vieillesse) impliquent l’intervention d’un professionnel. Un docteur en médecine, formé à cette fin, est devenu le détenteur des savoirs thérapeutiques et soignants. Il possède l’habilitation à effectuer des prescriptions de substances, majoritairement d’origine pharmacologiques4 (Keller et Pierret, 2000). Avec le développement des médicaments ou des traitements issus des médecines alternatives et complémentaires5 (MAC), cette dernière activité est remise en cause par les comportements d’automédication que développent les individus (Kessler et al., 2001, Stevenson et al., 2003, Das et Das, 2006, Lyons et Chamberlain, 2006).
L’automédication fait partie des comportements de santé dont la définition peut s’inscrire dans de nombreux contextes : santé publique, anthropologie, médecine ou psychologie de la santé (Burnier et Jeanneret, 2001, Buclin et Ammon, 2001, Lyons et Chamberlain, 2006, Collin et al., 2008). Pratiquement, l’automédication fait référence au soin que la personne veut se donner dans un contexte spécifique, selon ses conceptions de la santé et de la maladie qu’il aura construites à partir de ses expériences passées (Fainzang, 2010).
Une analyse de la littérature existante met en évidence que les auteurs qui s’intéressent à l’automédication peuvent être classés en trois grands groupes : les écrits véhiculant une représentation négative de ces pratiques, ceux présentant un abord positif, et ceux s’intéressant davantage au processus pour l’expliquer ou le comprendre. On note également que ces trois grands groupes de travaux ne sont pas exclusifs les uns des autres et que certains auteurs oscillent entre l’une ou l’autre approche.
D’une façon générale, le monde médical met souvent en avant le caractère dangereux du comportement d’automédication. En effet, ces pratiques mettent le médecin face à une relative absence de contrôle sur l’utilisation effective de ses prescriptions (Buclin, 2001), avec de potentiels effets secondaires incontrôlables parfois inhérents à leur usage hors contexte initial. Cela est particulièrement problématique pour les populations à risques (malades chroniques et/ou personnes âgées) (Buclin, 2001, Kessler et al., 2001, Stuckelberger, 2001). Plus largement, l’automédication peut constituer une réponse potentiellement inadéquate aux problèmes de santé, aggraver un risque d’apparition de dépendances, entraîner un retard pris dans le recours au monde médical pour des problèmes de santé graves, ainsi que soutenir une médicalisation abusive de tous les problèmes de la vie quotidienne (Maffli, 2000, Buclin, 2001). Se soigner seul pourrait être dangereux pour la santé (Burnier et Jeanneret, 2001).
D’autres auteurs, généralement plus proches des sciences sociales de la santé, soulignent quant à eux, des aspects plus positifs tel que le potentiel d’autonomie (empowerment) permis par ces pratiques, en particulier face au monde médical. Ils analysent la substance dans ses fonctions sociales et langagières, en tant que médiateur de relations entre le malade et le professionnel (van der Geest et al., 1996, Collin, 2002, Fainzang, 2006). L’automédication devient alors partie prenante d’une « politique personnelle » du médicament qui peut suivre des itinéraires thérapeutiques spécifiques à l’individu (Desclaux et Lévy, 2003, Collin et al., 2008).
Enfin un autre groupe d’auteurs, généralement davantage issus de la psychologie et de la psychologie de la santé, s’intéresse à l’explication des processus mis en œuvre dans les pratiques d’automédication. Leur perspective est généralement cognitivo-comportementale et cherche à rendre compte des comportements actifs et rationnels de l’individu face à sa santé et à sa maladie selon son interprétation et son évaluation du contexte en fonction de ses buts personnels. Cependant, cette approche ne permet que rarement d’intégrer des variables comme les émotions, les variations dans le temps des symptômes ressentis, le support social ou les ressources matérielles, éléments essentiels lors de l’automédication (Clark, 2003, Maes et Karoly, 2005, Webb et Sheeran, 2006, Muller et Spitz, 2007, Mielewczyk et Willig, 2007, Gauchet, 2008).
Aussi, toujours dans le domaine de la psychologie, un autre courant davantage compréhensif s’est orienté vers l’étude des théories subjectives développées par les individus et l’analyse des dynamiques de recours aux comportements d’automédication et aux MAC. Ils mettent en évidence deux mécanismes complémentaires : l’importance perçue de la substance pour le maintien en vie (qui permet la compréhension de son utilité) et les effets secondaires faibles qui permettent de bien la supporter. L’individu peut alors recourir à d’autres moyens de traitements en automédication, soit en complément soit en remplacement par des MAC selon ses perceptions des risques et bénéfices (Kessler et al., 2001, Barry et al., 2001, Collin, 2002, Pound et al., 2005, Willison et Andrews, 2004, Fischer et Tarquinio, 2006, Bishop et al., 2007, Tordoff et al., 2010).
Les pratiques d’automédication concernent les infirmières tant au niveau professionnel car elles sont expertes formées en pharmacologie qu’au niveau subjectif et personnel. Un examen de la littérature infirmière montre deux axes de recherches. Le premier s’intéresse à l’analyse du rôle professionnel en lien avec les médicaments et le second se focalise sur l’étude des mécanismes de recours aux substances par les infirmières elles-mêmes (Naegle, 2006, Folkmann et Rankin, 2010).
Les infirmières développent un rôle professionnel majeur dans l’approche de l’automédication chez les patients. En effet leur formation leur donne des compétences pour connaître la complexité des substances et les interactions médicamenteuses. Leur profession est également charnière dans l’approche des questions de sécurité pour le patient et du maintien du traitement. Le comportement adéquat de la personne vis-à-vis de ses traitements est évalué à chaque étape du traitement et son suivi régulier est encouragé. Dans le cadre de l’automédication, le personnel soignant est donc en première ligne tant pour des actions éducatives et préventives, que pour des interventions en urgence en cas d’abus de substances (Stora, 2003, Dorman Marek et Antle, 2008, O’Malley, 2010, Cipriano, 2011).
Ce rôle auprès des patients ne saurait occulter que les infirmières elles-mêmes peuvent faire appel à l’automédication et cela d’autant plus facilement qu’elles disposent de l’accès aux pharmacies et d’une formation de base en pharmacologie. Les études épidémiologiques incluant la consommation d’alcool et de tabac montrent qu’entre 8 et 20 % des infirmières utilisent des tranquillisants ou somnifères sous prescription médicale. L’usage de tranquillisants et/ou antidépresseurs est supérieur à celui de la population générale (20 contre 10 %) (Tableau 1 : enquêtes réalisées aux États-Unis, en France, au Canada et au Brésil). Enfin, au Canada, 8 à 10 % des infirmières (femmes et hommes) déclarent en consommer contre 4 et 2 % dans la population générale (Collins et al., 1999, Shields et Wilkins, 2006, Estryn-Béhar, 2008, Barros et al., 2009, Jolivet et al., 2010). L’étude de la prévalence de la toxicomanie chez les infirmières est très présente dans la littérature anglophone depuis les années 1980 (Heise, 2003).
L’environnement de travail semble présenter un ensemble de facteurs de risque de recours des infirmières à l’usage ou au mésusage de substances. Associant des horaires de travail irréguliers déstabilisant du point de vue sommeil et éveil à un stress continu, il peut induire un recours aux somnifères et aux stimulants. Le dernier facteur de risque concerne l’oubli du soin de soi et de ses propres besoins pour ne se consacrer qu’aux besoins des autres (Collins et al., 1999, Lillibridge et al., 2002, Shaw et al., 2004, Dunn, 2010, Monroe et Kenaga, 2010).
Concernant le comportement d’automédication, Barros et ses collègues infirmières brésiliennes montrent que 24,2 % des soignants interrogés pratiquent l’automédication (Tableau 1). Les médicaments antidouleurs représentent 43,4 % des substances prises en automédication, pour d’autres auteurs aux alentours de 80 % (Collins et al., 1999, Shields et Wilkins, 2006). Au-delà de ces chiffres, ces chercheuses ont montré que l’automédication est développée chez les jeunes adultes avec des niveaux d’éducation et économique élevés, ayant de bonnes connaissances sur les traitements et la perception d’une plus grande autonomie dans la prise de décision concernant leur santé. Les conditions de travail, horaires irréguliers, fatigue, troubles musculosquelettiques, etc. serait « résolus » par le recours à des traitements médicamenteux prescrits ou en automédication, dont 10 % est formé par des médecines naturelles (Barros et al., 2009).
En conclusion de la revue de littérature générale, nous pouvons définir l’automédication comme l’association de représentations de la santé et de la maladie avec des activités de la vie quotidienne. Ce comportement de soin hors du contrôle médical, dont les premiers travaux restent principalement épidémiologiques pour ce qui concerne la profession infirmière, gagnerait à être étudié suivant une approche compréhensive de la conduite et du sens que lui donnent les différents sujets. C’est pourquoi nous avons initié une recherche qualitative afin de mieux comprendre les représentations des infirmières de l’automédication dans le cadre professionnel. Nos objectifs sont de connaître leurs représentations (Bronckart, 2004, Fischer et Tarquinio, 2006), leurs pratiques et le sens qu’elles doivent à l’automédication.
Section snippets
Cadre de référence théorique : psychologie qualitative et critique de la santé
Pour comprendre les comportements d’automédication chez des infirmières, nous nous proposons d’ancrer notre recherche exploratoire dans une épistémologie constructiviste appliquée dans le domaine de la psychologie qualitative de la santé (Santiago-Delefosse, 2002, Chamberlain, 2004). Ce cadre théorique se focalise sur l’analyse de la réalité du sujet telle qu’elle apparaît au travers de son discours. La « réalité » subjective se co-construit, d’une part, dans une interaction entre les
Résultats
Pour décrire les mécanismes de recours à l’automédication, l’analyse thématique des discours met en évidence trois thèmes principaux :
- •
la définition de l’automédication et les connaissances mobilisées ;
- •
les comportements et l’obtention des substances ;
- •
la perception des risques liés à cette conduite (Tableau 3).
Discussion
Notre recherche préliminaire se focalisait sur l’explicitation du sens des comportements d’automédication chez les infirmières. Nous nous sommes intéressés d’une part à leur définition et représentation de l’automédication, et, d’autre part à leurs pratiques concrètes et au sens qu’elles leur donnent. Nous avons ainsi pu mettre en évidence un certain nombre de résultats qui devraient être approfondis par des études ultérieures.
Premièrement, par rapport aux trois grandes approches de
Conclusion
L’automédication pour les participants infirmiers à cette recherche s’inscrit dans des stratégies fonctionnelles et adaptatives associant des éléments cognitifs et subjectifs dans leur gestion des soucis de santé de la vie quotidienne et dans le cadre de leur travail. Ce processus de « banalisation » de l’automédication chez des professionnels de la santé met en évidence la construction sociale progressive d’un individu expert de sa santé et pose la question de la généralisation de cette
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement les infirmières et infirmiers interviewés et interviewer qui ont participé à cette recherche exploratoire.
Références (65)
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Giving voice to the lifeworld. More humane, more effective medical care? A qualitative study of doctor–patient communication in general practice
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Substance use among a regional sample of female nurses
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From patient compliance to empowerment and consumer's choice: evolution or regression? An overview of patient education in French speaking European countries
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« Porosité » entre travail et vie privée, conflits et aménagements : une étude comparative de deux populations de femmes
Pratiques psychologiques
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Health and Place
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Autorégulation et conduites d’observance thérapeutique : exemple de l’hypertension artérielle
Pratiques Psychologiques
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Self-treatment and its discussion in medical consultations: how is medical pluralism managed in practice?
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