Alimentation durableBien manger sans gaspiller : simplicité volontaire dans les pratiques alimentairesEating well with zero waste: Voluntary simplicity in food practices
Introduction
En France, la quantité d’alimentation disponible s’élève à plus de 3500 calories par personne et par jour, pour des besoins nutritionnels conseillés autour de 2000 calories en moyenne1. Le gaspillage alimentaire est estimé à plus de 20 Kg par habitant et par an, alors même qu’une partie de la production est consommée au-delà des besoins, source de surpoids voire d’obésité. Les déchets alimentaires et d’emballages contribuent quant à eux à la production d’ordures ménagères autour de 277 kg par habitant2.
Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de mouvements promeuvent alors des stratégies et des pratiques alimentaires « zéro gaspillage » ou « zéro déchet », entendues ici respectivement comme la recherche d’une consommation qui minimise l’utilisation de ressources et la production de déchets, pour les produits comme pour leurs emballages. Ces démarches vont généralement de pair, même si elles se focalisent plus ou moins sur l’optimisation de l’usage de la nourriture produite en amont ou sur les déchets que cette production génère en aval. Les individus qui s’engagent dans cette démarche d’ensemble partagent leurs expériences sur des blogs et sur les réseaux sociaux, à travers par exemple des recettes de repas bio ou végétariens présentés comme moins consommateurs en ressources, des astuces « zéro gaspi » pour utiliser les restes, ou encore des conseils pour acheter en vrac et sans emballages. Cette démarche s’inscrit dans un contexte de remise en question des impacts du mode de vie occidental en matière de durabilité sociale et environnementale.
Début 2016, l’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe)3 démarrait une enquête intitulée « Bien vivre en zéro déchet ». À partir d’une sélection de douze foyers témoins ayant considérablement réduit leur consommation de ressources et leur production de déchets, tout en exprimant un haut niveau de qualité de vie, l’objectif de l’agence était de montrer que la « sobriété » de la consommation est compatible avec le « bonheur ». Il s’agissait de combattre des idées reçues associées au zéro gaspillage ou zéro déchet, souvent perçu comme trop difficile, trop militant, ou comme un retour en arrière.
Pour ces foyers exemplaires aux caractéristiques sociales diverses, l’enquête consistait à peser leurs déchets, suivre leurs pratiques quotidiennes et mesurer régulièrement leur bien-être à partir de l’« indice trimestriel du bonheur des Français » élaboré par une association au niveau national. Le choix d’un indicateur de bonheur s’inscrivait également dans des réflexions du gouvernement, menées depuis la Commission Stiglitz en 2009, visant à tenir compte d’indicateurs sur les performances énergétiques et le progrès social au-delà du Produit intérieur brut (PIB).
Les auteurs de cet article, deux sociologues et un consultant en environnement, ont réalisé cette enquête en partenariat étroit avec l’Ademe et avec les foyers eux-mêmes. Par l’analyse a posteriori des observations et des entretiens réalisés, et en s’intéressant spécifiquement au cas de l’alimentation, nous proposons de faire apparaître comment des pratiques visant à limiter le gaspillage et les déchets s’inscrivent dans une recherche de bien-manger, de bien-vivre et plus largement de simplicité volontaire. Cette démarche, au sens de Elgin [1], consiste à consommer moins de produits et de services tout en cultivant des sources non matérielles de satisfaction et de sens, par des liens humains et la réalisation de soi.
Cet article s’appuie sur les résultats du courant de la « théorie des pratiques », en sociologie, sur le rôle des dispositifs matériels, des représentations, et des compétences des individus dans la production de déchets et le gaspillage alimentaire [2], [3], [4], [5]. Ces travaux montrent que les pratiques de gaspillage dépendent tout autant de routines d’organisation des repas ou de capacité à cuisiner des restes que de prescriptions externes jouant sur les représentations associées par exemple à l’abondance ou au gaspillage d’alimentation. Comme l’a démontré Dubuisson-Quellier [6], des campagnes publiques, telles que celle du ministère de l’Environnement intitulée « Stop au gaspillage alimentaire » en 2009, visent à gouverner les conduites des consommateurs pour transformer les marchés alimentaires.
Au-delà de ces analyses sociologiques sur la transformation des représentations et des pratiques de consommation alimentaire, cet article fait le lien avec l’étude du bien-être et du bonheur, habituellement du domaine de la psychologie ou des sciences de gestion [7], [8]. Après la description de l’enquête à laquelle nous avons participé pour l’Ademe, cet article retrace les motivations des foyers qui s’engagent dans des pratiques alimentaires de réduction du gaspillage et des déchets, décrit concrètement ces pratiques, puis révèle comment elles sont compatibles avec leur épanouissement, voire, enfin, comment la démarche de « zéro » gaspillage ou déchets peut constituer une source de satisfaction supplémentaire.
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Un retour sur l’enquête Ademe « Bien vivre en zéro déchet »
Cet article mobilise les données issues des observations et des entretiens réalisés pour l’enquête « Bien vivre en zéro déchet » de l’Ademe en 2016. Sans rechercher de lien de cause à effet entre zéro déchet et bonheur, l’enquête visait à montrer qu’il était possible d’adopter des pratiques de limitation du gaspillage et des déchets, promues dans le cadre des politiques environnementales de l’agence, tout en présentant un niveau de bonheur supérieur à la moyenne.
Les foyers ont d’abord été
Des démarches de simplicité volontaire dans l’alimentation au quotidien
La notion de simplicité volontaire a été initialement portée par Elgin [1], qui la définit comme un mode de vie « riche » intérieurement, par rapport à la pauvreté économique. Le terme est mobilisé par les sciences de gestion et la psychologie [7], [8], [10], qui s’intéressent à la simplicité volontaire comme un continuum de pratiques de consommation. Au cœur de cette notion se loge le choix individuel de limiter sa consommation, dans une quête, parfois spirituelle, d’un mode de vie plus
Conclusion vers la promotion d’une alimentation simple ?
L’enquête de l’Ademe « Bien vivre en zéro déchet » intervenait dans un contexte où le gouvernement cherche à orienter et gouverner les conduites des consommateurs pour leur faire adopter des pratiques plus durables, sur les plans sanitaires, sociaux, ou environnementaux [6]. Or, les résultats issus de la théorie des pratiques en sociologie montrent que l’évolution des habitudes alimentaires tient principalement à des représentations, des compétences et des dispositifs matériels. Intégrés à des
Remerciements
Nous tenons à remercier Antoine Vernier et son équipe au sein de l’Ademe, pour nous avoir fait confiance dans la réalisation de cette enquête, ainsi que tous les foyers « zéro déchet » qui se sont prêtés au jeu. Nos remerciements vont aussi à Olivier Lepiller pour son invitation à soumettre cet article aux Cahiers de nutrition et de diététique.
Références (22)
Voluntary simplicity: toward a way of life that is outwardly simple, inwardly rich
(1981)- et al.
La théorie des pratiques : quels apports pour l’étude sociologique de la consommation ?
Sociologie [Internet]
(2013) The sacrifice of re-use: the travels of leftovers and family relations
J Consum Behav
(2009)Food waste: home consumption, material culture and everyday life
(2014)- et al.
Understanding voluntary simplifiers
Psychol Market
(2002) The face of the un-consumer: an empirical examination of the practice of voluntary simplicity in the United States
Psychol Market
(2005)- et al.
The Science of Happiness and Life Satisfaction. The Oxford Handbook of Positive Psychology [Internet]
(2009) - et al.
The voluntary simplicity movement: a multi-national survey analysis in theoretical context
J Cons Cult
(2012)