Corps de l’article

Introduction

Depuis plus d’une trentaine d’années, la notion de pouvoir d’agir suscite un engouement important parmi les travaux scientifiques (Bacqué et Biewener, 2013; Parazelli et Bourbonnais, 2017; Rivest et Moreau, 2015; Woodall et al., 2012). Dans le contexte de l’itinérance, les interventions centrées sur le développement du pouvoir d’agir sont considérées comme des outils essentiels des milieux communautaires et institutionnels (Buccieri et Molleson, 2015; Heinze, Jozefowicz, et Toro, 2010; Hurtubise et Babin, 2010; Tanekenov, Fitzpatrick, et Johnsen, 2018). Ces interventions tendent à concevoir les personnes en situation d’itinérance comme des acteurs et actrices ayant le potentiel de mobiliser des actions pour donner sens à leur réalité plutôt que comme des victimes ayant peu de contrôle sur leurs réalités environnementales (Colombo, 2015; Parsell et Clarke, 2019). Si la plupart des travaux se concentrent sur les barrières d’accès aux services chez les personnes en situation d’itinérance (Gallardo et al., 2020; Paisi et al., 2019; Shinn et al., 2017), peu d’études documentent les perceptions du pouvoir d’agir des professionnels et des usagers au sein des services institutionnels spécialisés en itinérance au Québec.

Considérée comme une traduction du terme d’empowerment (Le Bossé, 2003; Jouffray, 2014), la notion de pouvoir d’agir se voit confrontée, au fil des ans, à de multiples définitions (Pease, 2002). C’est à travers l’influence de différentes perspectives théoriques, comme les approches structurelles (Alinsky, 1976; Freire, 1974; Moreau, 1990), les études féministes (Carr, 2003; Turner et Maschi, 2015) et la psychologie sociale (Zimmerman, 1995; Rappaport, 1987), que la notion de pouvoir d’agir se développe et se complexifie pour constituer, à elle seule, un champ d’intervention. Au-delà de cette pluralité de conceptualisations, il est possible de caractériser le pouvoir d’agir à partir de quatre éléments centraux : 1) l’appropriation du pouvoir dans une perspective d’autonomisation (Drolet, 1997; Le Bossé, 1998; Ninacs, 1995; Parazelli et Bourbonnais, 2017; Relais-Femmes, 2010); 2) l’acquisition d’un plus grand contrôle sur sa réalité par des actions concrètes (Drolet, 1997; Le Bossé, 2003; Ninacs, 1995; Pease, 2002; Rappaport, 1987; Riger, 1993); 3) la lutte aux inégalités sociales et aux oppressions par un plus grand accès aux ressources (Freire, 1974; Le Bossé, 2003; Lemay, 2007; Moreau, 1990; Ninacs, 1995); 4) la collectivisation des situations objectivement inéquitables (accès aux ressources matérielles insuffisantes) et subjectivement injustes (face à la discrimination, la stigmatisation et la non-reconnaissance de sa propre valeur) plutôt qu’une individualisation des réalités par des changements personnels (Moreau, 1990; Ninacs, 1995; Relais-Femmes, 2010). Selon Ninacs (2008), le pouvoir d’agir se développe par l’acquisition progressive de la capacité de choisir (le choix libre et conscient d’entreprendre une démarche), la capacité de décider (la transformation du choix en une décision par le raisonnement et l’analyse des informations disponibles) et la capacité d’agir (se manifeste dans l’action en fonction de sa décision et des conséquences qui seront assumées).

La nature polysémique du pouvoir d’agir (Parazelli et Bourbonnais, 2017) fait en sorte qu’il n’existe pas une seule façon d’intervenir, mais plutôt une diversité de grands principes qui oriente les pratiques sociales (Cattaneo et Chapman, 2010; Rivest et Moreau, 2015). L’un de ces principes est de concevoir les usagers comme des sujets actifs plutôt que des objets d’intervention ou des bénéficiaires des services (Bacqué et Biewener, 2013; Ninacs, 2008), ce qui permet aux professionnels de miser sur les capacités, les forces et les ressources des personnes rencontrées (Cattaneo et Chapman, 2010; Jouffray, 2014). Un autre principe consiste à favoriser une prise de pouvoir par les usagers sur les services déployés (Bay-Cheng et al., 2006; Moreau, 1990; Relais-Femmes, 2010). Dans ce contexte, les professionnels ne développent pas directement le pouvoir d’agir des usagers, mais ils offrent plutôt des conditions facilitantes pour favoriser leur contrôle sur les services (Drolet, 1997; Relais-Femmes, 2010; Turner et Maschi, 2015). Dans l’intervention sociale, le développement du pouvoir d’agir ne vise pas seulement à ce que les usagers acquièrent un contrôle sur les objectifs des activités d’intervention, mais aussi sur le processus d’intervention en lui-même (Ninacs, 2008; Rivest et Moreau, 2015). L’une de ses applications consiste à ce que les professionnels créent une relation partenariale avec les usagers afin de déconstruire les rapports hiérarchiques marqués par des enjeux de pouvoir et d’autorité (Hardina, 2005; Moreau, 1990; Ninacs, 1995; Relais-Femmes, 2010). Enfin, les pratiques d’advocacy des professionnels sont reconnues comme l’un des principes d’intervention du pouvoir d’agir, puisqu’elles permettent de défendre les droits des usagers pour accéder aux services (Lemay, 2007; Moreau, 1990).

En contexte d’itinérance, les quelques travaux disponibles sur le pouvoir d’agir révèlent des différences quant à la perception des usagers et des professionnels (Bohem et Staples, 2004; Ferguson, Kim, et McCoy, 2011). Du côté des personnes en situation d’itinérance, elles ont souvent l’impression d’avoir très peu de contrôle sur le processus d’intervention (Biederman et Nichols, 2014; Dej, 2016; Wen, Hudak, et Hwang, 2007). Dans certains cas, elles rapportent se sentir déshumanisées (Biederman et Nichols, 2014; Moore-Nadler, Clanton, et Roussel, 2020) lors des interventions en raison notamment des attitudes insensibles (Côté et al., 2015; Rae et Rees, 2015; Sznajder-Murray et Slesnick, 2011), irrespectueuses (Hoffman et Coffey, 2008; Ramsay et al., 2019; Varley et al., 2020) et stigmatisantes (Kozlov et al., 2013; Rae et Rees, 2015; Varley et al., 2020; Wen, Hudak, et Hwang, 2007) de certains professionnels. Les personnes en situation d’itinérance se sentent parfois infantilisées par les professionnels en raison de comportements autoritaires et contrôlants (Côté et al., 2015; Hudson, Nyamathi, et Sweat, 2008; Kozlov et al., 2013) qui induisent des relations de pouvoir inégalitaires (Hoffman et Coffey, 2008; Wen, Hudak, et Hwang, 2007). Ce manque de sensibilité au sein des services donne l’impression aux personnes en situation d’itinérance qu’elles sont peu écoutées et peu comprises (Côté et al., 2015; Hoffman et Coffey, 2008; Rae et Rees, 2015), voire même ignorées par les professionnels (Wen, Hudak, et Hwang, 2007). En réaction à ces interventions, elles peuvent développer une grande méfiance à partager leurs émotions et opinions avec les professionnels (Ferguson, Kim, et McCoy, 2011; Rae et Rees, 2015; Wen, Hudak, et Hwang, 2007; Sznajder-Murray et Slesnick, 2011). Elles peuvent alors rejeter le système d’assistance afin de préserver leur indépendance et leur dignité (Hoffman et Coffey, 2008; Wen, Hudak, et Hwang, 2007) en créant plutôt des liens sociaux auprès d’autres personnes en situation d’itinérance afin de combler autrement leurs besoins (Bohem et Staples, 2004).

Du côté des professionnels, ils tendent à concevoir le pouvoir d’agir des personnes en situation d’itinérance comme un processus personnel qui doit être encouragé et motivé par l’intervention (Bohem et Staples, 2004). Toutefois, ils soulignent la complexité d’offrir des services aux personnes en situation d’itinérance en raison, entre autres, des conditions de vie difficiles et précaires auxquelles elles sont confrontées (Seiler et Moss, 2012; Zuffery, 2008) et des problèmes de santé mentale et de consommation de substances qui fragilisent leur parcours de vie (Seiler et Moss, 2012). Pour ce faire, les professionnels mentionnent l’importance de prendre le temps d’établir des relations de confiance afin de favoriser, à long terme, le pouvoir d’agir des personnes en situation d’itinérance (Mills, Burton, et Matheson, 2015; Seiler et Moss, 2012; Varley et al., 2020; Weng et Clark, 2018). Ils reconnaissent l’importance de respecter les rêves, les buts et les espoirs des personnes en situation d’itinérance, tout en s’engageant dans des activités d’advocacy pour défendre leurs droits (Weng et Clark, 2018). Les professionnels soulignent la nécessité de contourner leur propre résistance à contrôler l’ensemble du processus d’intervention en acceptant de partager le pouvoir avec les personnes en situation d’itinérance (Ferguson, Kim, et McCoy, 2011; Renedo, 2014). Or, selon les professionnels, la complexité du système de la santé et des services sociaux rend difficile la création de liens profonds, voire humanisés, avec les personnes en situation d’itinérance (Mills, Burton, et Matheson, 2015; Weng et Clark, 2018; Zufferey, 2008). L’apparition du paradigme de la nouvelle gestion publique, qui est caractérisé entre autres par l’efficience et l’efficacité des services (Bellot, Bresson, et Jetté, 2013; Turcotte et Bastien, 2010), crée chez certains professionnels l’impression d’avoir peu d’espace et peu de temps pour décider par eux-mêmes des interventions à réaliser pour accompagner et soutenir les personnes en situation d’itinérance (Dahl, 2009).

Si ces travaux révèlent des distinctions quant à la conception du pouvoir d’agir entre les différents acteurs des services en itinérance, peu d’entre eux comparent au sein d’une même étude les points de vue des professionnels et des usagers, ce qui limite la portée des analyses effectuées. En croisant la parole des professionnels et des usagers d’une équipe du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) spécialisée en itinérance au Québec, cet article vise à comprendre leur perception du pouvoir d’agir dans le processus d’intervention. Dans cet article, la notion de pouvoir d’agir reconnaît que les professionnels et les personnes en situation d’itinérance sont des acteurs de leur réalité sociale et qu’ils participent conjointement au processus d’intervention.

Méthodologie

Cet article présente une étude de cas réalisée auprès de professionnels et d’usagers d’une équipe du RSSS spécialisée en itinérance. Selon Alexandre (2013), l’étude de cas est une méthode qui s’appuie sur l’analyse de cas spécifiques, choisis de façon non aléatoire, afin d’en dégager un niveau d’abstraction supérieur et de saisir des liens unissant les dimensions rapportées. À partir d’une analyse en profondeur des mécanismes et des enjeux contextuels d’un cas spécifique, l’étude de cas constitue un outil méthodologique rigoureux qui permet de tirer une description précise et une interprétation théorique qui dépasse ses limites (Anthony et Jack, 2009; Roy, 2009). Dans la présente étude, le cas constitue les services déployés par une équipe spécialisée en itinérance au sein d’un établissement du RSSS au Québec.

Le recrutement a été réalisé durant la période de décembre 2016 à septembre 2017. Pour le recrutement des professionnels, les chercheurs ont été invités, lors d’une rencontre de suivi d’une équipe du RSSS spécialisée en itinérance, à présenter le projet de recherche. Avec l’accord des gestionnaires de l’équipe, des courriels de relance ont été envoyés aux professionnels afin de solliciter leur participation. Les professionnels intéressés à participer au projet de recherche ont été invités à contacter directement, soit par courriel soit par téléphone, l’assistant de recherche responsable de mener les entrevues afin de planifier un moment et un lieu de rencontre. Pour ce qui est des personnes en situation d’itinérance, des affiches publicisant les informations du projet de recherche, telles que les critères de recrutement, le numéro de téléphone pour la prise de contact, le montant forfaitaire pour le dédommagement, ont été placardées dans l’établissement du RSSS qui accueille l’équipe spécialisée en itinérance. Aussi, les personnes en situation d’itinérance ont été invitées à parler de l’étude à leurs amis et leurs connaissances, et ce, conformément à l’approche d’échantillonnage boule-de-neige (Biernacki et Waldorf, 1981).

Au total, cinq professionnels (4 hommes, 1 femme) d’une équipe spécialisée en itinérance d’un établissement du RSSS ont décidé de participer au projet de recherche. Cet échantillon est constitué de différents statuts professionnels, soit travail social, éducation spécialisée, psychoéducation et soins infirmiers. Les professionnels interrogés possèdent une expérience diversifiée avec les personnes en situation d’itinérance : certains travaillent auprès de cette population depuis plus de quinze années, tandis que d’autres ont commencé à oeuvrer auprès de ces usagers depuis quelques mois. Pour ce qui est des usagers, sept personnes en situation d’itinérance (5 hommes, 2 femmes) âgées entre 34 ans et 51 ans (moyenne = 47 ans) ont été rencontrées en entrevue individuelle. Les personnes rapportent avoir fréquenté de 5 fois à 50 fois au cours de leur vie (moyenne = 25 fois) les services de l’équipe spécialisée en itinérance de l’établissement du RSSS. À l’intérieur de ces services, les personnes en situation d’itinérance révèlent avoir consulté différents professionnels : travailleur social (6 usagers), médecin (5 usagers), soins infirmiers (3 usagers), psychiatre (2 usagers), psychologue (1 usager) et ergothérapeute (1 usager). Cette étude a reçu l’approbation éthique du comité d’éthique de la recherche de l’établissement au sein duquel la recherche a été réalisée. Le consentement libre et éclairé des participants a été assuré à l’aide d’un formulaire de consentement qui a été lu, discuté et signé par chacun d’entre eux. Un montant de 25 $ a été remis à chacune des personnes en situation d’itinérance à titre de dédommagement pour leur déplacement. Tous les noms ont été remplacés dans les retranscriptions par des pseudonymes fictifs.

L’analyse qualitative des données s’est inspirée des étapes de décontextualisation et de recontextualisation des données proposées par Tesch (1990). Pour l’étape de la décontextualisation, le matériel recueilli a fait l’objet d’une codification exhaustive, phrase par phrase, afin d’identifier systématiquement les thèmes et les unités de sens de chacun des témoignages. Pour l’étape de la recontextualisation, les unités de sens ont été regroupées sur la base de leur proximité symbolique pour former des catégories conceptuelles, c’est-à-dire des descriptions analytiques succinctes visant à désigner le plus fidèlement possible l’orientation générale des messages livrés par les participants. Afin de s’assurer de la fiabilité du processus d’analyse de données, la codification des entrevues et l’élaboration des catégories conceptuelles ont été validées, sous forme de fidélisation interjuge, par tous les auteurs de l’article. La fidélisation interjuge consiste en une technique mobilisée en recherche qualitative pour s’assurer de la fiabilité des résultats. Il s’agit de faire vérifier, par les différents chercheurs impliqués dans le processus, l’ensemble des interprétations développées au fur et à mesure de l’analyse qualitative (Drapeau, 2004). Dans la présente étude, les auteurs de l’article ont discuté et vérifié ensemble les catégories conceptuelles proposées pour l’analyse des données.

Il importe de tenir compte de certaines limites de cette étude, notamment celles associées à la taille réduite des échantillons lors des études de cas (Roy, 2009). Dans le contexte de cette étude, seulement 12 participants ont décidé de participer à la recherche, et ce, malgré les nombreuses démarches entreprises par les chercheurs, en collaboration avec les gestionnaires des programmes, pour susciter leur participation. De plus, les participants rencontrés sont majoritairement des hommes, tant pour les professionnels que pour les usagers. L’analyse proposée dans cet article se veut donc une conceptualisation théorique du pouvoir d’agir des professionnels et des usagers à l’intérieur des services en itinérance d’un établissement du RSSS et non une représentation statistique de leur réalité. Il est donc important de considérer cet article comme une étude exploratoire.

Résultats

À partir de la conception du pouvoir d’agir de Ninacs (2008), les résultats révèlent des points de tensions entre le point de vue des professionnels et celui des personnes en situation d’itinérance à propos de trois dimensions : 1) la capacité de choisir; 2) la capacité de décider; 3) la capacité d’agir. Le tableau 1 présente une synthèse des principaux points de vue identifiés dans le discours des acteurs rencontrés.

Tableau 1

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1. Capacité de choisir : de l’adaptation des services à une expérience d’impuissance

1.1 Des professionnels qui offrent des services adaptés aux besoins des personnes en situation d’itinérance en onction d’une évaluation globale et multidisciplinaire

Les professionnels mentionnent l’importance de reconnaître la « voix » des personnes en situation d’itinérance afin d’adapter l’offre de services à leurs réalités et besoins. Selon eux, il est nécessaire de permettre aux usagers d’exprimer leur histoire de vie, ainsi que leurs forces personnelles, dans le but de cerner les réalités singulières de chacune des personnes en situation d’itinérance. D’après les professionnels, la complexité de l’itinérance demande de tenir compte des expériences subjectives de chacun des usagers afin de mettre en place des interventions qui s’arriment à la pluralité des défis rencontrés par les personnes. Ils indiquent d’ailleurs qu’il est impossible de développer des services standardisés pour l’ensemble des personnes en situation d’itinérance étant donné la multiplicité des facteurs impliqués dans ce phénomène. Ils comparent leur pratique à de l’artisanat où ils sont amenés à bricoler des interventions selon les besoins de chacun des usagers.

« L’itinérance, ça rend le travail d’intervention si singulier. C’est un peu du bricolage. Par rapport à une usine qui ferait tout standard, il va y avoir une intervention différente, on va toujours se remettre en question… C’est un peu artisanal. »

Professionnel #5

Pour parvenir à mettre en place des interventions singulières, les professionnels mentionnent qu’ils travaillent en équipe à partir d’une vision globale de l’itinérance, ce qui leur permet de tenir compte de l’ensemble des enjeux et réalités des personnes. Ce processus de réflexion collective s’appuie, selon eux, sur la compréhension des besoins des personnes en situation d’itinérance afin que les interventions choisies soient les mieux adaptées à leurs réalités. Ils témoignent de la pertinence et de la complémentarité à croiser les savoirs des différents professionnels (travailleurs sociaux, infirmiers, policiers, psychologues, médecins) afin de mieux cerner la complexité des facteurs associés au phénomène de l’itinérance. Selon eux, le croisement de ces différentes expertises, notamment entre les professionnels issus des domaines de la santé et du social, permet de poser un regard plus global sur le vécu et la réalité des personnes en situation d’itinérance.

« Dans l’équipe, on travaille avec une infirmière et avec un travailleur social pour avoir ce côté bio et psycho-social. Ça évite de faire des raccourcis trop rapides en se disant qu’il a un problème de santé mentale parce qu’il y a peut-être des causes organiques… Donc, d’avoir ces deux visions, c’est important. »

Professionnel #1

1.2 Une expérience d’impuissance chez les personnes en situation d’itinérance en raison de l’absence de choix quant aux services offerts

Pour ce qui est des personnes en situation d’itinérance, elles disent avoir peu de contrôle quant aux choix de services disponibles pour les aider. Elles mentionnent devoir dévoiler leurs problèmes et leurs besoins aux professionnels et, par la suite, attendre l’évaluation quant aux services auxquels elles peuvent ou non accéder. Ces personnes décrivent cette situation avec une certaine résignation, comme si, selon elles, le RSSS est construit de façon à ce que les usagers doivent renoncer à leur capacité de choisir et doivent transférer tous les pouvoirs aux professionnels afin que ces derniers sélectionnent les services adaptés pour eux. Le seul pouvoir dont les personnes en situation d’itinérance disent disposer renvoie au choix d’utiliser ou non les services ciblés par les professionnels, ce qui, selon elles, ne constitue pas une réelle alternative dans le processus d’intervention.

« Au bout de la ligne là, c’est moi qui vais demander de l’aide. Tu comprends? Je vais prendre ce qu’elle me donne, et je n’ai pas le choix. L’aide qu’elle veut m’apporter, je vais la prendre ou je vais la laisser. Mais, dans le fond, je n’ai pas un mot à dire… Je n’ai aucun contrôle. Je rentre là puis, je lui dis mes besoins puis, elle fait ce qu’elle veut avec. »

Carlos, 50 ans

Les personnes en situation d’itinérance révèlent que les services répondent principalement à leurs besoins les plus criants, tels que la recherche de logements et d’emplois, l’accompagnement en lien avec la consommation de substances, ainsi que le soutien associé à la santé mentale et physique. Si les personnes en situation d’itinérance reconnaissent l’importance de pouvoir se « vider le coeur » lors des rencontres avec les professionnels, certains déplorent toutefois la stigmatisation à laquelle elles peuvent être confrontées en raison de leur mode de vie. Elles mentionnent que les professionnels ne respectent pas toujours leur rythme dans le processus d’intervention. Certaines personnes se sont senties pressées, voire forcées, de passer à l’action dans des situations avec lesquelles elles ne se sentaient pas suffisamment prêtes ni outillées, sans se faire proposer d’autres choix ou d’autres possibilités d’intervention.

« Il aurait fallu que [la professionnelle] comprenne ma peur de perdre mon appartement, puis de continuer dans la pauvreté. Parce que là, oui je me suis trouvé un appartement, mais je continue pareil dans la pauvreté. Pour moi, je suis encore itinérante dans un sens. »

Catherine, 51 ans

2. Capacité de décider : du partage du pouvoir à une expérience de subordination

2.1 Des professionnels qui instaurent des espaces collaboratifs et égalitaires afin d’accompagner les personnes en situation d’itinérance dans le processus de décision

Les professionnels disent accorder beaucoup d’importance à créer des espaces collaboratifs avec les personnes en situation d’itinérance afin de déconstruire les rapports de pouvoir au sein du processus d’intervention. Ils disent concevoir les personnes en situation d’itinérance comme des expertes de leur vécu, tandis qu’ils se voient eux-mêmes comme des experts du processus d’intervention. Cette conception de l’intervention implique, selon les professionnels, un travail d’équipe exigeant, mais nécessaire, qui vise à créer une réelle collaboration avec les personnes tout au long du processus de décision. Ce travail d’équipe se construit au fil des rencontres individuelles, sans toutefois exposer les personnes en situation d’itinérance à des rencontres d’équipe qui, selon eux, pourraient être néfastes pour les usagers. L’un des professionnels rencontrés indique que ces rencontres d’équipe sont éprouvantes pour les personnes en situation d’itinérance, puisque l’ensemble des professionnels impliqués discute de leur situation et que cela pourrait les stigmatiser davantage et amplifier leur détresse psychologique.

« J’offre moins un service que de proposer un travail d’équipe. Mon travail, c’est de dire : «Je vous vois en tant qu’expert de votre vie. Moi, j’ai certaines expertises basées sur mon éducation et mon expérience. Mon offre, c’est d’arrimer ça ensemble pour arriver à quelque chose de positif pour vous.»[…] Mais, tout le monde autour d’une table, ce n’est pas nécessairement avantageux pour le client. Parfois, l’information n’est pas très libératrice ou empowering pour le client. Des fois, c’est le contraire, parce qu’on va vouloir simplifier : «C’est un TP. C’est un schizo. « »

Professionnel #2

Ce travail de déconstruction des rapports de pouvoir au sein du processus d’intervention exige que les professionnels réévaluent et repensent constamment leur offre de services afin de répondre aux décisions des personnes en situation d’itinérance. Ils expliquent que lorsque les usagers ne souhaitent pas aller de l’avant avec une démarche ou un processus d’intervention, ils doivent respecter cette décision et revoir les choix pour mieux répondre aux besoins des personnes en situation d’itinérance. Selon eux, les choix des personnes en situation d’itinérance délimitent, en partie, le processus d’intervention et le pouvoir d’agir des professionnels. La citation ci-dessous illustre l’importance pour les professionnels de partager le processus de décision dans l’optique de réajuster les interventions afin qu’elles soient cohérentes avec les besoins des personnes en situation d’itinérance :

« Je réévalue toujours la personne dans son contexte. Par exemple, elle a passé la nuit dans un parc où il a plu ou on lui a volé son sleeping bag. Je dois alors réadapter mon intervention initiale. À ce moment-là je peux lui demander: «Ok. Est-ce que tu veux prendre une douche? Est-ce que tu veux manger, prendre un café?» On se réajuste. […] Mais le pouvoir d’agir est limité. C’est aussi la limite de l’usager lui-même. Je veux dire, s’il ne veut pas, il faut aussi s’ajuster. Je ne suis pas libre non plus. C’est mon client. C’est pour lui que je travaille. »

Professionnel #5

2.2 Une expérience de subordination chez les personnes en situation d’itinérance en raison d’une mise à l’écart dans certains processus de décision

En ce qui concerne les personnes en situation d’itinérance, elles révèlent être mises à l’écart de certaines décisions qui les concernent dans le processus d’intervention. Certaines personnes disent, par exemple, ne pas être invitées à participer aux rencontres d’équipe multidisciplinaire au sein desquelles leurs situations sont discutées entre les différents professionnels du RSSS. Elles ont l’impression d’attendre passivement que des options d’intervention ou de démarches leur soient proposées, sans qu’elles puissent réellement participer à la réflexion sur leur propre situation de vie. De la même façon, plusieurs personnes en situation d’itinérance évoquent le fait qu’elles reçoivent très peu d’informations et d’explications sur les services disponibles au sein de l’établissement. Elles ont l’impression que les professionnels possèdent certaines informations auxquelles elles n’ont pas accès, ce qui les empêche de prendre des décisions éclairées quant aux services. Cette exclusion du processus de décision fait en sorte que les personnes en situation d’itinérance ont l’impression de devoir accepter passivement les services qui leur sont proposés, sans quoi elles se retrouvent sans aucune aide, et ce, dans un moment où elles sont particulièrement démunies et vulnérables.

« [À propos de] mon histoire, il paraît que ça a été décidé en équipe. On me met devant le fait accompli, mais au lieu de l’histoire de l’équipe, ils auraient pu me parler à deux ou trois personnes. J’aurais pu dire mon point de vue. [J’aurais pu expliquer] pourquoi je n’étais pas prête, que j’avais peur de perdre un appartement… Mais c’est mal géré. C’est quasiment de dire : «On te donne ça et ferme ta boîte». »

Catherine, 51 ans

Selon les personnes en situation d’itinérance, cette mise à l’écart des instances décisionnelles dans le processus d’intervention leur envoie comme message qu’elles sont en position de subordination comparativement aux professionnels. Les personnes ont l’impression que seul le point de vue des professionnels est reconnu en raison de leur étude et formation académique qui leur accorde un droit de regard et d’évaluation sur leur situation de vie. Elles décrivent se sentir vulnérables, voire soumises, au contrôle décisionnel extérieur, et ce, sans réel pouvoir pour faire entendre et comprendre leurs réalités. Certaines personnes en situation d’itinérance vont jusqu’à préciser que les dispositifs de contrôle des lieux physiques de l’établissement du RSSS, par le biais notamment des agents de sécurité et des caméras de surveillance, donnent l’impression qu’elles constituent un danger pour les autres personnes qui fréquentent cet endroit. Les propos des personnes pour décrire ce rapport inégalitaire sont éloquents : elles disent avoir l’impression de « ne pas avoir le gros bout du bâton », de « ne pas être à la hauteur de la situation » ou de « connaître leur place ». Le témoignage de Jonathan explique que cette expérience de subordination les contraint à se résigner aux mécanismes de contrôle exercés par l’institution afin de pouvoir obtenir les services souhaités.

« Il n’y a personne qui a le contrôle, excepté ceux qui travaillent là. Faut que tu t’assoies tranquille. Si tu n’es pas de bonne humeur, que tu commences à crier, ils vont te mettre dehors, c’est sûr. Tu n’as pas de contrôle là. […] Tout le monde connaît sa place… [Les usagers] veulent les services, alors ils se tiennent tranquilles, parce qu’ils ne se sentent pas à la hauteur de la situation. »

Jonathan, 49 ans

3. Capacité d’agir : d’une reprise du pouvoir à une expérience d’abandon

3.1 Des professionnels qui mobilisent l’approche de l’empowerment pour contourner la lourdeur administrative et aider les personnes en situation d’itinérance à reprendre du pouvoir sur leur vie

Les professionnels rencontrés disent s’appuyer sur l’approche de l’empowerment pour guider leurs pratiques. Dans ce contexte, les interventions qu’ils mettent en place visent, selon eux, à favoriser l’accès aux services chez les personnes en situation d’itinérance, ainsi qu’à les aider à reprendre du contrôle sur leur vie. Ils tentent de créer des conditions favorables à l’émergence d’une réflexion critique, notamment par la mise en place d’une relation égalitaire, afin que les personnes en situation d’itinérance puissent elles-mêmes déterminer ce qui est le plus adapté à leur réalité et leurs besoins. Ils se voient comme des accompagnateurs dans le processus de conscientisation et d’acquisition du pouvoir d’agir chez les personnes en situation d’itinérance. L’un des professionnels rencontrés mentionne qu’il essaie le plus possible de se « rendre invisible » dans les démarches personnelles des personnes en situation d’itinérance afin que ces dernières puissent elles-mêmes parvenir, de façon autonome, à atteindre leurs propres objectifs.

« Si on parle d’empowerment, c’est d’aider la personne à reprendre contrôle sur sa vie et pour avoir accès au réseau et avoir accès à une équipe en santé mentale, ou avoir accès à quelque chose que n’importe quel citoyen peut avoir… Moi, mon but, en tant que professionnel, c’est de trouver la balance entre les objectifs, les valeurs et le vouloir du client. J’y ajoute des réflexions, d’autres façons de voir, des analyses, qui l’aide à confirmer ou peut-être à choisir autre chose, mais de l’amener dans son propre cheminement. »

Professionnel #2

Toutefois, les professionnels rapportent que la bureaucratisation du RSSS alourdit leur travail d’accompagnement auprès des personnes en situation d’itinérance. Selon eux, la lourdeur des enjeux administratifs, tels que l’obligation pour les personnes en situation d’itinérance de posséder des documents d’identification, constitue des barrières d’accès aux services qui freinent la possibilité de mettre en place des interventions basées sur l’approche de l’empowerment. Dans ce contexte, les professionnels disent être contraints de déployer des stratégies pour pallier cette lourdeur administrative et parvenir à accompagner adéquatement les personnes en situation d’itinérance dans leur processus d’acquisition de pouvoir sur leur réalité. L’une de ces stratégies consiste à essayer de sensibiliser les autres professionnels du RSSS aux réalités de l’itinérance afin que les personnes puissent obtenir des services qui répondent à leurs besoins. Ce travail d’advocacy est exigeant et pèse lourdement sur les épaules des professionnels, puisqu’ils ont l’impression que l’accessibilité aux services dépend en grande partie de leur capacité à « vendre » adéquatement le dossier des personnes en situation d’itinérance auprès des autres professionnels.

« Ça dépend de comment tu amènes les choses et de comment tu défends, comment tu fais de l’advocacy pour tes clients. Ça dépend comment tu vas rester dans le dossier et donner du support à cette équipe-là. C’est plein de petites stratégies qui vont te permettre de donner des services et que la personne ait accès aux services. »

Professionnel #1

3.2 Une expérience d’abandon chez les personnes en situation d’itinérance qui les contraint à mobiliser leur réseau social pour obtenir de l’aide

Durant le processus d’intervention, les personnes en situation d’itinérance ont l’impression d’être laissées à elles-mêmes en raison de la lourdeur administrative du RSSS et du manque de soutien de certains professionnels. Certaines personnes disent que les longs délais d’attente pour l’accès aux services ne correspondent pas toujours à l’urgence de leurs besoins, ce qui peut aggraver les difficultés auxquelles elles sont aux prises. Jack, l’un des participants rencontrés, explique que le délai d’attente de six mois pour l’accès à un service d’urgence a fait en sorte qu’il n’a pas été capable de gérer adéquatement son problème de santé mentale, ce qui l’a conduit à recommencer à consommer des substances. De la même façon, les personnes en situation d’itinérance déplorent le manque de soutien de la part de certains professionnels dans l’accompagnement de leurs démarches. Si la plupart des personnes en situation d’itinérance indiquent que les services constituent un espace important de partage et d’écoute leur permettant de se « vider le coeur », elles ont toutefois l’impression de sortir bredouilles des rencontres, sans trop savoir ce qu’elles peuvent faire pour obtenir des solutions concrètes à leurs difficultés.

« Si j’avais pu voir le docteur au mois de novembre ou octobre passé, quand je le voulais, au lieu d’attendre six mois, peut-être que je n’aurai pas tout fucké… Mais comme je ne l’ai pas vu, donc c’est moi le docteur. Ce n’est pas le docteur qui m’a dit de faire ça. Je prends des livres sur la bipolarité à la bibliothèque pour savoir mes problèmes, parce que je ne peux pas attendre. »

Jack, 48 ans

En raison du manque de soutien de la part des professionnels, plusieurs des personnes en situation d’itinérance disent être contraintes de se mettre en action à l’extérieur du RSSS pour trouver de l’aide. Certaines personnes, comme Carlos, indiquent que les manquements au sein des services en itinérance les poussent à prendre en charge leur propre situation. Elles se décrivent d’ailleurs comme des personnes « fonceuses » et « fortes » qui sont capables de se « débrouiller toutes seules ». L’une des stratégies qu’elles disent déployer consiste à mobiliser leur réseau social, comme leurs amis ou leurs connaissances, afin de répondre à leurs besoins de subsistance, tels qu’obtenir un logement, des vêtements, de la nourriture ou des médicaments. Développé en contexte d’itinérance, ce réseau de contacts constitue un filet social important aux yeux des personnes, puisqu’il leur permet de contourner les obstacles rencontrés, tout en leur permettant d’exercer rapidement un contrôle sur leur vie.

« J’avais besoin de running [shoes]. Il fait 30 degrés dehors, ça me prend quelque chose pour mettre dans mes pieds… Alors, j’ai trouvé un gars qui était dans la rue. Il dit : «Viens avec moi, je m’en vais jusqu’à mon vestiaire [dans une ressource]». Je l’ai suivi et j’ai eu des running [shoes]. Je me disais : «Wow! Lui, c’est ma ressource». Je venais juste de rencontrer [mon intervenant], mais il disait qu’il ne pouvait pas m’aider avec ça, qu’ils n’ont pas de linge au CLSC… Je vais prendre les choses dans mes propres mains. »

Carlos, 50 ans

Discussion

À l’instar de certains travaux (Bohem et Staples, 2004; Ferguson, Kim, et McCoy, 2011), cet article révèle des différences importantes quant à la perception du pouvoir d’agir entre les professionnels et les usagers des services d’une équipe du RSSS spécialisée en itinérance. Si les professionnels ont l’impression de favoriser le pouvoir d’agir des personnes en situation d’itinérance en adaptant les services à leurs besoins, les usagers mentionnent plutôt se sentir impuissants, voire en position de subordination, tout au long du processus d’intervention. Cet écart de perception se comprend au prisme de trois principaux constats : 1) l’existence de rapports asymétriques entre les acteurs; 2) la récupération du discours néolibéral qui encourage l’autonomisation; 3) le recours à des stratégies de résistance qui limite le pouvoir d’agir des personnes en situation d’itinérance. Ces trois constats seront discutés à partir des approches structurelles (Alinsky, 1976; Freire, 1974; Moreau, 1990) qui permettent de poser un regard critique sur la notion de pouvoir d’agir.

Dans un premier temps, les résultats montrent l’existence de rapports asymétriques entre les professionnels et les personnes en situation d’itinérance au sein du RSSS. En accord avec d’autres travaux (Bay-Cheng et al., 2006; Gruber et Trickett, 1987; Lemay, 2007; Pease, 2002), ce constat illustre le fait que les relations d’aide constituent des rapports sociaux caractérisés par des inégalités de pouvoir au sein desquels les personnes en situation d’itinérance ont peu de contrôle sur le processus d’intervention. Malgré le fait que les professionnels tentent, du mieux qu’ils le peuvent, d’abolir les rapports asymétriques par la création de relations égalitaires avec les personnes en situation d’itinérance, ils demeurent tout de même en position de domination. Ce sont les professionnels qui possèdent les connaissances sur le fonctionnement du RSSS et sur la disponibilité des services, ce qui fait en sorte qu’ils exercent un contrôle quasi-total sur le déroulement des démarches institutionnelles. Les professionnels rencontrés se décrivent d’ailleurs comme des experts du processus d’intervention, sans toutefois remettre en question l’incohérence de ce positionnement avec les interventions centrées sur le pouvoir d’agir qui nécessitent le partage, voire même le transfert, du contrôle de l’intervention aux personnes en situation d’itinérance (Ferguson, Kim, et McCoy, 2011; Jouffray, 2014; Renedo, 2014). Cette « posture d’expert » (Jouffray, 2014) traduit un rapport de force institutionnalisé dans le statut et la fonction même d’aidant et d’aidante qui, en accord avec les approches structurelles (Alinsky, 1976; Freire, 1974; Moreau, 1990), devrait être mise de côté au profit d’une attitude d’écoute et d’accompagnement dans la réflexion critique et l’émancipation des personnes opprimées. De façon similaire à d’autres travaux (Gruber et Trickett, 1987; Pease, 2002), ces rapports asymétriques sont soutenus, voire amplifiés, par l’organisation du RSSS qui, par le recours à des agents de sécurité et des caméras de surveillance, positionne les personnes en situation d’itinérance comme des êtres dangereux et inférieurs qui doivent être contrôlés par les instances structurelles. Tel que mentionné par Pease (2002), les interventions sociales centrées sur le pouvoir d’agir donnent l’illusion d’une égalité entre les différents acteurs, mais en fait, ces pratiques maintiennent des rapports de domination entre les professionnels et les usagers. Par conséquent, les personnes en situation d’itinérance disent se résigner quant au fait qu’elles n’ont pas de contrôle sur le processus d’intervention et qu’elles doivent se contenter de ce qui leur ait proposé par les professionnels, sans quoi elles ne pourront pas accéder aux services qui sont nécessaires à améliorer leurs conditions de vie.

Dans un deuxième temps, les témoignages recueillis révèlent une transformation de la notion du pouvoir d’agir par la présence d’une « injonction à l’autonomisation » (Parazelli et Bourbonnais, 2017, p. 30) au sein du RSSS. Selon certains auteurs, le paradigme de la nouvelle gestion publique instrumentalise les interventions centrées sur le pouvoir d’agir en incitant les usagers à développer leur capacité à se prendre en charge (Dej, 2016; Parsell et Clarke, 2019) dans une optique de réduction des coûts budgétaires (Pease, 2002). Ce constat trouve écho dans les commentaires des professionnels rencontrés qui disent vouloir s’adapter au rythme des personnes en situation d’itinérance afin qu’elles puissent parvenir de façon autonome à atteindre leurs propres objectifs. Contrairement au développement d’un plus grand pouvoir d’agir, cette quête d’autonomie suscite chez les personnes en situation d’itinérance l’impression d’être forcées à agir ou d’être abandonnées à leur propre sort, et ce, sans réel so 3utien de la part des professionnels. Cette injonction à l’autonomisation pousse les professionnels à mettre en place un soutien émotionnel (Le Bossé, 2003; Riger, 1993) qui permet aux personnes en situation d’itinérance de se « vider le coeur » lors des rencontres de suivi, mais sans jamais vraiment changer les conditions de vie oppressantes auxquelles elles sont exposées. À l’instar des analyses de Woodall, Warwick-Booth et Cross (2012), cette injonction à l’autonomisation au sein du RSSS fait en sorte que les interventions centrées sur le pouvoir d’agir ne tiennent pas compte des enjeux structurels inhérents aux situations complexes, comme c’est le cas pour le phénomène de l’itinérance, ce qui, pourtant, constitue l’un des principes phares de cette approche d’intervention. Par conséquent, les personnes se voient contraintes de se « prendre en charge » (Drolet, 1997, p. 62) ou de se « responsabiliser » (Dej, 2016, p. 118) de façon rapide et efficace, sans tenir compte du fait que l’itinérance est un phénomène caractérisé par un enchevêtrement de situations individuelles et contextuelles (Roy et Hurtubise, 2007) qui exigent du temps et des changements structurels. C’est dans ce contexte institutionnel marqué par la quête d’autonomie que les personnes en situation d’itinérance disent être laissées à elles-mêmes pour s’organiser et répondre à leurs besoins, tout en ayant l’impression d’être stigmatisées et blâmées si elles n’y parviennent pas.

Dans un troisième temps, l’analyse des résultats montre que les acteurs, tant les professionnels que les personnes en situation d’itinérance, mettent en place différentes actions pour contourner les contraintes institutionnelles qui limitent leur pouvoir d’agir. En cohérence avec l’analyse foucaldienne de Pease (2002), les actions déployées par les acteurs sont comprises ici comme des « stratégies de résistance », puisqu’elles représentent des efforts locaux pour lutter contre les mécanismes de pouvoir créés et soutenus par le RSSS. Du côté des professionnels, ils mentionnent contourner la lourdeur administrative par le recours à de pratiques d’advocacy auprès des autres professionnels du RSSS afin de faire reconnaître les besoins des personnes en situation d’itinérance et de faciliter leur accès aux services, tel que documenté par Weng et Clark (2018). Si ces pratiques d’advocacy sont reconnues comme l’un des principes d’intervention du pouvoir d’agir (Lemay, 2007; Moreau, 1990), les personnes en situation d’itinérance ne sont toutefois pas présentes lors des rencontres d’équipe préalables qui permettent d’établir les plans d’intervention. Les professionnels expliquent cette situation par le fait que, selon eux, ces rencontres d’équipe stigmatisent les usagers, voire amplifient la détresse vécue par les personnes en situation d’itinérance. Or, selon les personnes en situation d’itinérance rencontrées, l’exclusion de ces rencontres d’équipe leur enlève tout contrôle sur le processus d’intervention, tout en leur renvoyant l’image qu’elles sont des êtres inférieurs et incapables de choisir et de décider par elles-mêmes. Comme d’autres travaux l’ont montré (Côté et al., 2015; Hudson, Nyamathi, et Sweat, 2008; Kozlov et al., 2013), les personnes en situation d’itinérance disent se sentir infantilisées par les professionnels, tout en étant, par ailleurs, encouragées à se débrouiller par elles-mêmes pour acquérir plus d’autonomie sur leur réalité.

En réaction à ces messages contradictoires, les personnes en situation d’itinérance disent délaisser les services du RSSS afin de mobiliser, par elles-mêmes, différentes stratégies pour répondre à leurs propres besoins. Devant ce sentiment d’abandon, les personnes en situation d’itinérance disent résister à ces mécanismes de pouvoir institutionnalisés par un retrait social (social withdrawal; Moreau, 1990) en mobilisant leur réseau informel pour subvenir à leurs besoins. Ce constat fait écho aux travaux qui montrent que les personnes en situation d’itinérance peuvent rejeter les services du RSSS afin de préserver leur indépendance et leur dignité (Bohem et Staples, 2004; Hoffman et Coffey, 2008; Wen, Hudak, et Hwang, 2007). En ne permettant pas aux personnes en situation d’itinérance d’obtenir un réel contrôle sur le processus d’intervention, le RSSS les encourage à mobiliser, de façon individuelle et autonome, leur réseau social pour répondre sporadiquement et temporairement à leurs besoins urgents, et ce, sans transformer leurs conditions de vie oppressantes (Freire, 1974; Le Bossé, 2003; Lemay, 2007; Moreau, 1990; Ninacs, 1995).

Conclusion

À partir d’une étude de cas d’une équipe du RSSS spécialisée en itinérance, cet article met en évidence les divergences de perceptions entre les professionnels et usagers quant au développement du pouvoir d’agir dans le processus d’intervention. Si les professionnels ont l’impression d’accorder une grande latitude aux usagers au sein du processus d’intervention afin qu’ils puissent développer leur pouvoir d’agir, les personnes en situation d’itinérance rapportent plutôt une impression d’impuissance et de subordination qui les poussent à mobiliser leur propre stratégie pour s’organiser à l’extérieur du système d’assistance. Malgré les conditions de vie oppressantes de la situation d’itinérance, cette étude confirme néanmoins que ces personnes ne sont pas des victimes passives ou des objets d’intervention, mais bel et bien des acteurs et des sujets de leurs vies ayant un pouvoir d’agir réel et concret sur leur réalité, cela faisant écho à différents travaux (Colombo, 2015; Parsell et Clarke, 2019). Ce constat suggère que les équipes du RSSS spécialisées en itinérance devraient trouver une façon de mieux mobiliser le pouvoir d’agir des personnes, et ce, tout au long du processus d’intervention en leur donnant, par exemple, accès aux rencontres d’équipe afin qu’elles puissent participer aux décisions les concernant. À l’instar de Bay-Cheng et al. (2006), les interventions centrées sur le pouvoir d’agir qui ne parviennent pas à réduire les rapports asymétriques entre les professionnels et les personnes en situation d’itinérance continuent, bien malgré elles, à reproduire des inégalités sociales. De futurs travaux de recherche devraient être réalisés afin de mieux documenter, à partir d’un échantillon élargi et diversifié, la construction du pouvoir d’agir des équipes institutionnelles et des organismes communautaires qui oeuvrent auprès des personnes en situation d’itinérance. Il serait également intéressant de documenter le fonctionnement et les procédures des pratiques qui visent à réduire les rapports de pouvoir entre les professionnels et les personnes en situation d’itinérance afin de s’en inspirer pour bonifier le travail d’intervention au sein du RSSS.