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Je ne traduis pas, j’écris des traductions.

Emmanuel Hocquard (cité par Claro ; Heuré, 2009, n. p.)

En posant d’emblée la question de la traduction et de l’écriture, notre intention est d’établir que traduire et écrire relèvent du même processus. En effet, si traditionnellement la traduction se veut un reflet fidèle de l’original, elle est en même temps une réinterprétation et une nouvelle création et in fine, elle acquiert le statut de texte autonome dans l’espace d’accueil. Aborder le thème de la création dans le domaine de la traduction a une double motivation : l’attrait qu’exerce sur nous la production de connaissances, par exemple, et l’intuition que le travail du traducteur, comme celui de l’écrivain, est une tâche créative.

L’oeuvre littéraire ou le texte traduits sont une oeuvre, un texte de (re)création même s’ils ne répondent pas aux deux critères de la création, à savoir l’originalité et la nouveauté. Il s’agit d’un autre texte qui prétend être le même texte, mais dans une autre langue, un autre espace conceptuel. Le monde cognitif du traducteur joue ici à plein, sa subjectivité, ses compétences, son histoire aussi.

Il y a autant de maîtrise, sinon plus, dans l’acte de traduire que dans la création littéraire. Ce travail de l’écriture auquel se soumettent les écrivains ne fait que se reconstruire dans la traduction. « La traduction sera, alors, une espèce de répétition du geste par lequel les idées se transvasent dans le champ de l’écriture. C’est quelque chose d’analogue à l’art d’écrire. Ainsi, la traduction devrait être comprise comme un art de (ré)écrire » (Motoc, 2002, p. 2).

Traduire et écrire auraient donc un destin lié même si le paradoxe de la traduction selon Jean-René Ladmiral (1979) réside justement dans le fait que la traduction serait, à première vue, une répétition, c’est-à-dire le contraire de la création.

Pour Georges Steiner (1975, p. 223), la traduction est une tentative de doter la signification d’une nouvelle forme, de découvrir et justifier un autre énoncé possible. L’art du traducteur s’inscrit au centre des tiraillements entre le besoin de reproduire et celui de recréer lui-même. Pour justifier l’impossibilité de la répétition, de la copie parfaite en quelque sorte, Steiner considère en effet qu’on ne peut pas séparer temps et langue, espace et langue ou monde et langue, car ce sont des concepts intimement liés.

Voulant dire (ou faire) la même chose que l’original, la traduction le refait, ou fait quelque chose de nouveau, sous une autre forme linguistique, dans un autre système conceptuel.

Les choix du traducteur fonctionnent comme des indicateurs de temps, d’espace et de milieu social, indicateurs de modes (de traduire) et d’intention, enfin indicateurs de la relation entre émetteur et récepteur. Cela implique que traduire, c’est réécrire le texte en le décontextualisant de son espace « poétique », de son espace cognitif. La nouvelle écriture s’inscrira ainsi dans un espace nouveau, et en fin de compte la traduction serait un travail d’écriture où l’auteur serait libéré du souci de l’invention et se concentrerait davantage sur l’écriture elle-même.

Dans ses études sur la traduction littéraire, Theo Hermans (1985) décrit la traduction comme une esthétique résultant d’une série d’opérations, de manipulations, de procédés d’écriture tendant à une autonomie par rapport au texte-source, qui nous conduit par conséquent à nous interroger sur la nature de la secondarité du texte traduit. À partir du moment où l’on ne considère plus l’original comme un texte figé, l’écriture devient un « incessant réarrangement textuel » (Berman, 1988, p. 24), et l’existence du « texte clos » (Simon, 1989, p. 197) est remise en question.

Ainsi, le traducteur lit à sa manière le texte qu’il traduit, de même chaque époque a sa lecture d’un même texte, sa traduction. Toute lecture ordinaire est une prise de sens subjective et le texte devient alors protéiforme et échappe ainsi à son auteur. Cette perspective nous permet de penser que c’est le contexte dans lequel nous lirons l’oeuvre de l’auteur qui produira pour le lecteur l’effet de signification, et la traduction peut alors apporter un gain à l’oeuvre par l’interprétation créative et la recontextualisation de l’oeuvre. Mais cette lecture devrait être interactive et tenir compte du lecteur et ce que le traducteur devrait s’efforcer de restituer en réalité, c’est non pas sa lecture propre mais toutes les lectures possibles dans un souci de fidélité polysémique.

Ces considérations ne signifient pas pour autant que le traducteur ne sera pas amené à modifier le texte source, soit pour améliorer l’original afin de le rendre plus lisible, soit pour remédier à des imprécisions. Parfois, les changements apportés peuvent être liés à une motivation idéologique, ce qui peut aller jusqu’à la transformation de l’oeuvre pour la faire s’aligner sur une certaine idéologie. Annie Brisset évoque de son côté la « composante individuelle de la subjectivité traduisante » (1998, p. 34), elle-même empreinte des valeurs de la société où elle s’inscrit et donc de l’idéologie dont celle-ci est vectrice. Elle situe cette subjectivité dès le stade de la lecture du texte tandis que Marianne Lederer met en relief la subjectivité dans la reformulation qui, selon elle, se reflète doublement dans la traduction, car « deux traducteurs donneront rarement deux formulations identiques, alors même que le sens a été compris de la même façon » (2009, p. 273).

Cette compréhension individuelle s’exerce toujours « à l’intérieur de certaines limites » (Brisset, 1998, p. 34) d’ordre culturel, social et historique qui dépendent d’une situation spécifique. Il s’avère donc impossible de traduire une fois pour toutes, indépendamment du contexte historique. Cela peut expliquer qu’avec le temps, certains textes s’autonomisent par rapport à leur contexte de création et aux intentions de leurs auteurs. Les choix de traduction sont alors subjectifs mais non arbitraires car toujours explicables, puisque le texte produit est, de fait, une recréation, un nouveau texte.

Les articles réunis dans la partie thématique du présent numéro de TTR ont été initialement présentés sous forme de communication dans le cadre du colloque Traduire, écrire, réécrire dans un mondeen mutation qui s’est tenu à l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs à Paris en décembre 2016.

Face à la relative rareté des études théoriques consacrées, en traductologie, à la phase onomasiologique dite aussi phase de reformulation, Jacqueline Henry se propose de commencer par passer en revue les différents verbes utilisés pour qualifier cette phase du processus de traduction : reverbaliser, ré-exprimer, ré-énoncer, réécrire, recréer afin de mieux les distinguer les uns des autres et d’en saisir les implications. Ce tour d’horizon l’amène à constater la récurrence du préfixe « re- » pour désigner la phase d’écriture en traduction, quels que soient les champs abordés : littérature, traduction d’ouvrages à maquette fixe, traduction de sites web, marketing, pour ne citer qu’eux. Paradoxalement, et alors même que le préfixe « re- », du reste étudié de façon approfondie par certains linguistes dans une perspective tant intralinguistique qu’interlinguistique, souligne la dimension de réitération, de reproduction, parfois aussi de renouvellement qui va de pair avec l’écriture traductive, les exemples empruntés à ces différents champs semblent souvent se distancier de l’original, au point que la ré-écriture s’y apparente davantage à une adaptation voire une tradaptation qu’à une traduction. Dès lors, ce préfixe productif pointe-t-il vers une simple réitération de l’acte d’écriture initiale ou plutôt et aussi vers un dire « en retour », voire un dire « autrement » ?

Abordant le volet méthodologique de l’étude de l’écriture, Christophe Leblay privilégie les approches récentes de la génétique textuelle pour se pencher sur les écritures monolingues (rédaction) et plurilingues (traduction) et mettre ainsi en relief le lien existant entre écriture et traduction d’une part et écriture et rédaction d’autre part. Ce qui intéresse l’auteur, c’est la description des phénomènes internes de la scripturalité impliquant des approches processuelles. Cette écriture-réécriture se manifeste par des traces laissées sur un support (papier, écran) et se matérialise dans l’avant-texte, lequel reflète l’écriture en acte précisément, et la visualisation du pas-à-pas des transformations. L’écriture dans l’avant-texte se décline sous l’appellation générique de « substitution », désignant les quatre opérations d’écriture suivantes : ajout, suppression, déplacement et remplacement. Elles sont un constant retour sur l’avant-texte qui permet d’observer « l’accumulation et la simultanéité des ratés, des retours, des maladresses ». Il s’agit de l’avant-texte comme « texte sur le vif » (Leblay, 2007, p. 101). En adoptant une approche génétique, Christophe Leblay propose un apprentissage transversal destiné aux professionnels de l’écrit que sont les rédacteurs-traducteurs d’un point de vue processuel, indépendamment de la nature du produit final, qu’il s’agisse de rédaction ou de traduction. Selon lui, le retour critique sur sa propre écriture s’apprend, s’affine à l’aide d’enseignements ciblés et de l’exploitation de technologies langagières.

Sylvie Chraïbi s’attelle quant à elle à la traduction du droit déterritorialisé. Domaine délicat par excellence où les notions ne doivent pas souffrir d’ambiguïté et où la reformulation doit obéir aux règles de l’idiomaticité « puisque le texte en question est considéré comme “faisant foi”, conformément au principe d’égale authenticité » de l’ensemble de ses versions existantes, ici les six langues officielles de l’Organisation des Nations Unies que sont l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe. Qu’en est-il lorsque ce droit entre en concurrence avec un droit territorial portant sur des notions-cadres relatives aux droits humains ? Celles-ci sont extraites d’un corpus de trois textes onusiens, la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international des droits civils et politiques et la Convention internationale des droits de l’enfant. L’auteure étudie leur traduction vers l’arabe tout en les comparant à leurs équivalents dans la tradition juridique musulmane. Elle démontre tout au long de l’article la nécessité pour le traducteur de bien comprendre les systèmes juridiques, lesquels renvoient à une idiosyncrasie sémio-culturelle qui leur est propre et qui est donc indissociable de la culture de la société où elle a été façonnée, de sa langue et de ses interprètes au fil des siècles. Sur le plan terminologique, cela se traduit par des décalages notionnels et parfois par des calques syntaxiques, puisque le découpage en phrases peut aussi se révéler hasardeux si l’on veut se reporter par la suite à une phrase précise. Cependant, si l’on ne peut parler d’identité de contenus et d’équivalence de signes, il ne s’agit pas pour autant de chercher à gommer l’altérité ipso facto.

On se demande souvent quelle est la part d’altérité voire d’altération de l’oeuvre originale induite par la traduction. Par-delà la dialectique du même et de l’autre, Marie-Christine Aubin pose cette question en l’appliquant à l’oeuvre de Balzac et, plus précisément, à la traduction en anglais, en espagnol et en chinois de deux nouvelles de la Comédie humaine, Le Réquisitionnaire et L’Élixir de longue vie. Réalisées tantôt à partir de l’original français, tantôt à partir de la traduction anglaise, comme ce fut le cas pour la traduction chinoise, les traductions attestent de transformations qui vont de pair avec un déplacement conceptuel et culturel d’autant plus perceptible que l’écart culturel entre la langue de rédaction initiale et celle de la traduction est grand. Comment l’oeuvre, une fois traduite, survit-elle à cette « épreuve de l’étranger » : sont-ce toujours le même auteur, le même texte proposés à la lecture ? Ou bien y a-t-il lieu de considérer, par-delà les transformations linguistiques, culturelles, esthétiques du texte, analysées à l’échelle macrotextuelle dans la perspective des théories de la réception les plus récentes incluant la composante culturelle, que la traduction prolonge l’oeuvre, lui ouvre une nouvelle vie, fût-ce au prix de l’adoption, par les traducteurs, de stratégies d’acculturation et de dépaysement ?

Stephanie Schwerter se penche quant à elle sur la traduction des référents culturels dans un contexte particulier, celui de l’Irlande du Nord, à partir de deux romans relevant du genre « Troubles novels » (Kennedy-Andrews, 2003), sur fond de conflit entre protestants et catholiques. Elle étudie à ce titre les traductions françaises, allemandes et espagnoles de Eureka Street de Robert McLiam Wilson (1996) et de Divorcing Jack (1995) de Colin Bateman à la lumière de la théorie interprétative de la traduction, mais aussi des notions de naturalisation et d’exotisation adoptées par Venuti. Ces deux textes amènent leurs traducteurs à transposer des concepts politiques et des visions du monde dans un autre univers culturel où ils ne revêtent pas la même signification, où la situation de conflit ne renvoie pas à un vécu familier et où les implicites risquent de passer inaperçus. Se posent dès lors une série de questions comme celle de la préservation de la portée communicative du texte source, de l’éventuelle « conversion culturelle » de l’original et des modes de communication induits par telle ou telle culture. Il en ressort la nécessité, certes déjà bien souvent soulignée, pour les traducteurs de bien connaître les tenants et aboutissants d’une situation locale et de bien maîtriser les « codes culturels » qui vont de pair, sous peine d’induire une lecture erronée.

Au terme de cette présentation, il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter une bonne lecture.