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En mettant l’intentionnalité au coeur de sa théorie de la connaissance, le philosophe Edmund Husserl (1992) a fait de la phénoménologie une pratique descriptive basée sur la conversion du regard. Un des gestes fondamentaux de cette approche est celui de la réduction : invitation à suspendre les savoirs acquis et ne pas adhérer, pour un temps donné, à l’attitude naturelle, habituelle, non réfléchie, mais aussi à tous les savoirs construits, hérités de notre formation et de notre culture. Dans cette disponibilité qui se retourne sur elle-même et sur sa propre façon d'entrer en lien avec les choses, un espace vide peut alors apparaître : celui de l'ouverture, du silence ou de l'étonnement. Le retournement proposé par le geste de suspension phénoménologique fait alors surgir les grandes questions existentielles de notre condition humaine. Qu’est-ce que connaître? Comment penser le lien qui nous lie au monde?

Enfin, s'il est un domaine où cette suspension est presque obligatoire, c'est sans doute celui de la mort. En effet, que pourrait-on en dire sinon « bavarder » à son propos, ce que Jankélévitch (2008) mentionnait déjà en rappelant que nos mots ne pourront jamais en rejoindre l'expérience.

Face à ces incontournables de la condition humaine, il est commun aujourd’hui de décrire la société postmoderne comme celle de l’ère du vide, où la disparition des grands récits fédérateurs laisse place à la solitude individuelle. Le réel se déclinerait en un jeu d’images et de simulacres et la légèreté s’imposerait comme maître mot d’une culture du divertissement. Pour Lipovestky (2009) l’injonction à la recherche constante du plaisir autant qu’une posture dénonçant la dérision de chaque chose, cacherait sous un masque humoristique le nihilisme contemporain et son refus de faire face aux inéluctables de la condition humaine. D’un côté, la finitude serait fuie dans un divertissement masquant la fragilité humaine. De l’autre, devant une mort dont on ne sait rien, l’humour apparaîtrait comme une autre posture possible, déplaçant le face à face trop direct par un pied de nez et un mot d’esprit décalé…

Un des signes de cette présence de l’humour dans le paysage social est la popularité du personnage clownesque, sortant de plus en plus de l’arène du cirque pour investir d’autres lieux, manifestations altermondialistes, spectacles de rues ou établissements de soins. La profession de clown thérapeutique, appelée parfois hôpiclown ou clown docteur, s’est ainsi développée depuis les années 80 sur tous les continents, allant jusqu’à rassembler tous les acteurs pratiquant l’art clownesque en milieu de soin dans un colloque annuel international des clowns intervenant en milieu de soin (Healthcare Clowning International Meeting, 2015). Les médias, autant que la recherche universitaire, s’intéressent également aux processus artistiques et thérapeutiques mis en oeuvre par ce personnage, qu’on a cessé de réduire au simple port du nez rouge et à quelques facéties.

Pour autant, lorsqu’il fait rire les enfants malades, la cause est belle et généralement bien reçue. Qu’il s’avance au contraire au chevet des aînés des centres d’hébergement ou pire auprès des mourants, il semble souvent moins populaire. Dès lors une question s’impose : si le clown apparaît dans l’imaginaire contemporain a-t-il vraiment sa place dans la gravité des derniers moments de la vie? Est-il une caricature, voire un symptôme, de cette société du divertissement dénoncée par Lipovestky? Reprenant les mots de Desproges, une réponse fuse : « Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous? Est-ce qu’elle ne pratique pas l’humour noir, elle, la mort? » (Desproges, 2003, p. 103).

Cet article présentera ainsi quelques exemples de la fonction du clown en milieu de soin, issus d’observation participante de la pratique clownesque à l’hôpital, notamment en soins intensifs et en maison de soins palliatifs. À travers eux, c’est l’usage de l’humour dans un environnement de grande souffrance physique et psychique qui sera implicitement interrogé. L’hôpital est effet d’abord un lieu de soin : il est difficile de nommer ou d’entendre qu’il n’y a plus de traitements curatifs possibles et que l’inéluctable aura lieu. Un clown dans un service de soins palliatifs, vise-t-il alors forcément à rire? A-t-il même l’audace de vouloir rire de la mort? Rien n'est moins sûr.

Humour et soins palliatifs

Dans le domaine spécifique des soins palliatifs, une étude de Kinsman et Gregory (2004, p. 143) indique plusieurs fonctions de l’humour : certaines correspondent à ce qui est observé dans d’autres contextes soit la facilitation de l’interaction interpersonnelle, la création de liens, la mise en suspend des différences hiérarchiques au profit de la relation, l’expression de non-dit d’une façon détournée. D’autres fonctions sont plus spécifiques aux soins palliatifs : un moment d’humour permettrait d’aller au-delà de la difficulté de l’instant présent et de vivre une expérience profonde, éminemment personnelle, reliée au sentiment d’être encore en vie. Un élément particulièrement intéressant de l’étude est l’idée que la création (un mot, un acte, une image, etc.) qui fasse rire ou sourire, donne à son auteur une sensation d'élargissement. On constate ici que l’humour ouvre une brèche dans le quotidien : elle semble permettre d’alléger une temporalité trop écrasante, celle de la douleur, du pronostic, d’un horizon fermé par la maladie.

La profession de clown thérapeutique

Pour autant, gardons-nous d’associer trop immédiatement la figure du clown et celle de l’humour. Ici aussi, la suspension phénoménologique s'impose : il ne suffit pas de porter un nez rouge pour être clown, ni encore moins pour être drôle. La pratique clownesque est une technique artistique à part entière, reposant sur un travail du corps et du rythme, issue du théâtre physique.

Au-delà du rire prescrit (« faites rire mon enfant »!), l’observation en terrain hospitalier montre que le clown crée du jeu. Au sens d’un espace ludique mais aussi au sens d’une parenthèse permettant de développer un récit, en utilisant les mots mais aussi le langage du corps, du mime ou de la musique, pour réunir les personnes présentes. Une recherche sur les compétences mises en oeuvre par le clown d'hôpital fait ressortir notamment une corporéité engagée, une posture d’ouverture et un sens de l'improvisation capable de créer du lien à partir de rien : un détail dans la chambre, une parole, un rythme (Vinit et al., 2016).

En milieu hospitalier, l'arrivée du duo de clown détonne par rapport aux représentations habituelles de l’hôpital et aux tâches effectives qui y sont pratiquées. Leur venue agit comme un vent de fraîcheur, rappel du « monde de la vie » et de ce qu'on y fait : à savoir finalement des choses tout à fait banales, parler, jouer, chanter, apprendre des choses. Dans le secteur des soins intensifs, il est frappant de voir combien les parents éprouvent une forme de soulagement à voir arriver des clowns, alors même qu'un environnement ultra technique, soumis à des règles strictes et à un degré de surveillance constante, aurait pu faire croire le contraire (Mortamet et al., 2017). Lorsque les visites des clowns obéissent à un horaire précis, leur venue dans ce lieu est particulièrement attendue. Elle fait rupture dans le quotidien stressant, elle est un moment qu'on anticipe, dont on parle avec l'enfant ou la famille présente. « C'est rassurant de voir des clowns ici » disait une maman à propos des « nez rouges ». Comme si le personnage incarnait paradoxalement une forme de quotidienneté dans un univers d'inquiétante étrangeté, celui de l'hybridation des machines et des corps. Parfois la visite du duo se limite à une chansonnette au-dessus du lit face à un enfant inconscient. Et pourtant les parents y tiennent, comme si quelque chose d'une promesse de vie pouvait s'exprimer dans cette célébration par des étrangers n’ayant aucune fonction « utilitaire » si ce n’est celle de la joie. L’espace de jeu que fait surgir le duo aux nez rouges, apparaît ici comme une alternative à l’écrasement existentiel de la maladie.

Du spectacle au partenaire de jeu

Le clown aux portes de la mort est donc d’abord un clown, tel qu'il est habituellement présent, dans le reste de l'hôpital : il incarne la possibilité du jeu, du rire, de la vie qui circule. Il est léger par son essence fondamentale, curieuse de tout, et par le pied de nez qu’il fait aux règles trop établies. Il ne va donc pas tant s'adresser à l'enfant en fin de vie qu’à l'enfant qui est là, bien vivant, partenaire ou spectateur de la joute avec l'autre pair du duo. Tout le professionnalisme de l'artiste derrière le nez consistera à s’adapter à l'état spécifique de chaque enfant et aux signes de fatigue qu’il pourrait manifester.

Lorsque l'enfant ne répond plus, ou presque plus, les clowns peuvent se retirer, ou adresser la visite davantage aux parents : il s'agit souvent de rejouer les jeux préférés de l'enfant, de les offrir en spectacle, de les commenter ou d'évoquer autour de lui, ses musiques favorites. Cette atmosphère éminemment vivante, qui demande en même temps beaucoup de tact, est une façon de vivre des moments de plaisir partagés, moments fondamentaux pour le travail du deuil qui suivra. On ne rit donc pas tant de la maladie ou de la mort mais au-delà d'elles, et surtout, avec d'autres.

Le clown comme possibilité d’un être ensemble

Dans ces rires et taquineries se tient aussi la possibilité d’une complicité entre parents et enfants : tel papa adorait la visite des clowns car un même scénario se répétait où il prenait partie avec son fils malade et un des clowns du duo, contre l'autre clownette, lui faisant faire des défis toujours plus invraisemblables les uns que les autres. Le père témoignait combien il aimait partager une histoire, de façon participative, avec son enfant, au-delà du rôle de parent et de veilleur, au-delà de la tristesse devant la fin de vie très rapprochée qui était annoncée. L'enfant semblait quant à lui prendre un malin plaisir à faire faire des choses difficiles (notamment physiquement) à la pauvre clown gracile : le fait que le corps soit impliqué rappelait à la fois l’incapacité progressive de l’enfant mais aussi la possibilité d’un contrôle retrouvé, par l’intermédiaire du corps de l’autre sur lequel il exerce une cruauté encadrée par le jeu. L’humour est ici davantage synonyme de complicité : ce n’est pas tant le fait d’être drôle que d’exercer son pouvoir sur le réel et de constater avec plaisir que quelqu’un en retour, « joue le jeu. »

Le clown comme catharsis

Lorsque le rire surgit, il est alors un acte de décharge, de laisser-aller. Dans le contrôle de l’environnement hospitalier, il apparaît d’emblée comme une forme de provocation. Fonction involontaire du corps, le rire nous parle d’un temps avant la parole, avant même l’humour. Il est proche du cri, du son, du gloussement, il habite les lieux les plus libres de l’homme. On pourrait presque dire que l’humour qui amène cette cascade du rire apprend à se déprendre des certitudes, des attitudes fixées, à se laisser habiter par l’inconnu. Pour les parents, la présence du clown est en sens une autorisation à l’abandon : « Les parents ont le souci au cours de leur journée de travail et de leur présence auprès de l’enfant du contrôle : tenir, tenir, se tenir, toujours contrôler » disait à cet égard un soignant.

Si les enfants prennent soin de leurs parents et que les parents veulent le meilleur pour leurs enfants, le jeu et la visite des clowns sont des moments d’autorisation à s’amuser les uns avec les autres. Le parent échappe à son inquiétude et à sa culpabilité. L’enfant peut oublier, temporairement, l'idée souvent présente qu’il cause du mal à ses parents par sa maladie : « j’aime les clowns, car ils font rire ma maman », disait avec tendresse une petite fille. Le clown fait ici office de tiers, il permet de sortir de la relation duelle, pour que la famille regarde ensemble, plus loin que l’horizon limité de la maladie.

Sentir son ventre qui se secoue, la respiration qui s’accélère, etc. est également une expérience physique, éminemment incarnée. Le rire apparaît alors comme une forme d’érotisation du corps, fondamentale pour les patients en fin de vie. Les patients fatigués sont particulièrement sensibles à la démesure du clown, qui vit tout intensément, qui exagère et s’engage totalement, dans une vitalité contagieuse pour l’autre.

Parfois, le rire se fait presque incongru, rire face au choc d’une image insoutenable, celle d’un proche intubé, au visage recouvert d’appareils ou de bandages. Il s’agit ici d’un rire de décharge, marchandage nerveux pour supporter le drame mais aussi permission à se laisser aller. Les soignants utilisent les clowns à cet effet, sans doute pour survivre psychiquement à la proximité quotidienne de la souffrance, à l’impuissance et à la culpabilité d’être soi-même vivant. On trouve ici des formes d’humour parfois plus subversives, plus noires, ou la tentation d’utiliser le clown comme souffre-douleur, en charge d’expier la douleur du groupe.

Le clown comme partenaire de transmission

Enfin, dans la crainte qu'on nous oublie (crainte fondamentalement énoncée par les patients), Avner Ziv mentionne que la propension à l’humour est aussi une quête d’affiliation, une manière de se rendre aimable et de se faire aimer au moment de la séparation ultime (Avner Ziv, 1984). Une adolescente rencontrée en soins palliatifs a ainsi tenu à fabriquer au clown un petit lit pour sa marionnette, « pour qu’elle n’ait pas froid la nuit ». Demandant au clown comment il fera pour faire rire les autres enfants sans elle, elle ajoute immédiatement qu’elle ne sera pas loin, toujours au-dessus de son épaule… Le clown apparaît ici comme le créateur d’un espace de médiation possible, où enfant malade, famille et soignants peuvent partager ensemble un moment de création collective. Il permet de se raconter autrement et de léguer, des éléments précis, ou simplement par le souvenir d’un instant passé ensemble, des fragments de vie et de sens, indispensables au processus de deuil de ceux qui resteront.

Le clown comme posture existentielle

Au-delà du rire comme manière de se divertir de la mort, ou d’en décharger l’angoisse, l'humour est aussi une façon de poser la question. Sans y répondre. Oser porter le fait que notre existence est à nous-même une énigme et un mystère.

Le clown se promène en effet dans les corridors de l’hôpital sans rien d’autre que sa présence naïve et vulnérable. Sa naïveté convoque un nouvel ordre du monde mais aussi une réinvention de soi. Il déconstruit l’adhésion que nous pouvions avoir aux rôles sociaux ou à l’identification à une image de soi. « [Le] clown marque la naissance d’un regard, d’un désenvoûtement, un déconditionnement qui est une allégeance au rien. » (Michaux, 1998, p. 122). En ce sens, le patient en fin de vie n’est pas rencontré comme un mort en puissance mais comme celui qui peut encore jouer et faire mentir la catégorisation qui lui est imposée. Le renoncement à soi incarné par le clown (qui accepte qu’on rit de lui), agit ainsi comme un miroir pour le patient. Bien sûr, tous ne vont pas aller dans l'autodérision mais certains vont jouer, notamment chez les aînés et les adultes, parfois avec grand plaisir autour des limitations que la maladie leur impose. De façon sérieuse au départ, puis de façon plus décalée, dans une mise en scène que l’exagération, la maladresse ou la poésie du clown transforme. Rappelons l’exemple de ce patient qui devait subir une double amputation et qui choisit la veille de son opération de se faire baptiser par ses visiteurs clownesques du titre suivant : « Le Grand Raccourci ». Il ne survivra qu’un mois après l’intervention.

Cette capacité à discuter de la mort, dont presque personne ne veut entendre parler faut-il le dire, est en soi une façon d'être vivant. Le rire et l’humour apparaissent ici comme une marque de liberté, comme un appel à renoncer à la pression imposée par un corps malade souvent ressenti comme celui qui a trahi.

En ce sens, l’humour incarné par la présence du clown en soins palliatifs marque à la fois une forme de participation et de rupture. Le rire est un écho de la communauté, il relie ceux qui rient ensemble. Il place sur le même plan le soignant, le parent en deuil et le patient qui se tient sur le seuil de la mort. Il ramène donc le mourant dans la communauté des vivants. En introduisant littéralement du jeu, c’est-à-dire un espace de possibles, le clown renouvelle les significations en vigueur dans le contexte palliatif dans lequel il intervient. En effet, contrairement au préjugé encore trop présent, les départements de soins palliatifs sont avant tout des endroits où il s’agit de vivre. Jusqu’au bout et dans les petites choses du quotidien.

La figure du trickster

Au-delà du contenu de ce qu'il va dire ou faire, le clown à l'hôpital rejoint ici la figure archétypale du trickster. Ce personnage présent dans de multiples mythologies est un déclencheur de chaos dans le déroulement du quotidien. Il exerce une attraction fondamentale sur la psyché humaine, comme si cette présence anarchique, qui prend un malin plaisir à déranger et voir les choses autrement avait une fonction psychique et sociale fondamentale (Radin, 1956).

De même, là où la mort pourrait convoquer l'absence de vie, un sérieux lourd et étouffant, le clown fait rupture, il souligne que le patient qui rit malgré tout, malgré le tragique et l'injustice, occupe une place un peu différente de celui qui subit. Rire encore, vivre, jouer est un acte ultime de liberté, et peut être justement le seul dont on puisse faire usage. Là où l’absurdité transforme parfois en victime, le rire accepte de jouer, de danser avec : « surtout pas ironiser, ni moquer, mais rire, le corps secoué de pensée pas possible. » (Nancy, 2008, p. 108). C’est sans doute ici que le professionnalisme de l’artiste sera fondamental : comment rester léger sans se perdre? Kundera s’interrogeait à cet égard contre le risque de « succomber à la légèreté », celle qui devient lourde et vulgaire à force d’être imposée, « où l’on se retrouve de l’autre côté de la frontière, au-delà de laquelle plus rien [n’a] de sens (Kundera, 1987). Tout l’art clownesque consistera à doser ses interventions en restant attentif à la façon dont l’autre les reçoit. La solidité de la formation, la nécessité d’un coaching continu et d’un travail de réflexivité sont donc des éléments indispensables pour les clowns d’hôpitaux, qui plus est lorsqu’ils interviennent dans des contextes comme celui des soins palliatifs.

Complicité du groupe (familial ou soignant) avant la séparation, transgression face aux interdits imposés par la maladie, décharge de la colère face à l’impuissance (celle du patient ou de ses proches), le rire amené par le clown a plusieurs fonctions. Il ne s’agit donc pas de faire de l’humour pour se moquer, mais davantage pour créer une occasion d’avoir du plaisir ensemble. Il est sans doute signifiant que le trickster, figure archétypale du chamane et du guérisseur fasse retour dans notre culture à travers la présence du clown dans les établissements de soin. Archétype de l’ambiguïté, de celui qui réunit les opposés sans les annuler, le trickster est à la fois hors du monde (il en déplace constamment les limites) et en même temps, profondément proche et incarné. Dans les traditions autochtones, le trickster est celui qui ne laisse jamais tranquille, qui asticote et maintient la vie vivante là où elle a tendance à se figer dans un acquis, un esprit de sérieux ou de lourdeur. Sans doute est-ce justement ce mouvement de jeu (de pirouette, de pas de côté) qui active une force de guérison : le clown invite à habiter les seuils, entre gravité et légèreté, entre naissance et mort, entre sens et absurdité, en jouant avec la fixité de ces concepts et en les bousculant sans cesse. Il montre comment paradoxalement un patient « en fin de vie » peut être bien plus vivant qu’une personne en bonne santé, combien on peut à l’inverse, déjà être mort dans une vie normée et sans surprise possible.

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Nous avons débuté ce texte par le geste de suspension phénoménologique et sa façon de nous remettre en lien avec une posture fondamentale à la connaissance : celle de l’étonnement et sa façon d’interroger notre relation aux choses. Ce bref trajet avec la figure du clown nous amène à le voir comme un personnage incarnant la suspension phénoménologique dans sa façon même d’être au monde. À chaque instant, il renouvelle son regard et redécouvre ce qui l’entoure, explorant la frontière entre différents types de savoirs : un savoir connu – ou que l'on croit tel – qui prend la forme d’un quotidien non interrogé, voire désenchanté, et l’étonnement, de quelque chose de pressenti et encore impensé.

Celui qui s’étonne, comme le clown ou le philosophe phénoménologue, habite donc le sans lieu. Il est littéralement un atopos, n’appartenant jamais entièrement à aucun ordre existant et venant rappeler que tout, toujours, est en mouvement. Cette nudité du seuil, où l’on se tient dans un entre-deux, où l’on touche à l’impermanence des choses, a beaucoup à nous apprendre. C’est sans doute là le point commun entre le clown et le patient en soins palliatifs : tous deux prennent un risque, celui de ne pas maîtriser, de se tenir au coeur de la vie, fragile car ouverts à tout. L’humour suprême, éminemment éthique serait donc celui qui n’a rien préparé mais danse sur la corde raide. À risquer sa peau, il sait combien chaque pas est précieux.