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Introduction

La première fois que Patrick Plumet est entré en contact avec moi, ce fut, en mars 1970, par une lettre qu’il m’avait envoyée au Musée Peabody de l’Université Harvard, où je rédigeais ma thèse de doctorat sur l’archéologie de Hamilton Inlet au Labrador. Patrick m’invitait à lui rendre visite lorsque je passerais par Montréal en juin, en me rendant à Goose Bay. Durant les 40 années suivantes, nous sommes restés en contact, partageant idées et publications en même temps que nous suivions des carrières parallèles. Tous étions tous deux des non-Canadiens travaillant dans des régions voisines du Canada – Patrick au nord du Québec et moi dans le centre et le nord du Labrador – et pendant de courtes périodes, nos travaux de terrain se sont chevauchés le long de la côte des monts Torngat et de la Basse-Côte-Nord du Québec (Figure 1). Les dernières années, nous avions élargi nos perspectives à la Sibérie et à la Tchoukotka; nos recherches portaient sur l’histoire des peuples circumpolaires, et nous avions quelques partenaires russes en commun. À l’instar de mon mentor, Elmer Harp, Patrick était un parfait gentleman; ses lettres se terminaient toujours par d’heureuses salutations à ma femme, et bien que nos avis sur certains points archéologiques eussent parfois divergé, nous ne nous sommes jamais froissés ou agacés. Même lorsque Patrick écrivait ou s’exprimait lors de conférences sur des sujets controversés tels que les relations ethniques ou les politiques en matière d’archéologie, il formulait ses opinions en termes intellectuels.

Nous avions, dans nos projets, plus de choses en commun qu’avec d’autres chercheurs du Nord, indépendamment de la contiguïté des zones géographiques. Nous effectuions des reconnaissances archéologiques à grande échelle et avions recours à l’ethnographie, l’histoire et les méthodes multidisciplinaires; nous croyions aux démarches intégratives et systémiques, et nous valorisions autant les approches régionales que particulières aux sites; et nous avions choisi des domaines de recherche qui avaient été auparavant peu considérés par l’archéologie et qui étaient perçus comme périphériques par rapport aux centres de développement de la culture esquimaude[1] en Alaska et dans le centre de l’Arctique canadien. Nos projets comprenaient des ensembles de données composés de schémas de peuplement et d’outils de pierre taillée, et les assemblages lithiques des peuples paléoesquimaux constituaient un élément central de notre travail. J’avais étudié la technologie lithique avec Hallam Movius et son équipe des Eyzies, de l’Université Harvard, qui travaillait en Dordogne, tandis que les mentors de Patrick étaient l’archéologue spécialiste du Paléolithique Annette Laming-Emperaire et André Leroi-Gourhan, célèbre pour ses travaux sur le camp magdalénien de chasseurs de rennes à Pincevent, près de Paris, et pour sa monographie Archéologie du Pacifique Nord. Tous les deux, nous avions été fortement influencés par le Danois Knud Rasmussen et sa Cinquième expédition de Thulé (1921-1924) et nous considérions que notre travail était en grande partie anthropologique.

Dans les années 1970 et 1980, l’archéologie de l’Arctique nord-américain était dominée par les études en histoire culturelle qui se basaient sur les datations au radiocarbone, la technologie des artéfacts et les typologies. Bien que les projets Tuvaaluk et Torngat aient contribué à ces reconstructions, nous espérions créer des approches et des modèles systémiques qui soient utiles pour des études comparatives et des applications plus étendues dans l’Arctique et ailleurs. Durant la dernière partie de nos carrières, nous avons découvert l’utilité des thèmes circumpolaires pour comprendre l’origine et l’expansion des peuples nordiques, et nous avons apporté notre contribution à des données régionales qui ont aidé à combler des vides chronologiques au sujet du peuplement des zones les plus orientales du monde circumpolaire, le Drang nach Osten, ainsi qu’Elmer Harp aimait à le décrire à ses étudiants. Dans nos dernières recherches, nous avons exploré les origines de la culture esquimaude dans le Pacifique nord et le nord-est de l’Asie. Patrick avait collaboré avec Mikhail Bronshtein à l’interprétation et à la publication des recherches effectuées par les Russes, durant les dernières décennies, sur les anciennes cultures de la mer de Béring, et il a présenté une grande synthèse en deux volumes de l’archéologie circumpolaire (Plumet 2004a, 2004b), tandis que dans mes propres travaux circumpolaires, j’explorais les connexions entre les peuples mongols et nord-eurasiens dans la formation des cultures esquimaudes (Fitzhugh 2002).

Figure 1

Carte de l’Ungava et du nord du Labrador

Carte de l’Ungava et du nord du Labrador
Source: Plumet et Gangloff (1991: 2, carte 1)

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Les premières années de Patrick Plumet

Patrick est né le 4 novembre 1934 à Paris. Ainsi que l’ont mentionné peu après sa mort une brève notice nécrologique (Labrèche 2011), les éléments biographiques de Honoring our Elders (Plumet 2002a) et des notes rédigées par sa femme, Nicole (com. pers. 2015), Plumet a obtenu son baccalauréat en sciences à l’Université de Paris en 1955 et un certificat en études littéraires de la Sorbonne en 1957. Dès le début, Plumet était un universitaire vagabond, surtout dans les « terres arides, qu’elles soient chaudes ou froides » (Plumet 2002a: 190). Il a passé quatre ans à étudier et enseigner dans des instituts français en Grèce et en Crète avant de se rendre en Turquie où il s’éprit pour toujours de l’art de Byzance et de sa culture. Durant deux ans (1960-1962), il effectua son service militaire en Algérie où il découvrit la culture arabe et beaucoup de choses sur lui-même. En 1962, il s’associa avec Samivel (Paul Gayet-Tancrède), écrivain et illustrateur qui produisait un film sur les Vikings, pour effectuer des recherches et écrire au sujet des voyages vikings de l’Islande jusqu’au Groenland et au Labrador. Du Labrador, il se rendit au Québec en décembre 1962 et y resta durant les années 1963-1965, enseignant la littérature et l’histoire au collège Saint-Vallier à Québec.

Entre-temps, en 1961, Louis-Edmond Hamelin avait fondé le Centre d’études nordiques à l’Université Laval et avait engagé l’éminent botaniste et ethnographe Jacques Rousseau, qui venait de quitter la direction du Musée national du Canada à Ottawa et avait amené avec lui à Québec son protégé, un jeune archéologue du nom de Thomas Lee. Hamelin, Rousseau et Lee commencèrent à travailler dans le Québec arctique, où Lee découvrit des fondations de maisons longues et des monuments mégalithiques qu’il déclara être des sites vikings (Lee 1974; Plumet 2002a). Plumet, qui avait participé à des fouilles archéologiques en Abitibi (Québec) en 1963, obtint un certificat en archéologie à l’Université Laval en 1966 et devint l’assistant de Lee dans l’Ungava la même année. En 1969, il devint professeur de la toute nouvelle Université du Québec à Montréal (UQAM), où on lui confia la responsabilité de développer un programme archéologique et un laboratoire. Il commença ses propres recherches dans l’Ungava en 1967 et termina en 1975 un doctorat à l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), sur les habitats paléoesquimaux de Poste-de-la-Baleine (aujourd’hui Kuujjuarapik) (Plumet 1976). Toujours à la Sorbonne, il obtint un doctorat d’État en 1984, avec une thèse prouvant que les maisons longues découvertes par Lee dans l’Ungava étaient dorsétiennes, et non vikings (Plumet 1985a). À l’UQAM, Plumet dirigea le programme de recherche Tuvaaluk de 1975 à 1981, recevant une subvention d’un million de dollars sur cinq ans du Conseil des Arts du Canada (aujourd’hui le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada), puis il fonda la série de monographies Paléo-Québec en 1974, pour en consigner les résultats. Plumet demeura à l’UQAM en tant que professeur-chercheur et mentor de doctorants jusqu’à sa retraite en 1999.

Le projet Tuvaaluk

Peu après son arrivée à l’UQAM, Patrick Plumet m’écrivit pour me dire qu’il espérait créer un projet à long terme bien financé qui privilégierait une approche systémique du travail de terrain et de l’analyse des collections. Tuvaaluk (« la Grande Glace ») est le nom inuit de la baie du Diana, située au coin nord-ouest de la baie d’Ungava. Patrick l’avait choisie comme point central du programme de recherche Tuvaaluk après avoir découvert le grand site archéologique DIA.4 (JfEl-4) sur l’île du Diana. Alors que le projet commençait à prendre forme en 1975, les questions de recherche consistaient à: 1) déterminer qui étaient les plus anciens habitants de la côte de l’Ungava; 2) définir leurs relations avec d’autres régions; 3) reconstituer les paysages paléoesquimaux et l’espace domestique dorsétien; et 4) découvrir les liens des Paléoesquimaux avec l’histoire orale et les Inuit modernes. En se fondant sur des recherches effectuées précédemment par Jean Michéa, Jacques Rousseau et William Taylor, il était clair que ce programme porterait sur les cultures paléoesquimaude, thuléenne et inuit plutôt que sur les maisons longues « viking » de Lee, ou sur les vestiges archéologiques amérindiens qui, contrairement au Labrador, n’avaient pas été découverts sur la côte de l’Ungava. L’équipe de recherche (Figure 2) incluait des professionnels de l’archéologie (Plumet, Jean-Paul Salaün, Ian Badgley), de l’ethnologie et de l’ethnohistoire (Monique Vézinet), de la géomorphologie (Pierre Gangloff), de la pétrographie (Bernard de Boutray), des sciences de la Terre (Claude Hillaire-Marcel), de la palynologie (Pierre Richard) et de la zooarchéologie (Jean Piérard). Les systèmes de compilation de données et d’analyses informatiques étaient sous la responsabilité d’André Gosselin. Parmi les étudiants impliqués se trouvaient Marie-France Archambault, Pierre Bibeau, Pierre Desrosiers, Hélène Gauvin, Michèle Julien, Yves Labrèche et Jean-François Moreau. Certains d’entre eux allaient rédiger leur mémoire de maîtrise en lien avec le projet Tuvaaluk (Desrosiers 1982; Gauvain 1990; Labrèche 1984).

Plumet pensait que l’archéologie telle qu’on la pratiquait à cette époque dans l’Arctique canadien était dépourvue de cadre théorique et qu’elle employait des approches idiosyncratiques qui réduisaient la possibilité d’établir des comparaisons chronologiques et régionales systématiques. Il résolut ce problème par l’emploi de procédés standardisés de collecte et d’analyse des données des sites et des artéfacts sur le terrain et en laboratoire (Plumet 1980a; Plumet et Badgley 1980). Les modes d’établissement de Tuvaaluk allaient être décrits par une hiérarchie géographique en trois volets: le macro-espace, le méso-espace et le micro-espace. Le 1er mars 1973, il m’écrivit pour me dire: « Il est nécessaire d’étudier les artéfacts de façon plus standardisée et systématique afin d’effectuer des comparaisons sur la base de termes quasi mathématiques entre les collections des différents sites ». Le matériel lithique serait analysé au moyen de mesures rigoureuses et d’angles déterminés à partir des quadrillages disposés au-dessus des outils (Figure 3). Les matériaux bruts (dont la plupart étaient du quartz, du quartzite de Diana, du chert de Ramah[2] au Labrador ou de la stéatite) seraient identifiés sur le plan pétrographique et liés chimiquement à leurs sources. Il adopta d’utiles histogrammes pour exposer les pourcentages des matériaux bruts utilisés et de la composition des assemblages (Figure 4). Les données lithiques et provenant des établissements seraient analysées au moyen de programmes informatiques nouvellement créés, et les paléo-environnements reconstitués en utilisant les principes de la géomorphologie, de l’écologie et de la palynologie. Les toponymes, l’histoire et l’histoire orale allaient être liés aux sites et aux régions archéologiques (Figure 5), et des chronologies seraient élaborées au moyen de la datation au radiocarbone, des élévations relatives au-dessus du niveau de la mer, et, partout où cela était possible, par des méthodes ethnographiques. Pour faciliter les comparaisons, il créa une liste standardisée de termes archéologiques et d’unités culturelles (Plumet 1979a). Les données de terrain furent compilées de 1975 à 1979 et parurent dans des articles de revues et dans la série Paléo-Québec. Il publia également une synthèse de l’occupation de la baie du Diana par les Paléoesquimaux (Plumet 1994a).

Figure 2

L’équipe Tuvaaluk de 1979 sur l’île du Diana

L’équipe Tuvaaluk de 1979 sur l’île du Diana

De gauche à droite: Marie-Hélène Provençal, Hélène Gauvin, Luc Dubé, Pierre Desrosiers, Françoise Duguay, Françoise Lebrun, Martha Jonhson, Lyne Pinel, Yves Labrèche, Jean-Guy Brossard, Réginald Auger, André Bergeron, Jean-Luc Pilon, Pierre Bibeau, et le pilote de l’hélicoptère, non identifié. Au premier rang, sur la droite: Pierre Gangloff, Claude Pinard, André Gagnon, Ian Badgley (à l’arrière)

Photo: Patrick Plumet

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L’un des objets de prédilection de Patrick était la technique dorsétienne de la pointe cannelée (Plumet et Lebel 1997), technique d’abord décrite par Jorgen Meldgaard (1962). Plumet et Lebel considéraient la pointe cannelée dorsétienne comme la « seconde technique révolutionnaire américaine », après les pointes cannelées à la base des Paléoindiens. Ainsi que nous l’avons appris plus tard, l’évolution de cette technique dorsétienne des cannelures commença au début du Dorsétien, quelque part dans la région située au sud de la Terre de Baffin et au nord du détroit d’Hudson, avec deux minuscules cannelures creusées dans la partie distale de la surface convexe (dorsale) de la surface d’une pointe. Vers la fin du Dorsétien ancien, les cannelures passèrent sur la face ventrale plate de la pointe. J’étais en désaccord avec l’idée de Plumet et de Lebel selon laquelle les pointes de harpon unifaces découvertes pour le Dorsétien récent étaient produites par un procédé de cannelure qui aurait d’un seul coup fendu une pointe dorsétienne en plein milieu, du sommet à la base. Une telle technique aurait dû laisser « une autre moitié », et nous n’avons jamais rien découvert de tel. Les pointes du Dorsétien récent devaient plutôt être préparées en travaillant uniquement la face dorsale d’un éclat uniface. Patrick et moi avons débattu de cette question à maintes reprises, mais aucun de nous n’est jamais parvenu à convaincre l’autre.

Les 28 et 29 mars 1976, Patrick et moi avons organisé, au Musée Peabody de l’Université Harvard, un atelier qui a réuni nos équipes durant deux jours de communications et de discussions. L’objectif de ce séminaire était « d’accroître les contacts entre les chercheurs afin que les informations puissent s’échanger plus aisément et rapidement; de procurer un lieu informel pour discuter des récentes découvertes de terrain, identifier les problèmes et coordonner les futurs efforts de recherche; et d’envisager la nécessité de standardiser la nomenclature, les chronologies et les approches de la typologie. Par de tels échanges, il serait possible d’atténuer les conséquences des confusions et des malentendus dans les publications » (lettre de Fitzhugh à Plumet, janvier 1976). Cette réunion connut un franc succès et fut reconduite en avril 1977 à Montréal, à l’UQAM, où nous avons discuté des chronologies régionales, des changements climatiques, de la pétrographie et des schémas géographiques de la distribution des matières premières (surtout pour distinguer le chert de Ramah du quartzite du Diana) et de la typologie lithique. Afin de démontrer l’utilité de la précision des mesures, nous avons présenté les données recueillies au sujet de pointes de harpon triangulaires en chert de Ramah provenant de cinq sites dorsétiens du Labrador, datés au radiocarbone, qui ont révélé une tendance à l’allongement de la concavité basale au fil du temps. Moreau Maxwell et Elmer Harp avaient assisté à cette réunion, et nous avons énormément appris de leurs études sur le Dorsétien effectuées au sud de la Terre de Baffin et à Terre-Neuve. Ces séminaires ont été bénéfiques aux deux groupes et nous ont amenés à partager la logistique et les méthodes d’analyse lithique, ainsi qu’à échanger du matériel lithique brut à des fins d’études chimiques et pétrographiques.

Figure 3

Morphométries des pointes du Dorsétien récent

Morphométries des pointes du Dorsétien récent
Source: Plumet (1985a: 269), dessin de Richard Wilson

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Figure 4

Histogramme des fréquences de matières premières dans un assemblage du projet Tuvaaluk

Histogramme des fréquences de matières premières dans un assemblage du projet Tuvaaluk
Source: Plumet (1985a: 146, figure 15)

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Étonnamment, nous avons découvert que l’archéologie des Paléoesquimaux du Labrador et celle de l’Ungava étaient tout à fait différentes, à l’exception de l’absence de préhistoire amérindienne sur la côte de l’Ungava. Le chert de Ramah, qui prédominait dans la plus grande partie de l’industrie de la pierre taillée au Labrador, était présent en quantités considérables dans les sites de l’Ungava où le quartz et le quartzite étaient également communs, ainsi que le chert du détroit d’Hudson, en faible quantité (Plumet 1981, 1985a: fig. 18). Cela soulevait une question intéressante: puisque le chert de Ramah était utilisé intensivement par les groupes dorsétiens du nord et du centre du Labrador, et que l’on pouvait s’en procurer à partir de l’Ungava en passant par les vallées des monts Torngat, pourquoi n’y était-il pas le matériau lithique dorsétien dominant comme il l’était au Labrador? Cela, en plus d’autres signes distinctifs, indiquait que les groupes de l’Ungava et du Labrador étaient quelque peu différents sur le plan culturel. L’usage commun du quartz chez les Dorsétiens de l’Ungava constituait un facteur important des difficultés dont nous avons fait l’expérience en comparant les types d’outils, les phases culturelles et la chronologie entre les deux régions.

Nous pouvons énumérer brièvement quelques résultats du projet Tuvaaluk: 1) des reconnaissances à grande échelle de la baie d’Ungava et de l’extrémité nord du Labrador, avec des centaines de sites identifiés; 2) des études détaillées à échelle méso et micro des sites les plus importants; 3) des fouilles et des datations au radiocarbone des maisons de tourbe du Dorsétien moyen et récent; 4) l’utilisation de micro-stratigraphies pour déterminer les épisodes de réoccupation dans les maisons de tourbe et les dépotoirs; 5) des études précises d’échantillons lithiques; 6) un ensemble exhaustif de publications comprenant des monographies sur toutes les études scientifiques et ethnographiques apparentées; 7) la formation et la professionnalisation d’un large groupe d’étudiants, dont beaucoup sont devenus plus tard d’importantes figures dans les domaines de l’archéologie et de la gestion du patrimoine au Québec; et 8) la démonstration de l’utilité (et du coût élevé) d’une recherche multidisciplinaire se concentrant à long terme sur une région donnée.

Figure 5

Territoires des groupes régionaux inuit de l’Ungava

Territoires des groupes régionaux inuit de l’Ungava
Source: Plumet (1985a: 63), d’après Vézinet (1982: 16)

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Le projet Tuvaaluk n’a pas connu la même réussite, par contre, dans d’autres domaines. Il ne proposait pas de formation aux étudiants inuit et les relations communautaires étaient inégales (Martijn 2002: 207). Il y avait aussi le fait que nombre d’aspects de ce projet restaient inconnus des archéologues anglophones canadiens et américains. Nonobstant notre argument ci-dessus, on peut également se demander si des avancées potentielles n’ont pas été entravées par le fait de suivre des méthodes analytiques formelles plutôt que les méthodes plus subjectives mais aussi plus pragmatiques appliquées depuis des années en Alaska, au Canada et au Groenland.

Patrick ne se consacrait pas exclusivement au projet Tuvaaluk; au cours de sa carrière, il a publié de nombreux autres articles précurseurs qui témoignent de ses intérêts et de ses contributions. Il déboulonna les théories de Thomas Lee au sujet des Vikings (1968, 1969, 1985a). Il fut le pionnier de l’archéologie des Paléoesquimaux sur la côte est de la baie d’Hudson (1976) et à Blanc-Sablon, aux confins nord-est du Québec (Plumet et al. 1994). Il rédigea un article profond intitulé « Archéologie, politique et révisionnisme » à propos de l’homme de Kennewick et de l’hypothèse solutréenne (Plumet 2000), quelques écrits pas très politiquement corrects sur « l’ethnicité et le nationalisme » (p. ex., Plumet 1979b, 1984), un article controversé sur l’histoire de l’archéologie du Québec arctique (Plumet 2002a), un article sur les foyers en Arctique (Plumet 1989b), une monographie sur les maisons semi-souterraines prédorsétiennes (Plumet 1976), et des articles sur la religion dans l’Arctique (Plumet 1997, 2006), sur les origines des Esquimaux (p. ex., Plumet 1996) et sur le peuplement du Nouveau Monde (p. ex., Plumet 1994a). Il rédigea également des synthèses de l’histoire de l’archéologie arctique (Plumet 1987a, 1996) – et bien sûr, son grand oeuvre, les deux volumes de ses Peuples du Grand Nord (Plumet 2004a, 2004b), la vue d’ensemble la plus exhaustive jamais tentée en archéologie nordique (Csonka 2007).

Le projet Torngat

J’utilise le terme « projet » pour différencier le Projet archéologique Torngat (PAT) du « programme » de recherche à long terme au Labrador qui a commencé en 1968 et se poursuit aujourd’hui à la Smithsonian. Le PAT s’est développé en tant qu’extension de ma recherche de doctorat à Hamilton Inlet entre 1968 et 1973 (Fitzhugh 1972) mais il avait été conçu pour être une reconnaissance d’une durée de deux ans plutôt qu’un programme de fouilles. Le PAT a élargi les objectifs de Hamilton Inlet: concevoir l’histoire culturelle et les déplacements territoriaux des Amérindiens et des Esquimaux le long de la limite des régions arctique et subarctique; définir pour ces cultures les modes d’établissement et de subsistance; et relier ces derniers aux changements climatiques. La zone cible d’origine s’est étendue vers le nord jusqu’à Nain en 1974-1976, tel que mentionné dans les volumes 12(2) de 1975 et 15(2) de 1978 d’Arctic Anthropology. Le PAT a poussé les investigations jusqu’au nord du Labrador, à Killinek en 1977-1978, où il a recoupé les reconnaissances qu’effectuait Plumet à Killinek et à l’extrémité septentrionale du Labrador. L’équipe de Torngat (Figure 6) était dirigée par moi-même, Richard Jordan (co-chercheur principal de notre subvention de la National Science Foundation) et Stephen Cox, en compagnie de Peter Johnson et Peter Clark (géologie glaciaire), Henry Lamb (pollens et végétation) et Arthur Spiess (zooarchéologie). Parmi les étudiants de second et troisième cycles se trouvaient Susan Kaplan (Néoesquimau), Christopher Nagle et Colleen Lazenby (matières premières), Stephen Loring (Innu et Dorset) et Bryan Hood (Archaïque maritime). Plusieurs étudiants de premier cycle, américains et canadiens, étaient aussi de la partie.

Avec le soutien de navires de recherche, le Pitsiulak et le Tunuyak, de bateaux auxiliaires, de canoës et d’une liaison aérienne, les moyens logistiques du projet nous ont procuré la mobilité nécessaire à une reconnaissance de la côte nord du Labrador, depuis Nain jusqu’aux îles Button. Nous avons découvert et documenté 340 sites. Nous avons fouillé des structures d’habitation de l’Archaïque maritime, du Paléoesquimau et de l’Indien récent de différentes périodes culturelles, et avons découvert, cartographié et analysé un grand nombre de sites de villages néoesquimaux. Nous avons obtenu les datations au radiocarbone d’une quantité d’échantillons; nous avons recueilli et traité des bois flottés et des échantillons de bois archéologiques et nous avons rassemblé des échantillons de fanons de baleines dans de nombreux contextes néoesquimaux. Nous avons collecté une vaste quantité d’échantillons zooarchéologiques ainsi que des échantillons de stéatite et de matériel lithique provenant de carrières autant que de sites.

Figure 6

L’équipe du projet Torngat à Nain en 1977 sur le Pitsiulak (le plus grand bateau) et le Tunuyak

L’équipe du projet Torngat à Nain en 1977 sur le Pitsiulak (le plus grand bateau) et le Tunuyak

Rangée du fond, de gauche à droite: Craig Williamson (capitaine du Pitsiulak), Greta Hansen (conservatrice), Susan Kaplan, Mary Whelan, Cindy Dooman (cuisinière du Pitsiulak), Robert Crowley (second du Pitsiulak), Ruth Cox, Steven Cox, Eric Loring, Charles Curtis. Rangée de devant, de gauche à droite: Christopher Nagle, Brian Hood, Stephanie Hale, William Fitzhugh

Photographe non identifié; gracieuseté de William Fitzhugh

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La géomorphologie a démontré le caractère récent de la submersion de la côte qui a provoqué la disparition, ou endommagé, les sites au nord d’Okak et à laquelle on peut attribuer la rareté des sites prédorsétiens découverts au nord de Nachvak. Aucun site amérindien n’a été découvert au nord de Saglek et de la baie de Ramah, et l’on a pu situer l’arrivée des Thuléens à Killinek aux environs de 1350 de notre ère. Nous avons fait plusieurs découvertes d’importance: une vaste maison longue de l’Archaïque maritime et un tertre funéraire au nord de la ligne des arbres à Nulliak qui renfermait des pendentifs en stéatite gravés à la manière des Beothuks; une maison et un dépotoir gelés du Dorsétien moyen à Avayalik, riches en os, ivoire et artéfacts de bois, ainsi que d’objets d’art; et un site dorsétien renfermant de remarquables sculptures en stéatite à l’île Shuldham, à la baie Saglek (Figure 7). Nous avons trouvé des données concernant le mode d’établissement et la distribution culturelle qui nous ont permis de faire apparaître une image chronologique détaillée des occupations par les cultures amérindiennes et esquimaudes/inuit. Nous avons localisé les carrières de chert et de stéatite et effectué une recherche préliminaire des sources de néphrite; l’étude des matériaux lithiques réalisée par Christopher Nagle (1984; Figure 11) a permis de situer les lieux de déchargement du chert de Ramah, indiquant que les Dorsétiens échangeaient du chert de Ramah contre de la stéatite. La géographie des distributions culturelles a continué à valider le modèle de l’expansion et de la contraction des populations amérindiennes et esquimaudes en fonction des phases de refroidissement ou de réchauffement climatique: les frontières culturelles amérindiennes se sont déplacées vers le nord au cours des périodes de réchauffement, et durant les périodes de refroidissement, les cultures esquimaudes sont descendues vers le sud en même temps que la banquise et les mammifères marins qui lui sont associés.

Le PAT fut suivi de synthèses préliminaires dans le volume 33(3) d’Arctic et d’articles dans Arctic Anthropology. Ce projet a contribué à asseoir des carrières et à former des étudiants de troisième et de second cycles. Des thèses de doctorat et des mémoires de maîtrise ont été rédigés par Lamb (1984, 1985), Nagle (1984), Lazenby (1984), Kaplan (1983) et Loring (1992). Les registres de centaines de sites et de milliers d’artéfacts peuvent être consultées à la Smithsonian et dans la base de données de Terre-Neuve et du Labrador à Saint-Jean de Terre-Neuve où sont conservées les collections. Les résultats du PAT ont préparé le terrain pour les phases subséquentes de l’archéologie, en plus d’avoir documenté l’histoire culturelle et les études environnementales qui ont contribué à la création du Parc national des Monts-Torngat et de la qualification des carrières de la baie de Ramah en Lieu historique national du Canada en 2015, en reconnaissance de l’importance de cette ressource dans la préhistoire de l’Est du Canada. L’engagement, par la suite, de Stephen Loring dans l’archéologie communautaire innu et inuit, ainsi que celui de Susan Kaplan dans l’archéologie inuit du nord du Labrador, ainsi que le fait qu’elle ait encouragé les recherches d’Alison Bain, James Woollett et d’autres, en dendrochronologie, climatologie, archéoentomologie et zooarchéologie, constituent un legs important de ce projet.

Thèmes de recherche

Le chevauchement des travaux de terrain entre le Québec et le Labrador

En 1911, deux missionnaires moraves, Kolmeister et Kmoch, ont exploré le Labrador au niveau de la côte des monts Torngat et de la baie d’Ungava dans un umiak manoeuvré par un Inuk du Labrador, couvrant quasiment tout le territoire qu’allaient investiguer plus tard les projets Tuvaaluk et Torngat, à l’exception de la côte nord-ouest de l’Ungava. Plumet a couvert l’essentiel de ce même territoire au cours de ses premières explorations en canoë et, en 1978-1979, il a fait une reconnaissance à Killinek, dans le détroit de McLelan, les îles Button et la côte des monts Torngat jusqu’à la baie Seven Islands plus au sud (où la carrière de stéatite de Peabody Point est située), recueillant des données archéologiques, environnementales, ethnographiques, ainsi que relatives à la toponymie inuit (Plumet et Gangloff 1991; Vézinet 1982). Les recherches de Plumet ont apporté d’importantes informations supplémentaires sur les sites et l’usage que faisaient les Inuit de ces territoires que le projet PAT a visités ultérieurement. Au cours de ces projets, il a identifié et décrit le grand village inuit de Nunaingok dans l’ouest du détroit de McLelan. Le PAT a collecté les données de ce site en 1977-1978, relevant une durée record d’occupation continue de 3000 ans (Figure 8); ce site fut également fouillé par le chercheur américano-japonais Henry Stewart (1978). En 1978, une reconnaissance par canoë de la vallée de la rivière Koroc jusqu’à George River (aujourd’hui Kangiqsualujjuaq), dirigée par Stephen Loring, constitua un nouveau lien entre les projets PAT et Tuvaaluq.

Histoire culturelle et chronologie

L’envergure historique du projet Tuvaaluq était plus réduite que celle du PAT, puisqu’il portait principalement sur les mondes sociaux et environnementaux de la culture dorsétienne de l’Ungava de l’an 500 à l’an 1500. Le PAT visait l’investigation de l’éventail entier des occupations amérindiennes et esquimaudes, depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours. Les objectifs nécessitaient des stratégies de terrain différentes et, pour cette raison, les deux projets ont employé des méthodes différentes et sont parvenus à des résultats différents. Le projet Tuvaaluk se concentrait sur des fouilles à grande échelle de plusieurs sites, mettant au jour des structures d’habitations et des dépotoirs où les outils, les sédiments, les matières premières, les modes d’établissement et les stratigraphies furent soumis à des analyses détaillées afin de reconstituer les activités domestiques et sociales des Dorsétiens et des Thuléens qui y vivaient (voir p. ex., Bibeau 1984; Desrosiers 1982, 1986; Plumet 1985a). Le PAT, par contre, se concentrait sur des reconnaissances régionales de tous les grands systèmes de fjords le long de la côte des monts Torngat afin d’identifier, d’archiver, de vérifier et d’échantillonner les sites, mais de ne les fouiller intégralement qu’en quelques occasions. Les chercheurs de Torngat espéraient que les résultats permettraient d’établir un cadre historico-culturel susceptible d’être développé ou utilisé pour des recherches ultérieures plus approfondies. En ce sens, le PAT avait une tâche plus facile, puisque l’identification, la classification et la datation des sites pouvaient souvent se faire simplement en inspectant et en documentant les structures d’habitation et les artéfacts trouvés en surface.

Reconstitution sociale

L’évaluation des activités sociales et domestiques du site dorsétien DIA.4 a exigé une fouille attentive de maisons ayant connu de multiples réoccupations, ainsi que des dépotoirs dont le contenu était tout aussi compliqué. Des articles de Plumet (1979c) et de Badgley (1980) ont exploré les méthodes, les objectifs et quelques-uns des résultats de leur approche micro-stratigraphique avant-gardiste (pour l’Arctique). Les travaux réalisés sur le site DIA.4 et d’autres sites de Tuvaaluk ont documenté la répartition des artéfacts dans les maisons et les dépotoirs, mais ne sont pas réellement parvenus à lier ces collections aux contextes de macro, méso et micro-espaces de Plumet. Ce qui est arrivé, je pense, c’est que, à mesure que se déroulait le projet, ces analyses ont été victimes de la nécessité prosaïque d’analyser les données des sites et des collections tout en levant des fonds pour conserver au projet sa solvabilité et aux étudiants leurs emplois. De même, le plan de Tuvaaluk d’établir une signature caractéristique sociale ou domestique pour les structures d’habitations dorsétiennes, afin de pouvoir les comparer, ne s’est jamais concrétisé. Je soupçonne que c’est parce que les structures d’habitations du site DIA.4 étaient des palimpsestes complexes d’occupations différentes – parfois se chevauchant, parfois s’écartant – dont les niveaux ne pouvaient pas être délimités avec suffisamment d’exactitude au cours du processus de fouilles pour s’assurer que les unités de fouilles correspondent à un seul niveau d’occupation d’habitation ou à un épisode de dépotoir.

En un sens, il se peut que le site DIA.4 n’ait pas été celui qu’il fallait sélectionner pour une reconstitution sociale; cette partie du projet aurait connu davantage de succès en utilisant des sites de taille plus réduite et à une seule composante. Des fouilles antérieures – par exemple, celles d’Elmer Harp et Priscilla Renouf sur le site dorsétien de Port au Choix – ont porté sur des maisons que l’on pouvait raisonnablement considérer n’avoir connu que des occupations uniques. Les découvertes provenant de tels sites ont de bonnes chances de refléter les activités ayant pris place dans ces habitations, par exemple la cuisine, la fabrication et la réparation d’outils, le sommeil, la fabrication de vêtements, etc. Ces sites présentent des conditions idéales pour les tentatives de reconstitution de la vie sociale et domestique, surtout lorsque les matériaux lithiques, les os et d’autres matières organiques ont été préservés. Même dans des conditions aussi idéales, les reconstitutions paléo-ethnographiques se sont souvent avérées difficiles. Le PAT a rassemblé quelques ensembles de données prédorsétiennes et dorsétiennes lors de fouilles réalisées dans des habitats à occupation unique qui auraient pu être idéales pour des reconstitutions paléo-ethnographiques, mais seules quelques rares d’entre elles ont été publiées (p. ex., Cox 2003).

Au cours du projet Tuvaaluk, un second thème est apparu et est devenu un axe principal de l’investigation des frontières sociales, à savoir les relations entre les Dorsétiens et les Thuléens sur le site DIA.4. À la fin des années 1970, on débattait du problème de l’interaction entre Dorsétiens et Thuléens dans les lieux où ils pouvaient avoir coexisté ou avoir vécu en parallèle au Dorsétien récent et au Thuléen ancien. On pensait alors que la culture thuléenne était arrivée dans l’Arctique de l’Est peu après l’an 1000. Les datations des maisons du Thuléen ancien du site DIA.10 sur lesquelles travaillait Plumet correspondaient tout à fait à la période d’occupation de DIA.4, dont les dates au radiocarbone du Dorsétien récent allaient jusqu’au XVe et au début du XVIe siècles (Plumet 1979b, 1980b: 548, 1989a). Outre les datations au radiocarbone se recoupant, l’unique indication d’un contact entre Dorsétiens et Thuléens était une maison de DIA.4 qui présentait un aménagement axial et un tunnel d’entrée de type thuléen – vestiges, presque certainement, d’occupations différentes.

Figure 7

Art dorsétien du nord du Labrador

Art dorsétien du nord du Labrador

Site Avayalik près du détroit de McLelan: a, photo (à gauche) et dessin (à droite) d’un petit masque; amulettes zoomorphes: h, en forme de canard ou d’oie; i, de morse; j, d’ours polaire; k, de loup. Site Koliktalik près de Nain: b, figurine anthropomorphe en chert de Ramah; c, photo (à gauche) et dessin (à droite) d’une forme phallique en stéatite; d, palette incisée en schiste; l, patin de traîneau en os de baleine avec gravure d’un harpon. Site Komaktorvik de la baie Seven Islands: c, visage sur palette en stéatite. Île Shuldham dans la baie Saglek: f, figurine humaine avec capuchon en stéatite; g, gauche à droite: vues dorsale et frontale de figurine humaine avec capuchon en stéatite

Gracieuseté de Richard Jordan. Dessins : Colleen Lazenby et Constance Sheldon; photos : Victor Krantz; assemblage : Marcia Bakry

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Figure 8

Site de Nunaingok dans l’ouest du détroit de McLelan, 1978

Site de Nunaingok dans l’ouest du détroit de McLelan, 1978
Photo: William Fitzhugh

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Les fouilles du PAT ont permis de brosser le tableau d’un chevauchement entre les périodes dorsétiennes et thuléennes, plusieurs sites du Dorsétien récent et du Thuléen datant des XIVe et XVe siècles (Fitzhugh 1994). Mais bien que les datations fussent allées dans le sens de la possibilité d’un scénario de contact, elles étaient insuffisantes à elles seules pour le prouver (Park 1993, 2000). De récentes recherches d’ADN à ce sujet (Raghavan et al. 2014) ne montrent aucun signal dorsétien dans l’ADN des Thuléens et des Inuit, ce qui conforte (du moins pour le moment) l’idée de Park selon laquelle les Dorsétiens auraient été rapidement et complètement remplacés par les Thuléens dans tout l’Arctique de l’Est.

Phases culturelles et matières premières lithiques

Les deux projets ont assidûment poursuivi l’étude du matériel lithique recueilli dans les sites fouillés. Les analyses lithiques du projet Tuvaaluk se concentraient en majeure partie sur le quartzite de Diana et le chert de Ramah; elles étaient effectuées par Bernard de Boutray (1981) qui employait des techniques pétrographiques. Le quartzite et le quartz de Diana étaient prédominants dans la plupart des sites de l’Ungava, le chert et d’autres types de matériaux y étant présents en tant que composantes mineures. Le projet Tuvaaluk utilisait un simple système d’histogrammes (Figure 4) pour quantifier les différents types lithiques au moyen d’un comptage et d’un pesage des éclats, ce qui permettait de voir d’un coup d’oeil la structure des usages lithiques présents dans les unités de fouilles ou sur les sites dans leur intégralité, et de comparer facilement les sites entre eux. Des terres rares dans les gisements de stéatite permirent de révéler que la plus grande partie de la stéatite du site dorsétien UNG.11 provenait de la baie Wakeham, tandis que l’autre partie provenait du Labrador (Archambault 1981, 1985; Figure 9).

Le programme lithique du PAT était dirigé par Christopher Nagle et Colleen Lazenby. La recherche de Nagle se concentrait sur le comptage et le pesage des éclats en chert de Ramah, ainsi que sur la taille et le poids des artéfacts mis au jour sur des sites du Dorsétien ancien, moyen et récent du centre et du nord du Labrador, afin de vérifier son hypothèse des valeurs de déchargement à mesure que les sites étaient plus éloignés des carrières de la région de Saglek et de la baie de Ramah (Nagle 1984). Cette méthode s’est avérée extrêmement efficace pour prédire les changements dans les caractéristiques de la taille des outils et du débitage à travers l’espace et au cours des 1500 ans de culture dorsétienne au Labrador. Nagle a également travaillé en collaboration avec Ralph Allen sur la caractérisation chimique de la stéatite par activation neutronique, en utilisant les variations dans les terres rares pour déterminer quelles étaient les carrières de stéatite qui pouvaient être liées aux échantillons archéologiques dorsétiens (Allen et al. 1975, 1978, 1984; Rogers et al. 1983; Figure 10). Bien que la méthode des terres rares ait été critiquée par les géologues, elle est parvenue à faire la distinction entre plusieurs carrières de stéatite du Labrador et entre artéfacts, et a permis à Nagle (1984; Figure 11) d’émettre l’hypothèse que la stéatite avait pu être échangée dans le nord contre du chert de Ramah acheminé, lui, vers le sud. Parmi les ramifications de ces travaux figuraient une étude liant la fusaïole en stéatite (faite à partir d’un fragment d’un contenant dorsétien) du site norrois de l’Anse aux Meadows à une carrière du Labrador (Allen et al. 1978); une étude des principales carrières de la baie de Ramah; et une description des procédés d’extraction et d’ébauches dans les premiers stades de production (Lazenby 1980, 1984).

De nombreux autres types de cherts ont été découverts au centre et au nord du Labrador (Figure 12), y compris un chert noir de Mugford extrait d’un gisement de la région d’Okak au cap Mugford, et une variété de chert multicolore apparaissant sur les sites de la période indienne intermédiaire (complexe de Saunders), dont les origines sont à rechercher entre le lac Seal et la baie Kaipokak. Une nouvelle matière première, qui était absente des sites de la côte centrale du Labrador mais que l’on trouvait dans les sites paléoesquimaux au nord de la baie de Ramah, a reçu le nom de quartz de Ryans, du nom de la zone au nord de Torngat où on le découvrait le plus fréquemment. Le quartz de Ryans a une apparence légèrement laiteuse et ressemble au chert de Ramah, mais il a un grain plus fin et présente des mouchetures sombres et de fines marbrures noires. La comparaison des distributions lithiques au Labrador et dans l’Ungava a révélé d’intéressantes différences entre les deux régions. Tandis que le chert de Ramah était prédominant dans les assemblages dorsétiens du Labrador, il était moins commun dans les sites de l’Ungava.

Comparaison des assemblages

La collaboration entre les projets Tuvaaluk et PAT a révélé des différences régionales dans la technologie et la typologie des outils des Dorsétiens. Les sites du projet Tuvaaluk ont surtout produit des collections lithiques, comme tous les sites du projet PAT hormis quelques exceptions, et tendaient à avoir un plus grand éventail de variations dans les classes d’artéfacts, peut-être en raison de la variété des matières premières. La collection dorsétienne du Labrador renfermait davantage de modèles de référence d’outils standardisés présentant peu de variations stylistiques, ce qui permettait d’affiner le contrôle géographique et chronologique. Il était ainsi possible de dater avec exactitude les échantillons d’artéfacts même les plus petits, et de leur assigner des périodes ou des régions. Les collections du projet Tuvaaluk étaient plus variées sur le plan des typologies et des matières premières. Tandis que les groupes dorsétiens du Labrador, de Killinek au cap Harrison, utilisaient le chert de Ramah et la stéatite du Labrador, les Dorsétiens de l’Ungava utilisaient des matériaux lithiques originaires de l’Ungava, ce qui indique un degré relativement plus faible d’intercommunication.

L’une des contributions majeures du projet PAT aux études dorsétiennes de l’Arctique de l’Est tient à la découverte de dépôts du Dorsétien moyen dans le permafrost sur l’île Avayalik. Les fouilles y ont mis au jour, outre un grand inventaire d’éclats, de grandes quantités de bois, d’os, d’ivoire et de corde. Les conditions environnementales du permafrost étaient uniques à cette extrémité septentrionale du Labrador, où le froid pérenne et l’humidité ont permis l’accumulation rapide d’un dépôt isolant qui ne fondait pas en été, créant les conditions du développement d’un « permafrost culturel ». Ces conditions ont duré 1500 ans, mais n’existent plus de nos jours. Très peu d’artéfacts organiques ont été mis au jour dans les sites dorsétiens de l’Ungava, les températures étant trop élevées le long de ces rivages (Badgley 1980: 569).

Ethnographie, environnement et modes d’établissement

Les études environnementales réalisées par le projet Tuvaaluk ont été essentielles aux concepts de micro-espace, méso-espace et macro-espace qui correspondaient grosso modo aux cadres spatiaux du site, de sa localisation et de sa région. Ces approches étaient déterminées au départ par des études de l’ethnographie et de la toponymie inuit (Vézinet 1982; Figure 5). Des études paléogéographiques et paléoécologiques de la côte de l’Ungava (Gangloff et al. 1976; Gosselin et al. 1974; Plumet et Gangloff 1987, 1991; Richard 1981) furent également réalisées, de pair avec des études zooarchéologiques (Julien 1980; Piérard 1975, 1979). André Gosselin (1978, 1979) reporta les données des sites fouillés sur des graphiques tridimensionnels informatisés pouvant être utilisés pour l’interprétation de la stratigraphie et de la chronologie internes des sites. Cette technologie, qui était à l’avant-garde pour son époque, offrait la possibilité d’analyser les distributions spatiales des artéfacts (Bibeau 1984; Plumet 1985a). L’utilisation de ces données des sites par niveaux pour les études de méso-espace permit de créer des cartes montrant les caractéristiques des sites et les dépressions des maisons en relation avec la topographie du site et la géomorphologie locale. Appliquée au niveau régional, cette technique permit de créer des cartes de répartition des sites pouvant être utilisées pour les modes d’établissement (Plumet et Gangloff 1987, 1991). À plus grande échelle, les études du niveau de la mer réalisées par Claude Hillaire-Marcel (p. ex., Gangloff et al. 1976) ont contribué à la datation relative des sites et à expliquer, grâce à l’interprétation des niveaux des étales des marées, pourquoi certains sites de la période dorsétienne se trouvaient superposés. Une autre hypothèse suggère que des Dorsétiens, et plus tard des Thuléens, soient revenus sur les mêmes sites et habitations pour tirer parti des dépressions des maisons et du sol déjà existants qu’il était facile de recreuser pour construire de nouvelles maisons.

Figure 9

Carrières de stéatite et liens entre artéfacts de l’Ungava et du Labrador

Carrières de stéatite et liens entre artéfacts de l’Ungava et du Labrador
Source: Archambault (1981: 26, fig. 12)

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Figure 10

Déplacements de la stéatite de la pointe Peabody

Déplacements de la stéatite de la pointe Peabody
Source: Nagle (1984: fig. 109)

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Figure 11

Carrières de chert de la baie de Ramah et pointe de l’Archaïque maritime

Carrières de chert de la baie de Ramah et pointe de l’Archaïque maritime

Photographie de l’Expédition Alexander Forbes, 1931

Photo: archives photographiques S.A. Morse, Arctic Studies Center, Smithsonian Institution. Photo de la pointe : Stephen Loring

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Là encore, les projets Tuvaaluk et Torngat ont employé des méthodes différentes en raison de leur différence d’objectif: études locales au niveau des sites contre histoire culturelle régionale. Le PAT a élargi ses premières études palynologiques, depuis le Labrador central (Short et Nichols 1977; Short 1978) jusqu’au nord, au moyen de nouveaux échantillonnages de terrain réalisés par Henry Lamb, dont les reconstitutions climatiques ont documenté le revirement des conditions hypsithermales et le refroidissement progressif des climats suivants jusqu’au temps présent (Fitzhugh et Lamb 1984; Lamb 1980, 1984, 1985). Ses données ont montré que la limite des arbres, au nord du Labrador, que l’on avait située à Okak vers 4500 ans AA, n’avait pas changé durant les cycles suivants de refroidissement ou de réchauffement, malgré un déclin dans la productivité forestière après 3500 ans AA, indiquant un refroidissement climatique. Les études de bois flotté et de charbon archéologique réalisées par Dosia Laeyendecker (Fitzhugh 1978; Laeyendecker s.d.) se sont avérées inestimables dans les reconstitutions environnementales, parce qu’elles ont enregistré la présence d’arbres, de buissons ou de toundra dans chacun des échantillons de charbon de bois recueillis, produisant une solution environnementale pour chaque site renfermant du charbon de bois. Bien que ne pouvant pas révéler la dynamique environnementale à la manière des pollens, les données provenant du charbon de bois étaient représentatives d’une relation avec la lisière de la forêt durant toutes les périodes culturelles, de 7500 ans AA jusqu’à nos jours.

Figure 12

Sources des matières premières au Labrador

Sources des matières premières au Labrador
Source: Fitzhugh (1980b: fig. 2)

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Publications

La contribution la plus fondamentale du projet Tuvaaluk fut la création de la série de monographies Paléo-Québec à l’UQAM. Pendant la durée de vie du projet, 11 volumes de Paléo-Québec et 40 articles indépendants ont été publiés à partir des données de Tuvaaluk. Tous les aspects du projet ont été documentés en détail, à commencer par la formulation des méthodes et des théories et par la publication de rapports de fouilles et de monographies, de synthèses des sites et de nombreux articles techniques rédigés par le personnel du projet et des étudiants. Les résumés étaient publiés en inuktitut afin de permettre aux communautés du nord d’avoir accès aux résultats des recherches. Des articles de journaux ont été publiés en complément de ces volumes, pour commenter les découvertes les plus importantes, présenter des synthèses et examiner des questions d’intérêt plus général. Malheureusement, le lectorat francophone de Paléo-Québec n’était pas aussi large qu’il ne l’aurait dû. Les articles généraux de Plumet présentaient un intérêt bien plus général, mais, de même, ils n’ont pas été largement lus ou cités, en partie à cause de la question linguistique en Amérique du Nord, et en partie parce que quelques-uns des articles les plus importants de Plumet ont été publiés en France.

Le projet Torngat se traînait loin derrière le record de publications du projet Tuvaaluk. Bien qu’il ait produit des résumés et des synthèses dans des revues (Cox et Spiess 1980; Fitzhugh 1976, 1977a, 1977b, 1978, 1979, 1980a, 1980b, 1980c, 1981, 1984, 1985, 1987; Jordan 1980; Kaplan 1980; Lazenby 1980; Tuck et Fitzhugh 1986), des thèses de doctorat sur la culture néoesquimaude du Labrador (Kaplan 1983), sur la technologie lithique (Nagle 1984), sur la préhistoire innu (Loring 1992) et sur la paléoclimatologie (Lamb 1984, 1985), et un mémoire de maîtrise sur le chert de Ramah (Lazenby 1984), aucune monographie synthétisant les données archéologiques du projet Torngat n’a été publiée. Ce manque a été partiellement comblé par des études de doctorat, mais le projet à long terme d’incorporer les données du projet Torngat à une série de volumes couvrant tout le Labrador, sur les cultures de l’Archaïque maritime, du Paléoesquimau et de l’Indien récent, n’a pas encore été réalisé.

L’archéologie et les Inuit

Au cours des années 1970 et au début des années 1980, des archéologues faisaient régulièrement leur apparition dans des communautés inuit dans tout le Nord, et certaines préoccupations étaient exprimées quant à la perturbation des sites anciens et l’enlèvement des artéfacts. À ce moment, la plupart des chercheurs ne fouillaient plus les sépultures inuit, et l’on n’avait découvert de restes dorsétiens qu’en quelques rares endroits, dont l’un était le site Imaha sur l’île Sugluk à la baie Payne, dans l’Ungava (Laughlin et Taylor 1960). Plumet avait fait une reconnaissance de la plus grande partie de la côte de l’Ungava avant d’entreprendre le projet Tuvaaluk; il connaissait les communautés et avait obtenu des appuis au niveau local (Figure 13).

Le projet Torngat s’organisait à partir de Nain, le village le plus septentrional du Labrador, qui renfermait une importante population inuit, y compris des Inuit venus des anciens villages d’Okak et de Hebron sur la côte de Torngat. Les précédentes recherches de la Smithsonian effectuées dans la région de Nain entre 1974 et 1976, ainsi que les recherches doctorales de Stephen Cox, de l’Université de Harvard, à la baie d’Okak (Cox 1977), avaient été bien perçues, et de jeunes Inuit avaient participé à certains de ces projets. Les aînés du village – tant des Blancs que des Inuit – étaient informés du projet et lui apportaient leur aide. En 1977-1978, le projet Torngat fut planifié et mené d’une façon similaire, avec l’autorisation formelle des gouvernements de Terre-Neuve, du Québec et des Territoires du Nord-Ouest, en plus d’un accord informel du village de Nain. À l’époque, les Inuit de Nain, d’Okak et de Hebron pêchaient encore le saumon et l’omble de l’Arctique aussi loin au nord que Saglek, Ramah et la baie Seven Islands. La situation avait changé lorsque nous sommes revenus travailler à Hebron et à Saglek en 1980. À ce moment, on commençait à parler de revendications territoriales et l’archéologie se trouva entraînée dans l’arène publique. Des leaders inuit tels que William Anderson remettaient en question le fait que les Inuit ne soient pas impliqués dans la délivrance des permis de fouilles et contestaient l’enlèvement des collections. Les Inuit du Labrador avaient été informés des fouilles de Duncan Strong dans des cimetières inuit en 1929, et du fait que l’Université Memorial conservait, au début des années 1970, des restes humains et des objets funéraires inuit provenant de Saglek; tous les restes humains ont depuis été restitués pour être réinhumés.

Durant tout le temps que dura le projet Torngat et immédiatement après, nous avons entretenu d’étroites relations avec les résidents de Nain, tant les Blancs que les Inuit, et plusieurs jeunes Inuit ont été recrutés comme assistants de fouilles et ont travaillé plus tard étroitement aux projets dirigés par Stephen Loring, Susan Kaplan et Bryan Hood. Au cours de ces projets, nous avons proposé des discussions pour présenter nos travaux, avons procuré des exemplaires des rapports de recherches à des individus et des organismes, et en 1979, nous avons organisé un atelier d’études muséales à la Smithsonian, pour les résidents du Labrador et d’autres régions de l’Arctique. Gary Baikie a plus tard exposé des réflexions sur la relation avec les chercheurs en archéologie au nord du Labrador, lors d’une conférence documentant l’histoire de l’archéologie en Arctique de l’Est qui s’était tenue au Darmouth College en 1993 (Fitzhugh et al. 2002).

Dans les années 1980-1990, la structure des travaux archéologiques dans l’Ungava s’est modifiée avec l’instauration du Nunavik et la création de l’Institut culturel Avataq (la branche culturelle de l’Administration régionale Kativik) et de la Société Makivik – toutes structures du nouveau gouvernement inuit créé par la Convention de la baie James et du Nord québécois. C’étaient désormais ces organismes qui délivraient les permis de fouilles archéologiques, en collaboration avec le Ministère de la Culture et des Communications du Québec. Au Labrador, la structure informelle locale persista, les permis étant délivrés par le Bureau provincial de l’archéologie du Gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador, avec des interventions informelles des communautés locales, jusqu’à ce qu’un accord soit signé en 2005 au sujet des revendications territoriales inuit. Par la suite, les permis relevaient des compétences du Bureau provincial de l’archéologie de Terre-Neuve et du Labrador (pour les terres provinciales), de Parcs Canada (pour les territoires appartenant au Parc national des Monts-Torngat) ou du gouvernement du Nunatsiavut (pour les terres relevant de son autorité).

Figure 13

Ittuk Nuvvukat, guide de Patrick Plumet lors de ses recherches dans la région de Quaqtaq, montrant à Cyrille Plumet le site Tuvaaluk, 1974

Ittuk Nuvvukat, guide de Patrick Plumet lors de ses recherches dans la région de Quaqtaq, montrant à Cyrille Plumet le site Tuvaaluk, 1974
Photo: Patrick Plumet

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Un certain nombre de difficultés apparurent vers la fin du projet Tuvaaluk, au moment où les Inuit commencèrent à manifester un plus grand intérêt pour l’archéologie et pour la façon dont elle devrait être pratiquée, au fur et à mesure que les nouveaux corps gouvernementaux et leurs employés s’y impliquaient. Une partie de cette histoire fut présentée à la Conférence des aînés de Dartmouth en 1993. Patrick Plumet (2002a) y prononça une communication sur l’histoire de l’archéologie au Québec qui comprenait des points de vue autobiographiques, des remarques sur le projet Tuvaaluk et des opinions au sujet de la façon de pratiquer l’archéologie au Québec et au Canada. Ses opinions furent vivement contestées par les archéologues anglophones canadiens, ainsi que par Charles Martijn, archéologue au Ministère de la Culture et des Communications du Québec, qui critiqua fortement la façon dont Plumet écrivait l’histoire du Québec et qui fit paraître une réfutation (à laquelle répondit Plumet) dans les actes de la conférence (Martijn 2002; Plumet 2002a, 2002b). Plumet y incluait un court résumé du projet Tuvaaluk, mais se concentrait surtout sur la description générale de l’archéologie au Québec, y compris dans ses développements postérieurs à Tuvaaluk. En soutenant que l’archéologie, en tant que discipline scientifique, devrait être libérée de toute contrainte politique, et que les données archéologiques devraient être librement accessibles au public, Plumet se trouva entraîné dans des controverses qui se manifestaient également dans des institutions telles que la Smithsonian et la Society for American Archaeology, qui tentaient elles aussi – mais en vain – de défendre des normes professionnelles qui avaient divergé de la réalité politique des communautés autochtones ainsi que de la société en général. Les échanges de la Conférence des aînés furent diffusés, mais ils ne résolurent en rien les problèmes qui influencent encore la façon de faire de l’archéologie de nos jours au Labrador et dans le nord du Québec – les relations avec les communautés et les gouvernements provinciaux, le débat du nationalisme entre Québec et Ottawa, la propriété culturelle et intellectuelle, l’éthique archéologique, etc. Certains de ces problèmes sont évoqués dans l’introduction des actes de la Conférence des aînés (Fitzhugh et al. 2002).

Conclusion

Les premières recherches de Plumet et celles du projet Tuvaaluk se sont déroulées dans une région qui n’avait connu quasiment aucune recherche archéologique, à l’exception des reconnaissances et des fouilles de Jean Michéa et de Thomas Lee, et des fouilles de William Taylor dans la région des îles Mansel et Sugluk (Plumet 2002). Plumet a été le pionnier d’un programme de reconnaissance archéologique régionale et d’études multidisciplinaires de sites sélectionnés durant deux décennies au cours desquelles une conscientisation politique croissante a fini par aboutir à un accord entre le Nunavik et le gouvernement du Québec. Bien qu’il n’ait pas fait partie des discussions politiques, le projet Tuvaaluk, en tant que programme de recherches majeur dans l’Ungava, a fait entrer l’histoire et l’archéologie dans le débat public et a ainsi contribué à faire une place à l’archéologie en tant que composante des questions patrimoniales inscrites dans les organisations régionales et culturelles telles que la Société Makivik et l’Institut culturel Avataq. Tuvaaluk a donc contribué à poser les fondations des politiques de la pratique d’aujourd’hui. Dans une moindre mesure, cela est vrai également, en règle générale, pour le projet Torngat et les recherches de la Smithsonian au Labrador. Les connaissances qui ont été recueillies, les gens qui ont été formés et les recherches qui ont été menées ont aidé le gouvernement inuit du Labrador à instaurer un programme de recherche et d’enseignement bien planifié et ouvert sur l’avenir, en étroite consultation avec le gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador et Parcs Canada, qui a créé le Parc national des Monts-Torngat en 2005.

L’histoire nous dira dans quelle mesure les projets Torngat et Tuvaaluk ont atteint leurs objectifs, ce qu’ils ont manqué et ce qu’ils auront légué. De tels projets sont toujours soumis à l’imprévisibilité des évènements, qu’ils soient logistiques, politiques, financiers ou personnels. Dans l’ensemble, tous deux ont apporté d’importantes contributions à l’histoire et au patrimoine des Inuit et des Premières Nations, et à l’archéologie multidisciplinaire; ils ont apporté une nouvelle compréhension des régions méconnues de l’extrême Nord-Est, ont créé de grandes bases de données archéologiques et environnementales, ont formé une nouvelle génération de professionnels et posé les fondations des programmes de recherches d’aujourd’hui plus axés sur l’enseignement et les thèmes patrimoniaux, et dirigés par des Autochtones. Leurs legs ont enrichi les communautés locales, et leurs défauts sont instructifs pour l’avenir. De tels grands projets initiés par des institutions uniques sont probablement des reliques du passé. Aujourd’hui, avec beaucoup plus de parties prenantes et des populations locales bien mieux informées, il est probable que l’archéologie se fera en collaboration avec les gouvernements, les multiples institutions universitaires, les communautés et les organisations autochtones, et les entreprises. Tant le projet Torngat que le projet Tuvaaluk peuvent servir de modèles à un nouveau type d’archéologie multidisciplinaire qui était inconnue de la première génération des pionniers de la recherche. Ils ont ouvert la voie à l’archéologie d’aujourd’hui, plus sociale et davantage liée au politique.