Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Depuis l’affaire du voile islamique, provoquée par l’exclusion, en 1989, de trois collégiennes voilées, la réflexion sur la laïcité scolaire s’est renouvelée en France par des travaux se distinguant par leurs entrées théoriques ou empiriques. Dans le premier cas, les chercheurs analysent les enjeux philosophiques (Baubérot, 2006; Laborde, 2010), politiques et éducatifs (Laborde, 2010; Lorcerie, 2012) subsumés sous la loi du 15 mars 2004 qui en est le couronnement juridique.

Dans le second cas, les travaux portent sur le conflit normatif suscité par les manifestations de signes et revendications d’ordre religieux à l’école. Ils interrogent en outre les vécus et postures des enseignants face à l’hétérogénéité culturelle de leurs publics (Falaize, 2007). Bien que la menace communautariste soit régulièrement invoquée pour interpréter ces faits (Haut conseil à l’intégration 2010; Obin, 2004), plusieurs travaux sociologiques en ont relativisé l’envergure et récusé la nature spirituelle et hostile. Des enquêtes qualitatives ont ainsi permis de décrire le caractère provocateur de ce retour du religieux à l’école, dont les ferments sont l’échec, la ségrégation scolaire (Merle, 2012) et ethnique (Felouzis, Liot et Perroton, 2005), l’ethnicisation (Lorcerie, 2003), les discriminations et le racisme (Dhume, Dukic, Chauvel et Perrot, 2011), etc. À l’inverse des lectures alarmistes, ces recherches ont établi le lien entre les conflits scolaires autour de la laïcité et des demandes de justice et de reconnaissance chez les enfants d’immigrés postcoloniaux (Blanchard, Bancel, et Lemaire, 2005).

Notre contribution à cette réflexion consiste en l’analyse du rapport des élèves à la laïcité par l'entrée cognitive, autrement dit, en termes de rapport au savoir. En effet, si l’adhésion à la laïcité d’élèves issus de l’immigration a été établie (Lorcerie et Geisser 2011;Tiberj et Brouard, 2005), en revanche, on s’est peu intéressé au rapport à la laïcité en tant que principe forgé à l’école, pour en comprendre les modes d’interprétation et d’appropriation par les élèves. Peu (voire pas) mobilisée dans l’analyse des processus et formes de leur identification à la société d’accueil, cette perspective envisage la laïcité comme un savoir-objet, un savoir-faire et un savoir-être construits au cours de la socialisation scolaire.

À la suite des travaux qui montrent que tout processus d'acquisition des savoirs s'inscrit dans des rapports de savoirs (Charlot, 1997; Charlot, Bautier et Rochex, 1992), l’article présente une analyse de la construction du sens de la laïcité par des collégiens (niveau 1er cycle du secondaire) dans des contextes scolaires multiculturels, pour tenter d’en saisir les logiques propres. L’objectif ici est de tenter de faire apparaître les enjeux et de discuter des défis pédagogiques de l’éducation à la laïcité. Au regard du caractère récent en France d’un enseignement moral et civique (EMC), instauré par la loi du 8 juillet 2013, ou plutôt réintroduit après la suppression de la morale laïque en 1969 (Loeffel, 2009), la portée de cette entrée cognitive pourrait s’en trouver ici limitée. Cependant, un tel angle d’étude apparaît utile sociologiquement, si l’on considère la laïcité comme une question sociale vive (Legardez et Simonneaux, 2006), au sens où elle éprouve la cohésion d’une société (Castel, 1995, p. 25). Il l’est en outre heuristiquement, car le caractère structurant de la laïcité tout comme sa conception singulière dans le contexte français invitent à en interroger les représentations, les modalités de structuration, les relations de sens et les rapports de pouvoir symboliques opérant dans ce processus.

La question centrale de l’article est de savoir comment les élèves interprètent et s’approprient la laïcité, compte tenu de ses conceptions contrastées et des enjeux du débat sociopolitique dont l’école est la caisse de résonnance. Nous interrogerons en outre le poids des facteurs scolaires (parcours scolaires et choix pédagogiques) et socioculturels (appartenance aux groupes majoritaire et minoritaire) dans la structuration du sens, dans les représentations et postures sur la laïcité. Nous postulons que ceux-ci se construisent au cours d’expériences socioscolaires marquées par des interactions au sein desquelles la distinction eux/nous fondée sur l’ethnicité travaille et est activée par la prééminence du modèle pédagogique de l’hétéronomie (Piaget, 1969); autrement dit, un cadre pédagogique qui privilégie la contrainte extérieure, c’est-à-dire l’exigence de conformité des élèves au règlement intérieur, au détriment de l’autonomie par l’apprentissage de l’autodiscipline et la coopération.

Nous éclairerons en premier lieu le lecteur sur le contexte théorique et le cadre méthodologique de la recherche. Nous décrirons ensuite les rapports épistémiques et identitaires (Charlot, 1997) à la laïcité, c’est-à-dire, d’une part, les connaissances et compréhensions et, d’autre part, les regards et postures des élèves. Ces modes d’interprétation et d’appropriation de laïcité seront enfin discutés au regard des contextes de scolarisation, de socialisation et des choix pédagogiques.

2. Contexte théorique du rapport à la laïcité comme objet de savoirs

2.1 Tour d’horizon des conceptions normatives de la laïcité

Selon les conjonctures géopolitiques et les mutations sociales, on distingue plusieurs laïcités dont la ligne de partage opère entre les régimes républicain et libéral-pluraliste (Maclure et Taylor, 2010). Avec la France comme figure de proue, le premier, fondé sur la liberté de penser des individus et une citoyenneté abstraite, met à distance les appartenances religieuses et les cantonne dans la sphère privée. Par ses modes opératoires, cette approche entretient la confusion entre la sécularisation et le sécularisme ou la laïcisation, qui désignent l’une le déclin du rôle social, symbolique et culturel de la religion, et les autres, sa régulation politique, juridique et institutionnelle (Baubérot, 2004).

Peu consensuel, ce régime contraste avec le second, libéral-pluraliste, dans lequel la laïcité constitue un mode de gouvernance garantissant l'équilibre optimal entre le respect de l'égalité morale et celui de la liberté de conscience des personnes (Maclure et Taylor, 2010, p. 46). En effet, la plupart des pays laïques oeuvrent davantage au respect des principes moraux et à la neutralisation du poids des religions, qu’ils ne souscrivent à leur exclusion pure et simple du débat politique. C’est ainsi qu’aux États-Unis, par exemple, le premier amendement à la Constitution a pu garantir la protection des diverses religions sans toutefois qu’aucune d’entre elles n’ait eu de l’emprise sur les autres en s’emparant du pouvoir de l’État (Rawls, 1997, p. 166).

Il en est encore de même de la laïcisation en Europe (Danemark, Royaume-Uni, etc.) et en Inde, où la Constitution de 1948-1950 considère toutes les religions avec une égale bienveillance, par l’octroi d’une aide égale à toutes leurs institutions éducatives (Jaffrelot et Mohammad-Arif, 2012). Pour autant, cette présentation idéale-typique ne doit occulter en aucun cas les variations qui existent au sein même de ces différents régimes de laïcité, précisément sur l’équilibre à trouver entre la liberté de conscience et l’égalité dans le champ de l’éducation où elle cause le plus de dissensions.

2.2 La laïcité scolaire entre enseignement confessionnel et culturel de la religion

Y compris dans les pays relevant du régime libéral-pluraliste, le rapport école/religion donne lieu à un débat passionné sur la forme, les modalités et la visée de la prise en compte de la religion dans le curriculum scolaire (Milot, 2007). Alors qu’elle a toujours joué un rôle social vital aux États-Unis et été intégrée aux curricula, depuis la moitié du 20e siècle, on observe une rupture progressive des politiques publiques avec cette tradition (Greenawalt, 2007). Cependant, malgré des postures radicales de séparation exprimées dans les années 1980 en Pennsylvanie ou dans l’État de New York, la pondération reste de mise entre liberté de conscience et neutralité de l’école. En attestent des solutions nuancées telle que la suppression de l’instruction religieuse et de l’enseignement du créationnisme d’un côté, et de l’autre, l’ouverture aux activités comme le chant choral et à la réflexion sur la religion dans le cadre de l’enseignement de l’Histoire (Greenawalt, 2007).

Une approche comparative de la laïcité scolaire au Québec et en France (Milot et Estivalèzes, 2008) met en lumière des questionnements et des tensions similaires à propos de la pertinence d’un enseignement consacré aux religions. Bien que la compréhension et la tolérance justifient de part et d’autre l’ouverture des curricula à la religion, en revanche, les formes et modalités de son intégration obéissent aux conceptions normatives de la laïcité et des traditions éducatives de ces deux pays. Ainsi, considérant l’expression publique de la religion comme un gage pour la paix sociale, le Québec a instauré en 2005 un cours d’éthique et de culture religieuse (ECR) appliqué depuis 2008 dans les écoles primaires et secondaires.

Pour autant, celui-ci est loin d’être consensuel et articule deux configurations antinomiques. Sur le modèle britannique, l’une, confessionnelle, propose une réflexion spirituelle visant la transmission d’un héritage religieux et l’autre, laïque, est centrée sur la neutralité axiologique et le développement d’un esprit critique (Tremblay, 2009, p. 63-65). D’une manière générale, la recherche fait état de nombreuses controverses autour de cet enseignement soupçonné d’attenter à la liberté de religion et de promouvoir le relativisme, de faire l’éloge des religions et d’endoctriner au multiculturalisme (Estivalèzes, Milot et Tremblay, 2013).

Contrairement au Québec, l’école est le premier lieu de l’institutionnalisation et de la formalisation de la laïcité en France, depuis l’introduction par les lois Ferry de l’éducation morale laïque (1882), la laïcisation des locaux (1882) et des personnels (1886). Après une application souple encadrée par la loi de 1905 (séparation des Églises et de l’État), consacrée par la loi Debré de 1959 qui instaure l’enseignement privé confessionnel sous contrat avec l’État, les spécialistes observent, à la suite de la loi du 15 mars 2004, le déplacement axiologique de la laïcité scolaire vers un schéma autoritaire, reflétant la difficile intégration de la pluralité dans la définition de la nation (Lorcerie, 2012). De ces enjeux sociohistoriques découle le choix d’une entrée transversale de la religion dans les programmes scolaires (en français, histoire, philosophie, etc.), plus compatible avec la visée émancipatrice de la conception ici de la laïcité (Milot, 2007). Confrontée au défi de la coexistence pacifique des différences ethnoculturelles et religieuses, manifesté récemment encore par les attentats du journal satirique Charlie Hebdo en janvier 2015, l’école française s’est dotée en 2013 d’un enseignement moral et civique-EMC. Ce tour d’horizon montre que l’espace scolaire reste le lieu d’expression privilégié de conflits d’interprétation de la laïcité. D’où l’intérêt d’étudier les modes, logiques et schèmes de pensée structurant son interprétation et appropriation par les élèves en s’appuyant sur les théories du rapport au savoir.

2.3 Rapport à la laïcité comme objet de savoirs

La perspective du rapport au savoir retenue ici s’inscrit dans une sociologie du sujet, qui questionne la singularité de l’élève dans sa mobilisation face aux apprentissages en particulier et à l’école en général (Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Cette conception du rapport au savoir comprend trois dimensions : épistémique, identitaire et sociale (Charlot, 1997, p. 86-88). La première décrit l’appropriation, par le sujet, de savoirs-objets ou contenus intellectuels et la conscience de se les être appropriés. La seconde renvoie à leur appropriation, en rapport à la relation à soi-même, à l’autre et au monde. Enfin, liée aux deux dimensions précédentes, la troisième fait référence aux rapports de force et aux inégalités dont le milieu social est parcouru.

Dans cette perspective, le rapport au savoir implique des représentations ancrées dans un réseau de significations et donne lieu à des opérations cognitives ou modes d’appropriation discursifs, réflexifs, utilitaires, actifs, passifs, etc. (Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Ce faisant, étudier le rapport des élèves à la laïcité reviendrait donc à en saisir le sens pour eux, mais surtout à mettre au jour les relations de sens et la façon dont elles se constituent et s’activent.

Bien que l’existence de savoirs dotés de formes spécifiques soit récusée ici au profit de modes particuliers de rapports au monde (Charlot, 1997, p.71), l’étude de la laïcité en tant qu’objet de savoirs impose néanmoins d’en sérier les formes pour mieux circonscrire cet objet d’étude. En référence au champ de la didactique, les savoirs sur la laïcité peuvent être classés selon leur nature théorique ou méthodologique (De Ketele, 1986; Perrenoud, 1996). Les premiers représentent des savoirs-objets, référents d’un contenu de pensée (Charlot, 1997, p. 77) ou objet intellectuel que l’on s’approprie. Au collège, ces savoirs-objets sont d’origine pluridisciplinaire (éducation civique, histoire, français). Les seconds types de savoirs sont considérés comme des savoir-faire (Bruner, 1983) impliquant le développement de compétences (l’argumentation, l’exercice d’un esprit critique). Il conviendrait enfin de mentionner des savoir-être, en référence aux comportements prescrits par le règlement intérieur des établissements scolaires (circulaire n°2004-084 du 18-5-2004) et la charte de la laïcité (ministère de l’Éducation nationale, 2013). Aussi convient-il de souligner que la laïcité scolaire étudiée ici englobe à la fois des connaissances (savoirs-objets), des compétences (savoir-faire), mais aussi des comportements (savoir-être). Mais il nous importera davantage d’examiner, d’une part, comment ces différentes formes de savoir sur la laïcité s’articulent et déterminent le sens que les élèves en ont et, d’autre part, leurs positionnements sur ce principe.

3. Méthodologie

3.1 Sujets

La recherche articule des observations in situ et des entretiens semi-directifs, sur la thématique croisée de la diversité culturelle et de la citoyenneté. L’enquête a été menée à Amiens auprès d’élèves (n = 105) âgés de 14 à 16 ans, du niveau 3e (fin du 1er cycle du second degré). Leur appartenance est prise en compte et déterminée par les critères de la nationalité française et de l’origine établie selon l’autoidentification des élèves. L’appartenance se définit ici par la notion de communauté historique et géographique d’origine, qui désigne des composantes sociales constituées sur des indicateurs relevant d’une ethnicité fine (Héran, 2010), notamment la trajectoire géographique des flux migratoires et l’histoire spécifique de la présence sur le territoire français. De là découlent les catégories Français issus de l’immigration postcoloniale-FIIPC et Français d’origine européenne-FEO, complétées par une troisième, Autres, permettant de questionner l’expérience de la domination historique dans les processus identificatoires des élèves. L’étude intègre aussi leurs parcours scolaires et en distingue un classique, pour les élèves à l’heure dans leur scolarité (inscrits en 3e générale), et un autre spécifique pour ceux en retard et dont les difficultés sont avérées par l’inscription en Section d’enseignement général et professionnel adapté-SEGPA.

3.2 Instrumentation

Les entretiens ont été conduits à partir d’un guide composé de grandes rubriques reflétant les aspects cognitifs, sociaux et subjectifs de leurs expériences de la citoyenneté. Il s’agissait de recueillir les connaissances, compréhensions et regards portés par les élèves sur différents sujets, notamment sur la laïcité traitée ici à travers deux questions formulées ainsi qu’il suit :

1) Avez-vous déjà entendu parler de la laïcité; si oui, qu’est-ce que cela signifie selon vous?

2) Que pensez-vous de son application à l’école? Cette dernière question avait pour objectif de les inciter à formuler un propos réflexif incorporant leurs visions et expériences propres.

3.3 Déroulement

L’enquête s’est déroulée entre novembre 2008 et juin 2010, au sein de 4 établissements scolaires du Réseau Ambition Réussite-RAR, jugés sensibles par le cumul d’indicateurs de la fragilité socioéconomique et scolaire : surreprésentation de familles monoparentales et catégories socioprofessionnelles défavorisées, ségrégation urbaine et ethnique, retards scolaires, entre autres (Avenel, 2004). De manière générale, un établissement sensible désigne en France un établissement du second degré (élèves de 11 à 18 ans) caractérisé par un climat d’insécurité compromettant gravement la scolarité des élèves. Ces établissements sont en outre singuliers par le degré variable de leur hétérogénéité ethnoculturelle objectivé ici à travers les sigles RAR-, RAR+/- et RAR++, selon qu’il est, respectivement, peu, plus ou moins, ou très élevé. Le démarrage effectif des entretiens a été précédé d’une présentation de la recherche pendant les cours de français ou d’Histoire- géographie. Grâce à la collaboration des enseignants, les entretiens étaient conduits pendant les permanences ou en fonction d’une planification préétablie. Rappelons que le terme permanences désigne les périodes de la journée pendant lesquelles les élèves n’ont pas de cours.

3.4 Méthode d’analyse des données

Toute analyse qualitative étant peu ou prou une réponse à des questions implicites ou explicites, nous avons opté pour la technique du questionnement analytique (Paillé et Mucchielli, 2012). Dans ce type d’approche, l’analyse qualitative est conduite à la lumière de questions liées aux objectifs de la recherche et au contenu du corpus. La démarche consiste à prendre pour canevas d’analyse un questionnaire évolutif, décliné en questions subsidiaires issues de questions générales (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 209-212) ou du cadre théorique de la recherche (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 212). Concrètement, nous avons procédé à un séquençage de données en fonction de questions suggérées par le filtre théorique du rapport au savoir. Suivant cette logique, le traitement des données d’entretiens à l’aide du logiciel Sphinx − et les résultats présentés sont produits à partir des questions structurantes suivantes : Quels modes d’interprétation, d’appropriation et formes de la laïcité leurs discours privilégient-ils? Quels rôles l’appartenance à l’une des communautés historiques et géographiques, le type d’établissement fréquenté, les parcours scolaires, etc., jouent-ils dans la structuration de ce rapport?

3.5 Considérations éthiques

Comme les élèves interviewés étaient mineurs, leur participation était soumise à un accord parental préalable obtenu grâce à la vie scolaire. En outre, un des principaux défis de l’enquête a consisté à les convaincre de s’exprimer sur la citoyenneté en se référant aux savoirs enseignés, sans leur donner l’impression d’être soumis à une évaluation. Il a donc fallu les rassurer à propos de l’anonymat de leur contribution, mais surtout les assurer de l’intérêt que revêtait leur propre regard sur ces importants sujets de société.

4. Résultats

4.1 Un rapport épistémique marqué par une inculture de la laïcité

D’une manière générale, l’enquête met en évidence une inculture de la laïcité chez les collégiens interviewés. À travers le tableau ci-dessous, elle s’avère en effet sinon inconnue, du moins une notion floue chez la plupart d’entre eux.

Tableau 1

Rapport épistémique des élèves à la laïcité

Rapport épistémique des élèves à la laïcité

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Sur les 105 élèves, seuls 37 affirment connaître ce terme d’emblée associé à la religion :

C’est sur les religions; euh dans les lieux publics, faut pas la faire montrer (3e générale, RAR+/-, FIIPC), répondent-ils souvent.

À l’opposé, cette notion est peu familière à la majorité d’entre eux. Ainsi, 22 élèves, soit 1/5, déclarent l’ignorer, comme l’illustre cet autre extrait :

La laïcité, ben, ça veut peut-être dire comment être dans la vie; c’est ça? Non, vraiment ça m’dit rien. On m'a pas expliqué ce que c'était. (3e générale, RAR+/-, FOE).

Il convient de mentionner en outre la grande partie (n = 46), pour laquelle la notion reste approximative. Dans ce cas, la laïcité n’est pas totalement étrangère, mais comme dans les propos suivants, les élèves n’en éprouvent pas moins de difficultés à se la représenter :

Euh, j'vois pas vraiment, enfin légèrement quoi! J'pense que ça renvoie peut-être aux cultures? À la religion? J'pense que les personnes qui, par exemple, euh sont … euh, j’sais plus, ça reste quand même flou dans ma tête. On a parlé de la laïcité, ça fait longtemps, mais on nous a pas vraiment expliqué quoi. (3e générale, RAR+/- FOE).

Ils peinent plus souvent encore à relier la liberté de conscience, évoquée par quelquesuns, à la notion de laïcité, à l’instar de cet élève qui affirme :

En France, on a… ouais… la liberté d'être musulmans, chrétiens, catholiques et tout ça! Mais y a des conditions, par exemple, on n'a pas le droit de porter le voile à l'école.

Celui-ci déclarera pourtant auparavant à propos de la laïcité :

J'vois c'est quoi, mais j'sais plus, avant d’expliquer à la suite de notre relance pour établir un parallèle avec son discours précédent : ah ouais… c'est vrai, mais en fait, c'est le mot laïcité que j'comprenais pas. C’est parce qu’à l'école, on parle pas beaucoup sur ça (3e générale, RAR+/-, FIIPC).

Par ailleurs, si l’inculture caractérise le rapport à la laïcité comme savoir-objet, ce constat est pondéré par leurs expériences (sociale et scolaire) et la nature pluriculturelle ou homogène du contexte de scolarisation. En effet, cette inculture apparaît d’autant plus importante que les élèves ont des difficultés scolaires ou appartiennent à la catégorie Français d’origine européenne -FOE. Dans le tableau ci-dessous, la laïcité reste une notion étrangère (n = 17 sur 22) ou floue (n = 27 sur 46) pour la plupart des élèves de Section d’enseignement général et professionnel adapté-SEGPA.

Tableau 2

Rapport épistémique à la laïcité selon le parcours scolaire

Rapport épistémique à la laïcité selon le parcours scolaire

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Cependant, si ce résultat confère au parcours scolaire un rôle peu négligeable dans l’inculture des élèves, l’appartenance et le contexte de scolarisation semblent plus déterminants encore, comme le montrent les deux tableaux suivants.

Tableau 3

Rapport épistémique à la laïcité selon l’appartenance

Rapport épistémique à la laïcité selon l’appartenance

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La distribution des réponses négatives (n = 6 sur 22, contre 16) reflète un écart important, selon les groupes Français issus de l’immigration postcoloniale et Français d’origine européenne. Ce constat se confirme pour les réponses approximatives (n = 15 chez les Français issus de l’immigration postcoloniale et 28 chez les Français d’origine européenne sur 46 au total). L’influence de la communauté historique et géographique dans la familiarité avec le mot laïcité se précise encore à travers le critère de l’hétérogénéité ou de l’homogénéité ethnoculturelle des établissements scolaires.

Tableau 4

Rapport épistémique à la laïcité selon le contexte de scolarisation

Rapport épistémique à la laïcité selon le contexte de scolarisation

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La notion de laïcité est en effet moins connue dans les établissements très peu hétérogènes (RAR-) soit (n = 8 sur 37) et plus ou moins hétérogènes (RAR+/-) soit (n = 10 sur 35). À l’inverse, s’il tend à l’approximation, le discours des élèves donne lieu à moins de réponses négatives (n = 5 sur 22) en contexte très hétérogène (RAR++). Pour ces élèves, la connaissance de la laïcité semble souvent liée aux expériences scolaires et personnelles, ainsi que le relate cette élève, invitée à nous raconter comment s’est faite la découverte de la laïcité :

Moi, j'avais ma soeur, elle mettait pas le foulard, en fait elle le mettait, mais à l'école elle l'enlevait, des fois c'est vrai qu'elle le mettait avant de sortir de l'école, donc c' qui est pas bien, mais… à un moment elle s'est fait attraper en train de le mettre, mais on l'a engueulée, mais vraiment égueulée, et on lui a même dit qu'elle pouvait se faire virer juste parce qu'elle l'avait mis euh…mais dehors, c'est quand même un peu exagéré, j’trouve (3e générale, RAR++, Français issus de l’immigration postcoloniale).

Cet apprentissage de la laïcité par l’expérience directe ou indirecte dans des situations conflictuelles vient éclairer la corrélation entre l’inconnaissance de la laïcité, l’appartenance au groupe Français d’origine européenne et l’établissement RAR. En effet, cet établissement accueille un public issu essentiellement de zones rurales et culturellement homogènes. Probablement, pendant leur scolarité, ces derniers ont été peu ou rarement témoins ou sujets de conflits normatifs autour de la laïcité imposant des actions pédagogiques régulières ou soutenues. A contrario, comme l’ont montré certains travaux à propos des modalités d’appréhension de la diversité culturelle par les enseignants (Denoux, 2004), celles-ci semblent avoir été renforcées à la suite de la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école, dans les établissements accueillant une forte proportion d'élèves issus de l’immigration et caractérisés par la ségrégation ethnique (Felouzis, Liot et Perroton, 2005).

4.2 Une interprétation rigide et ethnicisée de la laïcité mue par le règlement intérieur

Si la laïcité est dans l’ensemble peu familière aux élèves, il n’est pas inutile d’examiner le sens qu’elle revêt et ses modes d’appropriation par ceux qui en ont plus ou moins une expérience. On peut voir alors qu’elle est essentiellement appréhendée à partir du règlement intérieur, qui en oriente la compréhension conservatrice et rigide dominante. En effet, la laïcité est régulièrement évoquée en rapport avec la visibilité des signes religieux au sein du collège. Pour la décrire, les élèves en privilégient souvent l’aspect normatif en évoquant l’interdiction du port des signes religieux, mentionnée dans les règlements intérieurs des établissements scolaires publics français. Ainsi, à la question de savoir à quoi renvoie la laïcité, cette élève déclare :

C’est le truc où euh… enfin… comment dire? Voilà, comme ici au collège, y a des règles qu’on droit respecter, genre, le voile, les casquettes, ou les trucs comme ça sont interdits (3e générale, RAR++, Français issus de l’immigration postcoloniale).

Cette association systématique de la laïcité au règlement intérieur transcende les appartenances et intervient même lorsqu’ils en ont une vague représentation, à l’exemple de cet extrait sur la même question :

J'ai jamais compris ce que c'est, avant d’ajouter suite à notre incitation à poursuivre: j'sais seulement que le foulard, on doit pas le mettre au collège, tout ce qui peut …en fait faire montrer qu'on est d'une religion (3e générale, RAR++, Français issus de l’immigration postcoloniale).

À travers ces réponses, le règlement intérieur s’impose comme le cadre de référence principal de la représentation et de la définition de la laïcité pour la majorité des élèves. Dans cette optique, son sens renvoie principalement à l’ostentation des signes religieux et s’interprète à l’aune de leur prohibition. La laïcité se résume alors ici à l’absence, dans l’enceinte scolaire, de couvre-chefs (voile, casquettes, bandanas, etc.) ou autres signes (la croix, la main de fatma, etc.), tel que souligné ci-après :

La laïcité veut dire par exemple, quand on vient au collège, quand on est catholique, faut pas avoir une croix euh… puis si on est musulman, j'sais plus euh… c'est … voilà, le voile euh…des trucs comme ça; enfin…les signes qui montrent toute la religion sont interdits (Section d’enseignement général et professionnel adapté - SEGPA, RAR+/-, Français d’origine européenne).

Ce mode d’appropriation de la laïcité par la norme et très peu par son idéal philosophique prend essentiellement une tonalité rigide comme l’expriment dans ces deux extraits :

La laïcité, ça interdit les religions à l’école; c’est une règle pour que les personnes qui croivent en un Dieu montrent pas aux autres, par exemple, ils ont des religions, ils le savent eux, puis ils le gardent pour eux (3e générale, RAR-, Français d’origine européenne).

La laïcité, c’est sur les religions; en fait si on est d’une religion, eh ben…on n’a pas le droit d’en parler ici au collège (3e générale, RAR+/-, Français issus de l’immigration postcoloniale).

Soulignons que cette interprétation rigide de la laïcité est d’autant plus mentionnée par les élèves qu’ils semblent avoir intégré l’idée d’une impossible coexistence des religions autrement que par leur prohibition, seule garante de la paix, comme l’affirme cet élève :

[La laïcité], ça évite la guerre. Parce que sinon, nous, on viendrait, j’veux dire euh…les Français se ramèneraient avec des croix tout ça, les musulmans se ramèneraient avec des trucs là…euh, les juifs se ramèneraient avec pleins de trucs, euh…avec des voiles, tout ça, et on saurait même pas à qui on a affaire tout ça (Section d’enseignement général et professionnel adapté - SEGPA, RAR+/-, Français d’origine européenne).

Au-delà de son caractère rigide, se profile par ailleurs une conception ethnicisée de la laïcité. Cette logique est saillante dans l’équation consistant soit à associer de manière réductrice la religion catholique à une origine française, soit en évoquant une origine française sécularisée ou d’essence non religieuse. Pour étayer sa compréhension de la laïcité, Benjamin déclare ainsi que :

En France, certains y peuvent croire à tout c' qu'ils veulent; les Algériens croient en un dieu musulman, j'sais plus quoi…. C'est à eux, c'est leurs traditions à eux, ils font c'qu'ils veulent hein…après les Français, nous on croit à un dieu catholique des moments, puis c'est notre truc à nous (Section d’enseignement général et professionnel adapté-SEGPA, RAR-, Français d’origine européenne).

D’autres développent une approche laïque de l’origine française, comme dans l’extrait ci-après :

La liberté de croyance, c’est comme euh… par exemple, j’suis d’origine français, j'sais pas moi, j'suis comme ça euh… ça veut dire que j'prie pas, j'vais pas à la Mecque ou à l'église, les trucs comme ça (Section d’enseignement général et professionnel adapté-SEGPA, RAR+/-, Français d’origine européenne).

Dans ces discours où la laïcité constitue une essence de l’origine française, l’interdiction de signes religieux au collège semble principalement viser une catégorie spécifique d’élèves perçus comme n’étant pas d’origine française. À travers ces réponses, elle apparaît avant tout comme une règle imposant des comportements à respecter. Cette conception rigide et ethnicisée se construit sur la laïcité en tant que savoir-être, au détriment de ses dimensions théoriques (savoir-objet) et méthodologiques (savoir-faire).

4.3 Des rapports identitaires à la laïcité partagés entre adhésion et défiance

Si cette prégnance du règlement intérieur laisse peu de place à la subjectivité et à la distance réflexive des élèves, celles-ci s’expriment néanmoins à travers des rapports plus nuancés à la laïcité construits autour de l’idéal philosophique qu’elle représente. Ce n’est en effet que lorsqu’ils sont sollicités sur leur regard propre, que certains élèves évoquent les principes de liberté de conscience et d’égalité qui en sont les piliers. Ces références donnent alors lieu à des postures variant entre adhésion et défiance envers la laïcité.

Chez ceux qui manifestent leur adhésion à ce principe, la laïcité est plébiscitée pour la liberté de conscience qu’elle valorise. Ils insistent sur le droit, pour chaque individu, d’avoir ou non une religion :

Dans des établissements laïcs, euh… on nous oblige pas une religion stricte. Ça veut dire aussi qu'on a le droit de penser ce qu'on veut, on est toléré à avoir chacun sa religion, et ici au collège, on n'accepte pas que des personnes d'origine française, on accepte tout type de personne (3e générale, RAR+/-, Français issus de l’immigration postcoloniale).

Dans la même optique, d’autres élèves défendent ce principe au nom de la liberté de pensée qu’il permet. C’est le cas pour cet élève qui soutient que :

Au collège, on n'a pas le droit de venir dire aux autres gens, genre euh… par exemple à mes camarades, il faut que tu fasses la prière, il faut que tu aimes les Arabes. Chacun est libre de penser ce qu'il veut (3e générale, RAR+/-, Français issus de l’immigration postcoloniale).

Chez d’autres, l’adhésion à la laïcité repose plutôt sur la mixité et le dialogue interreligieux favorisés par l’ouverture de l’école à tous les élèves, quelles que soient leurs différences. Ce point de vue est exprimé par cette élève qui déclare :

Pour moi, la laïcité c'est toutes les cultures réunies on va dire hein... Et j'pense que les cultures différentes et la laïcité nous apprend beaucoup par rapport aux autres; comme moi j'ai des amis de différentes cultures qui m'apprennent des choses que moi-même je ne savais pas sur ma propre religion (Section d’enseignement général et professionnel adapté-SEGPA, RAR++, Français issus de l’immigration postcoloniale).

Malgré sa marginalité, cette posture met en avant la richesse culturelle que permet la laïcité. Certains y souscrivent enfin en s’appuyant sur le principe de l’égalité, considéré comme indispensable à la cohésion sociale. Dans cette perspective, la laïcité leur apparaît comme un outil contre les discriminations :

C’est bien…Ben déjà n'importe quel élève peut venir dans le collège, enfin… il a les mêmes droits que les autres, et puis voilà hein... J'pense que la laïcité, c'est une règle fondamentale (3e générale, RAR+/- Français issus de l’immigration postcoloniale).

Il est en outre important d’observer que, si l’adhésion à la laïcité semble partagée par les élèves qui en louent la visée égalitaire, cette posture repose sur des interprétations contrastées de l’égalité sous-tendues par des connotations soit rigides, soit ouvertes, de la laïcité chez les élèves (Français d’origine européenne), selon leur contexte de scolarisation homogène (RAR-) ou pluriculturel (RAR++). C’est ainsi que l’interdiction des signes religieux peut trouver chez certains d’entre eux une justification au nom de l’égalité, à l’instar de cet élève affirmant :

[Ne] pas porter l' voile, bah… c'est normal à mon avis, pourquoi…bah pour que tout l' monde soit égal. (Section d’enseignement général et professionnel adapté-SEGPA, RAR-, Français d’origine européenne).

Tandis que ce dernier insiste sur l’évacuation de toute référence religieuse dans les rapports entre les élèves, dans les propos suivants, la liberté de croire et l’expression de sa religion sont une preuve d’égalité :

[La laïcité], on n'a pas expliqué…, après, peut-être qu'ils avaient dû en parler et j'avais pas écouté. Bah après moi perso, c’est égalité pour tout le monde, chacun peut croire à Jésus, à qui il veut, c'est pas grave. Ceux qui croient en Dieu, ils ont le droit de faire le ramadan, tout ça. La laïcité, c'est bien pour eux…puis voilà hein. (RAR++, Français d’origine européenne).

Par ailleurs, bien qu’ils adhèrent généralement au principe de l’égalité qu’est censée assurer la laïcité, certains élèves n’en n’expriment pas moins des réticences ou opinions négatives sur la laïcité. Toutefois, il s’agit davantage de défiance que de rejet à proprement parlé et justifié par des interrogations sur la pertinence, la cohérence de l’application de la laïcité au sein de l’école et dans la société. Ces réserves prospèrent, par exemple, sur le constat de traitements préférentiels dans son application, comme nous l’avons relevé dans l’extrait suivant :

Faire montrer les religions y a pas de soucis, euh… c'est chacun sa religion, normalement on doit accepter chacun. Mais quand on voit ici au collège, non, ils acceptent pas tout le monde. Ici, quand on met des chaînes avec des croix, ils disent rien, mais c'est quand on met le foulard, qu'ils acceptent pas; c'est plus le voile qui n'est pas accepté, voilà... Ça, c'est pas bien, ça. J'pense que ça sert à rien du tout comme loi, on est tous des êtres humains, on n'est pas des animaux, donc on doit accepter chacun euh… chaque religion. (Section d’enseignement général et professionnel adapté-SEGPA, RAR++, Français d’origine européenne).

À la lumière de leurs expériences, la laïcité semble vécue comme un principe injuste, ainsi que le souligne cet élève en livrant son point de vue :

Chacun a sa religion euh… j'sais pas, c'est leur religion… c'est leurs racines, c'est tout. C'est injuste, moi j’trouve, d’interdire ça (Section d’enseignement général et professionnel adapté - SEGPA, RAR-, Autres).

On retrouve cette idée d’injustice dans la mention, par d’autres, de la violence symbolique que la réglementation inflige aux personnes, ainsi que le relate une élève :

Pour moi, ça sert à rien … par exemple, à l'école, les filles musulmanes, elles doivent mettre le voile, et c'est important dans leur religion, et j'veux dire les filles musulmanes sont obligées de le porter, de se cacher le visage, c'est obligé, marqué dans leurs livres, c'est pas bien de leur interdire ça … (3e générale, RAR+/-, Français d’origine européenne).

Chez ces élèves, l’interdiction du port du voile est interprétée comme une entrave à la religion. Aussi développent-ils un sentiment d’injustice propre à susciter une prise de distance avec la laïcité, prise de distance transcendant les appartenances primaires. En effet, contrairement aux conceptions (rigides) davantage exprimées par la catégorie Français d’origine européenne, la critique du caractère injuste de la laïcité est partagée dans les trois catégories. C’est notamment le cas dans le dernier extrait, où, plus que l’appartenance, les relations de sociabilité entre pairs, reflétées par la bienveillance et la compassion qu’elle exprime à l’endroit des élèves pratiquantes, semblent déterminer la posture de cette élève. À l’évidence, la défiance envers la laïcité n’est pas liée à l’identification à une religion, mais repose sur la dénonciation d’une liberté de conscience restreinte ou entravée par des traitements différentiels vécus personnellement ou indirectement.

5. Discussion

5.1 Poids des appartenances et des contextes de scolarisation dans les rapports à la laïcité

Bien que cette situation soit marginale, il convient de relever que le sens et les rapports des élèves à la laïcité sont plus contrastés lorsqu’ils y font référence en tant qu’idéal philosophique. Dans ce cas, les élèves font davantage appel à leurs expériences qui se rapportent à des repères symboliques et identitaires ou alors s’inscrivent dans des logiques instrumentales (Dubet et Martuccelli, 1996) n’impliquant dès lors, ni les mêmes interprétations ni les mêmes modes et formes de mobilisation subjective sur ce principe (Charlot, 1997).

Leurs discours sont alors plus partagés entre des conceptions ouvertes ou rigides, l’adhésion ou la défiance à la laïcité, contrairement à la référence au règlement intérieur qui leur en fournit une conception essentiellement conservatrice. S’en trouve dès lors déconstruite l’opposition binaire entre, d’un côté, les élèves musulmans issus de l’immigration − Français issus de l’immigration postcoloniale rejetant la laïcité (Lorcerie et Geisser, 2011; Tiberj et Brouard, 2005) et, de l’autre, ceux dits Français d’origine européenne − FOE et non musulmans, la défendant. En montrant que l’adhésion ou la défiance des élèves à la laïcité ne sont pas par avance ou strictement déterminés par leur appartenance, ces résultats rejoignent les travaux sur le rapport au savoir (Charlot, Bautier et Rochex, 1992; Charlot, 1997). Ils mettent en effet en évidence des rapports épistémiques et identitaires des élèves à la laïcité construits à l’interface de leurs expériences scolaires, sociales, des contextes multiculturel ou monoculturel de scolarisation, de leurs interactions avec les pairs.

5.2 Des choix pédagogiques en question, face à l’inculture et aux modes d’appropriation de la laïcité?

À partir des années 1990, le curriculum scolaire du collège s’est ouvert progressivement à la religion − notamment avec les programmes de 6e (élèves de 11 à 12 ans) de 1995, en réponse à l’inculture religieuse des jeunes (Debray, 2002). Notre enquête prolonge ce constat en relevant l’inculture de la laïcité chez les collégiens. Ces résultats soulèvent trois questions cruciales : l’impréparation des élèves et des enseignants à la laïcité; la confusion entre sécularisation et sécularisme; le choix des modèles et approches pédagogiques de sa transmission.

À propos du premier point, l’inculture des élèves reflète d’emblée leur impréparation à la laïcité par des savoirs relatifs aux religions, au cours de la scolarité obligatoire. Lorsqu’elle n’est pas définie à l’aune du règlement intérieur, son sens est bricolé par ces derniers en fonction de l’expérience qu’ils en ont, des informations glanées çà et là, par le canal de la famille, les pairs ou la télévision, etc. Manifestement, le choix d’une entrée transversale de la religion dans les curricula à travers l’enseignement du fait religieux n’a pas permis aux élèves de sortir d’une laïcité d’incompétence pour développer une laïcité d’intelligence (Debray, 2002). A contrario, cette approche pourrait avoir imprimé une vision parcellaire et éclatée des enseignements dispensés à travers différentes disciplines, sans leur fournir une cohérence d’ensemble sur la laïcité.

Si elle interroge la pertinence du choix d’une entrée transversale longtemps privilégiée en France, cette inculture soulève surtout l’épineuse question des contenus à enseigner, entre savoirs d’ordre religieux et culturels (Milot, 2007; Tremblay, 2009). Considérant ces questionnements, l’entrée en vigueur de l’enseignement moral et civique-EMC en septembre 2005 représente une rupture importante, rejoignant le choix québécois d’un enseignement spécifique. En outre, derrière son intitulé, on perçoit la volonté d’une distance claire avec toute orientation confessionnelle en filigrane dans le cours de religion et d’éthique québécois, pour privilégier une approche civique et culturelle de la laïcité. Il conviendra cependant d’observer de près sa mise en oeuvre et, à ce propos, l’expérience québécoise est porteuse d’enseignements. En effet, bien que le cours d'éthique religieuse s’attache à développer une orientation plus démocratique et inclusive de l’école − par la reconnaissance de la diversité culturelle et religieuse, et le respect de l’égalité, l’espace scolaire y demeure un lieu de tensions et de télescopage entre différentes visions de la laïcité (Estivalèzes, Milot et Tremblay, 2013). Sur un autre plan, cette impréparation des élèves à la laïcité, vraisemblablement attribuable aux limites de l’enseignement, en cache une autre tout autant importante: celle des enseignants, en l’occurrence. En effet, l’inculture des élèves dévoile les lacunes de leur formation, les préparant en général peu ou mal à une approche professionnelle de la laïcité dans des conditions apaisées (Lorcerie, 2012, p.7).

En deuxième lieu, tout comme la judiciarisation qu’ils ont instituée, le cadre normatif de la laïcité et son application méritent d’être interrogés du point de vue des modes d’appropriation et d’interprétation induits. Massivement évoqué par les élèves pour définir la laïcité, le règlement intérieur semble concourir à une représentation rigide de la laïcité en tension avec sa conception inclusive (Baubérot 2006; Laborde, 2010). En effet, cette prégnance de la notion d’interdiction dans leur discours entérine une interprétation de laïcité par l’absence de religion, entretenant ainsi chez les élèves la confusion entre sécularisme et sécularisation (Baubérot, 2004). Dominante, cette lecture rigide de la laïcité est souvent par ailleurs doublée d’une représentation de l’identité française en termes homogènes sur les plans ethnoculturels et religieux (Nyambek Kanga, 2012). De fait, en décalage avec sa conception civique normative basée sur le partage de normes et valeurs démocratiques, une telle vision met en perspective une ethnicisation de l’identité française, autrement dit, sa définition par des critères ethnoculturels et religieux, et plus largement, une conception fondée sur la croyance subjective en une communauté d’origine alimentée par les similitudes des moeurs ou de l’habitus extérieur (Weber, 1995, p. 130). Ces manières de comprendre la laïcité viennent ainsi conforter le constat de sa dérive identitaire avec la loi du 15 mars 2004 (Baubérot, 2006; Lorcerie, 2012; Mabilon-Bonfils et Zoia, 2014). Dans le prolongement des tensions crées par le débat sur le voile islamique, la judiciarisation de la laïcité pourrait avoir contribué à donner du sens à des frontières ethniques entre Eux, musulmans ou personnes ayant une religion et Nous, Français catholiques ou athées.

Enfin, l’association systématique de la laïcité au règlement intérieur fait état d’une insuffisance d’espaces de débats dans le dispositif pédagogique consacré à son apprentissage, conduisant à des modes d’appropriation pour le moins mécaniques, comme en témoigne l’extrait suivant :

[la laïcité], j'pense que c'est une règle qu'il faut respecter, (avant d’ajouter) parce qu’il faut respecter les règles, c’est tout hein…

Si le modèle de l’hétéronomie sur lequel repose l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école est partie prenante de l’éducation morale des enfants (Piaget, 1969) et n’est donc en aucune façon contestable, en revanche, sa prééminence comme cadre de l’interprétation de la laïcité interroge du point de vue des opérations cognitives qu’il développe chez les élèves. En effet, ce modèle contribue à une réception passive et peu critique de la laïcité, prenant le pas sur le modèle de l’autonomie et sur la visée critique des savoirs qui le sous-tend, pourtant sans cesse réitérée dans les programmes scolaires (ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, 2006). En réalité, la laïcité fonctionne dans ces contextes multiculturels comme un principe de gestion du conflit. Ce fonctionnement est d’autant plus ancré, qu’il y a lieu de relever l’absence d’espaces de discussions autorégulées et réservées à l’expression de la diversité des opinions (Tozzi, 2005), ainsi que le déplore cette élève :

Moi j’trouve que c’est vrai que le voile c’est …on devrait le mettre en dehors des cours, mais euh.... au bout d’un moment euh… il faut parler aussi des choses pendant le cours. (…) Quand on parle pas de quelque chose, ça devient quelque chose d’anormal… donc si on parlerait tous de nos religions, comme j’dis, et ben j’pense que y aurait pas comme on voit à la télé, des jeunes qui tapent sur des autres à cause de leurs religions, des choses comme ça. C’est pour ça que j’ pense qu’on devrait discuter de ça pour donner chacun un point de vue, au lieu de rester chacun avec notre opinion… on peut changer grâce à des mots que quelqu’un d’autre dit… Mais non, à l’école on parle pas de ça, pas du tout même j’pense (Section d’enseignement général et professionnel adapté - SEGPA, RAR++, Français issus de l’immigration postcoloniale).

En l’absence d’un cours spécifique sur la laïcité, le règlement intérieur s’est imposé aux élèves comme un cadre de référence majeur de sa définition. Cela conduit à son appropriation en tant que savoir-être, et accessoirement, comme savoir-objet et savoir-faire; autrement dit, à des modes d’appropriation limités en termes de contenus et de valeurs à cultiver par l’exercice de la liberté d’expression. Tout compte fait, ce modèle participe du déséquilibre observé ici entre la laïcisation des esprits et celle des comportements.

6 Conclusion

Cet article avait pour objectif d’étudier la construction du sens de la laïcité dans les contextes multiculturels, à partir d’une approche sociologique du rapport au savoir. Outre l’écueil de l’élaboration de catégories non essentialisantes, l’une des principales limites de l’étude consiste en la prise en compte de plusieurs variables pour saisir les facteurs influençant les rapports épistémiques et identitaires à la laïcité sur une population d’étude restreinte. Quoi qu’il en soit, si elle révèle l’inculture de la laïcité chez ces collégiens, l’analyse des données d’entretiens et du cadre pédagogique de la laïcité a surtout mis en évidence des regards contrastés et des facteurs pluriels, qui rendent bien compte de la nécessité de nuancer le propos commun sur le rapport à la laïcité des jeunes de religion musulmane.

À ce propos, les résultats montrent certes une familiarité avec la laïcité liée à l’origine des élèves, mais cette variable ne détermine ni par avance ni définitivement l’adhésion ou la défiance de la laïcité, mais plutôt leurs expériences et contextes de scolarisation plus ou moins hétérogènes. En revanche, le poids de choix pédagogiques valorisant la contrainte et l’autorité apparaît important dans l’ancrage, chez les élèves, d’une conception rigide et ethnicisée de la laïcité. Au demeurant, derrière cette éducation à la laïcité qui accorde peu de place à l’agir communicationnel, notamment par la libération d’espaces réservés à la pratique de l’éthique discussionnelle (Habermas, 1992), se profile la problématique majeure de la transformation de l’école en véritable lieu de l’exercice démocratique (Dubet et Duru-Bella, 2000). À ce titre, l’enseignement moral et civique-EMC pourrait être d’un apport crucial, mais à condition qu’il laisse enfin éclore et se concrétiser au sein de l’école une véritable pédagogie interactionniste. Eu égard aux enjeux politiques qui sous-tendent l’apprentissage de la laïcité dans une société en pleine mutation culturelle, cette évolution pédagogique apparaît plus nécessaire encore si elle a comme point de départ la diversité des élèves et pour finalité de faire émerger une laïcité inclusive (Bouchard, 2012; Laborde, 2010).

En définitive, outre l’originalité d’une entrée cognitive pour analyser le rapport des élèves à la laïcité, cette recherche ouvre de nouvelles perspectives de recherche sur la question du rapport entre religion politique et école. En décrivant les dynamiques à l’oeuvre dans les interprétations de la laïcité, leurs modalités de structuration, les relations de sens et rapports de pouvoir symboliques opérant dans ce processus, elle apporte par exemple des éléments d’analyse nouveaux pour complexifier l’étude des modes d’identification des jeunes issus de l’immigration à la société d’accueil, mais surtout pour problématiser le phénomène croissant de la radicalisation dans les écoles.