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Le sommeil est un comportement essentiel à la survie, tant physique que psychologique. La recherche animale a montré qu’une privation de 10 à 30 jours de sommeil s’accompagne d’un débalancement homéostatique menant à la mort, les animaux ingérant par exemple de plus en plus de nourriture, mais maigrissant de façon inversement proportionnelle (Everson, Bergmann et Rechtschaffen, 1989). Les recherches chez l’humain n’ont pu aller aussi loin, mais des cas célèbres de privation volontaire de sommeil par des disc-jockeys servant une bonne cause ou par des individus cherchant à établir des records ont eu lieu dans les années 1950-1960, jusqu’à ce que la société Guinness mette un terme à l’aventure en cessant d’homologuer ces prouesses. On a quand même pu documenter scientifiquement certaines des performances par ces aventuriers de l’agrypnie et on apprend que le record homologué par la Société Guinness en 1964 appartient à… un adolescent de 17 ans. Celui-ci s’est privé de sommeil sans recours à de la médication pendant 264,4 heures consécutives, soit 11 jours et 24 minutes, accompagnées dès la troisième journée par des symptômes neurologiques et psychiatriques (Gulevich, Dement et Johnson, 1966 ; Ross, 1965).

Le cas de cet adolescent nous rappelle une vérité et un mensonge : défier le sommeil n’est pas une bonne idée et les adultes sont là pour protéger les enfants de tels abus. Ce constat semble encore vrai aujourd’hui : la médecine, la psychologie et les sciences infirmières, entre autres disciplines, font preuve d’insomnie académique en laissant généralement peu de place au sommeil dans la formation de leurs étudiants universitaires. Heureusement le Département de psychiatrie de l’Université de Montréal a la chance d’héberger depuis 1976 une véritable école du sommeil, fondée par Jacques Montplaisir : le Centre d’études avancées en médecine du sommeil (voir article de Jacques Montplaisir dans ce numéro).

1. La petite histoire : des rats et des hommes

Mes premiers pas en recherche sur le sommeil ont eu lieu à l’Université d’Ottawa en 1973 à l’occasion d’un projet de baccalauréat sur la collecte des rêves en laboratoire sous la supervision de Joseph De Koninck. Trois ans plus tard, je commençais mes études de maîtrise en psychologie clinique à la même université tout en faisant une thèse en psychopharmacologie expérimentale dans le laboratoire de R. Terry Pivik sur le sommeil paradoxal chez le lapin. La molécule que j’utilisais pour mes expériences était le gamma-hydroxybutyrate, une molécule encore mal connue mais déjà utilisée chez l’humain dans le traitement de la narcolepsie. Pendant que je terminais ma maîtrise et que je m’interrogeais sur la suite des choses, Joseph De Koninck me mit en contact avec un psychiatre professeur à l’Université de Montréal qu’il connaissait bien et qui s’intéressait à la narcolepsie et au gamma-hydroxybutyrate : Jacques Montplaisir. Ce dernier m’a proposé de faire une thèse qui évaluerait l’utilité de l’un des premiers bloqueurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, la zimélidine, pour traiter la narcolepsie et nous avons développé un protocole qui alliait la biochimie et l’étude du comportement. J’étais ravi de me trouver dans ce laboratoire aux possibilités infinies et qui me permettait d’allier la psychologie aux neurosciences, sans compter les quelques heures de cours sur le sommeil que j’avais le plaisir d’enseigner chaque année à l’université. De 1982 à 1988 j’ai pu non seulement terminer ma thèse de doctorat en psychologie, mais j’ai également participé à plusieurs autres projets de recherche, notamment sur l’épilepsie et le syndrome des jambes sans repos et même coorganiser en mai 1988 avec Jacques Montplaisir le 10e Symposium international du Centre de recherche en sciences neurologiques sur le thème de Sleep and biological rhythms : Basic mechanisms and application to psychiatry, lequel a donné lieu à un livre (Montplaisir et Godbout, 1990). La recherche animale continuait de nourrir ma réflexion et je sentais le besoin de m’instruire hors du domaine du sommeil. J’ai donc fait un stage postdoctoral d’un an en recherche fondamentale sur la neurobiologie de la dépression chez Claude De Montigny qui venait de quitter le Département de psychiatrie de l’Université de Montréal pour l’Université McGill. Cette année a été suivie par un autre stage postdoctoral en recherche fondamentale, cette fois sur la pharmacologie de l’activité neuronale dans le cortex préfrontal, sous la direction d’Anne-Marie Thierry à la Chaire de neuropharmacologie dirigée par Jacques Glowinski au Collège de France.

C’est pendant mon stage postdoctoral au Collège de France que Jacques Montplaisir m’a appelé afin de connaître mon intérêt pour un poste de professeur adjoint au département de psychiatrie. Même si cette année à Paris m’avait comblé, je voyais bien là une chance unique à saisir. Je fis un aller-retour à la fin de l’été pour écrire des demandes de subvention et planifier mon installation dans les nouveaux locaux de recherche animale du Centre de recherche de l’hôpital du Sacré-Coeur et mon engagement était confirmé en septembre 1989. Mon arrivée au département fût facilitée par un quatuor hors pair, soit les Drs Yvon Gauthier, qui terminait alors son mandat comme doyen de la Faculté de médecine, François Borgeat, Directeur du Département universitaire, Camille Laurin, Chef du département hospitalier à Sacré-Coeur et Arthur Amyot. C’est ce dernier, bien au fait de mon CV, qui me proposa peu après mon installation de participer avec Bernadette Tanguay, psychanalyste et psychiatre au Pavillon Albert-Prévost, à un débat dont il avait choisi le titre malicieux : « Oedipe ou neurone : Qui choisir ? ». Même si j’étais très intimidé, le tout s’est avéré un match amical qui permit de me faire connaître auprès mes nouveaux concitoyens du Département hospitalier.

Puisque le Département de psychiatrie est un département clinique, nos étudiants à la maîtrise et au doctorat devaient s’inscrire au Département des Sciences biomédicales. De plus, peu d’occasions de faire de l’enseignement formel s’offraient aux professeurs PTU (à plein temps universitaire) du Département de psychiatrie. C’est ainsi que Marie Dumont et moi avons créé en 1993 le cours « Sommeil, chronobiologie et rêves ». D’abord siglé en psychologie, nous avons rapatrié ce cours sous un sigle de psychiatrie en 2002 (PST-6200) et nous l’enseignons toujours ! L’idée d’une option « Sciences psychiatriques » dans le programme des études supérieures du Département des Sciences biomédicales s’imposait afin de donner un encadrement académique spécifique à nos étudiants. Nous avons donc travaillé à ce projet avec Pierre-Paul Rompré et Philippe Robaey à compter de l’an 2000 et l’option a été acceptée par la Faculté des études supérieures en janvier 2004. Par la même occasion nous avons créé deux autres cours propres à la psychiatrie et que j’ai eu le plaisir d’enseigner de nombreuses années, soit « Thèmes de recherche en psychiatrie » (PST-6100), avec Pierre-Paul Rompré, que nous avons enseigné ensemble de nombreuses années et qui accueillait aussi les résidents III de même que « Séminaire de thèse » (PST-7000).

Les premières recherches dans mon laboratoire de l’Hôpital du Sacré-Coeur étaient en continuité avec mes stages postdoctoraux en recherche animale, mais j’y étudiais des questions relevant du sommeil, dont le mode d’action de cet increvable gamma-hydroxybutyrate (Godbout, Jelenic, Labrie, Schmitt et Bourguignon, 1995 ; Tremblay, Godbout, Girodias, Schmitt et Bourguignon, 1998). J’y ai ensuite installé en parallèle un laboratoire de sommeil et lancé une première série d’expériences sur les effets comportementaux de la privation de sommeil chez le rat (Beaulieu et Godbout, 2000). Aujourd’hui ces laboratoires fonctionnent toujours à bon régime et les projets portent entre autres sur les interactions coeur-cerveau dans un modèle expérimental de la dépression post-infarctus du myocarde (Bah, Laplante, Wann, Sullivan, Rousseau et Godbout, 2010 ; Bah, Benderdour, Kaloustian, Karam, Rousseau et Godbout, 2011 ; Bah, Kaloustian, Rousseau et Godbout, 2011 ; Wann, Bah, Kaloustian, Boucher, Dufort, Le Marec, Godbout et Rousseau, 2009).

J’étais bien installé à Sacré-Coeur, mais le besoin de renouer avec le sommeil chez l’humain ne m’avait jamais quitté et la première occasion s’est présentée lorsque Jacques Montplaisir eut terminé un programme de recherche qu’il menait dans un laboratoire de sommeil qu’il avait fait construire au Centre de recherche Fernand-Seguin de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine. Il m’a généreusement permis d’occuper l’espace et j’ai alors amorcé en 1995 un projet sur la privation de sommeil chez le jeune adulte sain (Forest et Godbout, 2000 ; Mograss, Guillem et Godbout, 2008 ; Zerouali, Jemel et Godbout, 2010).

C’est au milieu des années 1990 que j’ai rencontré Emmanuel Stip au Centre de recherche Fernand-Seguin de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine et que nous avons partagé nos passions respectives pour les neurosciences et la psychiatrie (Stip et Godbout, 1995). Ceci a rapidement donné lieu à un ambitieux projet de recherche sur le sommeil de patients schizophrènes en premier épisode (Chouinard, Poulin, Stip et Godbout, 2004) : dès qu’un patient admissible au projet était inscrit à l’urgence nous étions prévenus et on lui proposait de dormir deux nuits consécutives au laboratoire et de retourner à l’urgence le jour. Une réponse affirmative entraînait une série de démarches dès que le formulaire de consentement était signé : obtenir la confirmation d’Emmanuel Stip qu’il pourrait être présent toute la nuit au laboratoire ou à l’hôpital à titre de médecin de garde pour ce patient, trouver une technicienne de soir pour installer les électrodes sur le patient, trouver un technicien de nuit pour surveiller l’enregistrement et veiller au bien-être du patient. Une fois le patient endormi (on dort mieux dans un laboratoire de sommeil que dans une urgence psychiatrique) je quittais pour revenir vers 4 h du matin afin de procéder à une collecte de rêve suite à un réveil en sommeil paradoxal. Cette folle épopée a permis d’enregistrer une quinzaine de patients et a permis de publier des données très rares et utiles pour une meilleure compréhension de la maladie (voir par exemple Forest, Poulin, Daoust, Lussier, Stip et Godbout, 2007 ; Guénolé, Chevrier, Stip et Godbout, 2014 ; Poulin, Daoust, Forest, Stip et Godbout, 2003 ; Poulin, Stip et Godbout, 2008). Je ne me prête plus à de telles aventures, mais la question du sommeil dans la schizophrénie est demeurée à l’agenda (voir ci-dessous).

Ma rencontre avec Emmanuel Stip a également permis de développer un autre aspect important des activités du laboratoire. Nous discutions souvent du sommeil de ses patients et il m’a un jour présenté un cas intriguant : un jeune homme de 25 ans avec un Syndrome d’Asperger qui ne rêvait jamais et qui en fait ne savait pas en quoi cela consistait. J’ai donc décidé de l’enregistrer au laboratoire et de le réveiller à plusieurs reprises pendant le sommeil paradoxal afin de déterminer s’il s’agissait d’un problème de mémoire ou de ce qui s’apparenterait à une forme alternative du Syndrome de Charcot-Willebrand (Solms, 1997). Il s’est avéré que non seulement ce patient sans lésion corticale ne rêvait effectivement pas, mais il présentait également une organisation atypique du sommeil. Emmanuel Stip m’a alors présenté Laurent Mottron, spécialiste de l’autisme, et nous avons publié ce qui constitue le premier article sur le sommeil et les rêves dans le Syndrome d’Asperger (Godbout, Bergeron, Stip et Mottron, 1998). À cette époque Laurent Mottron avait reçu une somme importante pour installer une clinique de l’autisme à l’Hôpital Rivière-des-Prairies et il m’a invité à installer un laboratoire de sommeil à cet endroit. J’ai accepté et en 1999 j’installais ce troisième laboratoire. J’ai été capable de partager mon temps entre les trois sites pendant un certain temps, mais la raison – et les contraventions ! – ont eu le dessus sur la passion et j’ai progressivement ralenti les activités du laboratoire de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine tout en poursuivant la recherche sur le sommeil et la schizophrénie (par ex. Lusignan, Zadra, Dubuc, Daoust, Mottard et Godbout, 2009 ; Poulin, Chouinard, Pampoulova, Lecomte, Stip et Godbout, 2010). J’ai rapidement mis sur pied un protocole d’étude sur le sommeil et l’autisme, publié une série de cas (Godbout, Bergeron, Limoges, Stip et Mottron, 2000) et trouvé les fonds nécessaires pour poursuivre ce programme de recherche jusqu’à aujourd’hui. Avec les étudiants et les techniciens, nous avons pu identifier les anomalies particulières du sommeil, de l’EEG et des rêves des personnes autistes et mettre celles-ci en relation avec leur fonctionnement diurne (Daoust, Lusignan, Braun, Mottron et Godbout, 2008a, 2008b ; Limoges, Mottron, Bolduc, Berthiaume et Godbout, 2005 ; Limoges, Bolduc, Berthiaume, Mottron et Godbout, 2013 ; Léveillé, Barbeau, Bolduc, Limoges, Chevrier, Mottron et Godbout, 2010 ; Tessier, Lambert, Chicoine, Scherzer, Soulières et Godbout, 2015). Les études d’autres pathologies se sont ajoutées avec les années, notamment les troubles anxieux (Gauthier, Chevrette, Bouvier et Godbout 2009) et le trouble de la personnalité limite (Huynh, Guilé, Breton et Godbout, 2010).

Avec les années, le programme de recherche sur le sommeil et la pédopsychiatrie a suscité l’intérêt de la direction de l’hôpital et compte tenu de ma formation de psychologue clinicien on m’a demandé au début des années 2000 de dresser un plan d’affaires. La suite de cet article traite de l’interface entre le sommeil et la santé mentale chez les enfants et les adolescents tel qu’il est étudié au Laboratoire et à la Clinique du sommeil de l’Hôpital Rivière-des-Prairies, maintenant fusionné au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Nord-de-l’Île-de-Montréal.

Les grands défis : mauvais sommeil et fonctionnement diurne

Le sommeil est soumis à des règles biologiques qui en régissent le moment du déclenchement et la durée, notamment édictées par l’horloge circadienne et l’accumulation de temps éveillé (R.E. Brown, Basheer, McKenna, Strecker et McCarley, 2012). Les fonctions du sommeil sont autant de nature somatique (par ex. : sécrétion de l’hormone de croissance, activation immunitaire, homéostasie) que neuro-cognitive (par ex. : maturation du système nerveux central, synaptogénèse, mémoire, support physiologique du rêve). Puisqu’ils partagent des substrats biologiques communs (R.E. Brown et al., 2012), le sommeil et la veille sont étroitement liés : la qualité de nos journées influence nos nuits et la qualité de notre sommeil affecte nos journées. Ceci est d’autant plus vrai pour l’enfant porteur d’un diagnostic psychiatrique : le mauvais sommeil s’accompagne d’une aggravation des symptômes, peut faire apparaître de nouveaux symptômes ou encore rendre manifestes des symptômes autrefois dissimulés. De mauvaises nuits ou un sommeil insuffisant affectent les relations avec les membres de la famille, avec l’autorité et les pairs en plus de troubler la performance scolaire et la performance cognitive. Les trois exemples suivants illustrent ces constatations.

  1. La somnolence des enfants ne s’exprime pas tant par l’assoupissement comme chez les adultes, mais par de l’agitation, de l’irritabilité, de l’impulsivité (Blunden, Hoban et Chervin, 2006) et ce portrait peut rappeler celui d’un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité. On a pu ainsi observer que la prise de décision qu’un enfant somnolent doit prendre afin de déterminer le moment où il pourra traverser la rue de façon sécuritaire est affectée par une « cécité attentionnelle » : même s’il regardera incontestablement à gauche et à droite avant de décider de traverser, l’enfant somnolent ne traitera pas l’information de façon adéquate et prendra une décision risquée (Avis, Gamble et Schwebel, 2014).

  2. La puberté est marquée par des transformations importantes du fonctionnement de l’horloge biologique, le cycle veille-sommeil s’en trouvant modifié (Godbout, Huynh et Martello, 2010). Une des conséquences de ces changements est l’apparition d’un délai du signal biologique pour induire le sommeil qui, combinée à un horaire chargé – y compris en soirée, mène à une heure de coucher tardive. Puisque l’heure du lever reste inchangée les jours de semaine à cause de l’horaire scolaire, les lundis matins de plusieurs adolescents ressemblent au retour d’un voyage transméridien. Ce « jet lag social » (Roenneberg, 2012) résulte inexorablement en une dette de sommeil qui cause de la somnolence diurne, comme en font foi les témoignages d’élèves et du personnel scolaire (Godbout, 2011) et les conséquences de cette situation sur l’humeur, les comportements à risque et la performance scolaire peuvent être sérieuses (Shochat, Cohen-Zion et Tzischinsky, 2014). Par exemple les élèves qui dorment moins de 7 heures en semaine ou qui montrent un décalage de plus de 2 heures de leur horaire de sommeil en fin de semaine montrent plus d’humeur dépressive et de moins bonnes notes scolaires que ceux qui dorment plus de 8 heures ou qui montrent moins d’une heure de décalage de l’horaire de sommeil en fin de semaine. Heureusement les conséquences du décalage horaire des adolescents sont réversibles si on ajuste l’emploi du temps (Godbout et al., 2010 ; Martello et Godbout, 2012).

  3. Même avec une intensité sous-clinique, un trouble du sommeil peut avoir des répercussions sur le fonctionnement diurne. On sait par exemple que le syndrome d’apnée du sommeil s’accompagne de déficits cognitifs tant chez les adultes que chez les enfants (Beebe et Gozal, 2002), mais on a découvert que le simple ronflement chez des enfants sans apnées est également associé à des conséquences défavorables notamment sur le quotient intellectuel, l’humeur et la capacité d’adaptation (Biggs, Nixon et Horne, 2014). À ce jour les recherches ont écarté les hypothèses étiologiques de perte absolue de sommeil ou de problèmes d’échange gazeux chez les petits ronfleurs, comme c’est par contre le cas dans le syndrome classique d’apnée du sommeil. Une cause plausible serait plutôt une modification de la structure du sommeil, notamment une perte de sommeil paradoxal (O’Brien et al., 2004), hypothèse compatible avec les fonctions du sommeil paradoxal évoquées plus haut. Puisque l’on sait que l’absence d’intervention est susceptible de modifier le développement de façon défavorable, une question importante qui reste en suspens est de savoir si les conséquences défavorables du ronflement chez les enfants sont réversibles ou si elles interfèrent de façon durable avec le développement (Shanahan, Copeland, Angold, Bondy et Costello, 2014 ; Touchette et al., 2012).

Troubles du sommeil et fonctionnement diurne des enfants avec un diagnostic psychiatrique

Les deux principaux documents de référence où sont répertoriés les troubles du sommeil sont le DSM-5 de l’American Psychiatric Association (2013) et l’ICSD-3 de l’American Academy of Sleep Medicine (2014), ce dernier incluant également les codes de l’Organisation mondiale de la santé. Chacun des deux ouvrages relève les informations les plus pertinentes en ce qui concerne les enfants lorsque les évidences scientifiques sont suffisantes. La nouvelle approche du DSM-5 privilégie l’identification des conditions coexistantes de sorte qu’on a retiré de la nosographie les « Troubles du sommeil liés à un autre trouble mental » et les « Troubles du sommeil liés à une condition médicale générale » tout en ajoutant la possibilité d’identifier des conditions coexistantes pour chaque trouble du sommeil. On peut trouver une synthèse des diagnostics des troubles du sommeil dans Godbout (sous presse).

Selon les études et les définitions utilisées, on estime que de 10 à 30 % des enfants souffriront de troubles du sommeil avant l’âge adulte (American Academy of Sleep Medicine, 2014 ; Owens, 2005). Ces troubles sont causés par des conditions médicales (par exemple apnée obstructive, syndrome des jambes sans repos, narcolepsie) ou des problèmes comportementaux (par exemple refus d’aller se coucher, difficulté d’initiation ou de maintien du sommeil) (Challamel, 2009 ; Meltzer, Johnson, Crosette, Ramos et Mindell, 2010). Les enfants porteurs d’un diagnostic psychiatrique montrent significativement plus de problèmes de sommeil que les enfants sans diagnostic (Gregory et Sadeh, 2012 ; Ivanenko et Johnson, 2008 ; Ivanenko, Crabtree et O’Brien, 2006). Le tableau 1 donne quelques chiffres sur la fréquence des troubles du sommeil dans plusieurs catégories diagnostiques en psychiatrie.

Tableau 1

Fréquence des diagnostics psychiatriques et fréquence de la co-occurrence des troubles du sommeil chez les enfants et les adolescents

Fréquence des diagnostics psychiatriques et fréquence de la co-occurrence des troubles du sommeil chez les enfants et les adolescents
Sources variées, dont Gregory et Sadeh (2012), Ivanenko et Gururaj (2009) et www.nimh.nih.gov/statistics/index.shtml

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Peu importe sa nature, il est bien montré que l’insomnie de l’enfant s’accompagne comme chez l’adulte de déficits du fonctionnement cognitif, de difficultés scolaires, de troubles du comportement, de problèmes de régulation des émotions, sans compter l’impact pour la famille (Meltzer et Montgomery-Downs, 2011), mais seulement 1 % des enfants avec un trouble du sommeil seront traités en clinique pédiatrique (Chervin, Archbold, Panahi et Pituch, 2001). En santé mentale, cet état de fait peut être attribuable à au moins deux questions que se posent les cliniciens, que ce soit chez l’enfant ou l’adulte : 1) Les troubles du sommeil ne sont-ils pas qu’une conséquence du trouble psychiatrique ? 2) N’avons-nous pas assez de problèmes à régler avant d’en venir au sommeil ?

La réponse à ces deux questions se trouve dans le DSM-5 qui reconnaît la coexistence d’un trouble du sommeil et d’une autre condition de même que la nécessité d’intervenir dans les deux cas avec un égal engagement. En effet, les troubles du sommeil sont associés à une intensification des symptômes psychiatrique chez les enfants porteurs d’un diagnostic. Ainsi, non seulement les troubles du sommeil coexistent fréquemment par exemple avec le trouble déficitaire de l’attention, mais les troubles du sommeil sont susceptibles d’augmenter chez ces enfants les problèmes internalisés comme l’anxiété. En fait, les enfants diagnostiqués avec un trouble déficitaire de l’attention et une anxiété ou une dépression coexistante ont plus de problèmes de sommeil que ceux sans anxiété ou dépression (Bériault et al., 2009 ; Moreau et al., 2014). Un autre exemple est celui des enfants autistes chez qui les troubles du sommeil sont en corrélation positive avec le score clinique total, les déficits en habileté sociale, les comportements stéréotypés et les problèmes internalisés (Schreck, Mulick et Smith, 2004 ; Lambert et al., 2014).

Santé mentale et troubles du sommeil – Démarche clinique

La Clinique des troubles du sommeil de l’Hôpital Rivière-des-Prairies est une clinique de référence de deuxième et troisième lignes qui offre des services de dépistage, d’investigation, de diagnostic et de suivi à durée limitée. Elle a été fondée en 2007 et elle est la seule au Canada qui soit spécifiquement et sélectivement dédiée aux enfants et aux adolescents porteurs d’un diagnostic psychiatrique. Puisque l’Hôpital Rivière-des-Prairies est affilié à l’Université de Montréal, la Clinique du sommeil est responsable d’un mandat d’enseignement et de recherche en plus d’offrir ses services aux patients. La Clinique ouvre plus de 100 dossiers par année et compte présentement un psychologue coordonnateur, un médecin pédiatre, une infirmière clinicienne, une secrétaire médicale et 2,5 technologues en électrophysiologie médicale.

L’évaluation des troubles du sommeil débute avant l’entrevue initiale, avec des questionnaires qui sont postés aux parents ou à l’enfant de 14 ans ou plus : histoire médicale, traitements actuels, agenda de sommeil, questionnaires sur les habitudes de sommeil. Des exemples et plus d’information sont disponibles dans Godbout (sous presse). La pré-évaluation du dossier permet de constater qu’il est parfois également utile, voire nécessaire, de procéder à un enregistrement du sommeil avant l’entrevue initiale ou de demander des évaluations complémentaires. Sur réception des documents l’équipe de la Clinique détermine qui mènera l’entrevue initiale (médecin, psychologue ou infirmière). L’entrevue clinique elle-même porte sur l’histoire médicale, l’environnement de la chambre à coucher et les comportements associés au sommeil (Tableau 2), et inclut toujours la transmission d’informations sur les mécanismes physiologiques et psychologiques à la base d’un sommeil de qualité. Si une évaluation supplémentaire est faite après l’entrevue initiale, une deuxième entrevue est prévue pour présenter les résultats.

Tableau 2

L’entrevue clinique

L’entrevue clinique

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L’entrevue initiale dure 60 à 90 minutes et a habituellement lieu en présence des parents ou d’une autre personne désignée de l’équipe soignante d’origine. Des conseils d’hygiène et des stratégies comportementales sont élaborés au cours de cette entrevue et l’information est rapidement transmise, habituellement par courriel, afin de mettre en place aussitôt que possible le plan d’intervention convenu. Différentes stratégies sont utilisées, mais s’il n’y a pas de cause médicale apparente à la base des difficultés de sommeil nous favorisons d’abord les approches comportementales et cognitives avant de recourir à la médication, car les mauvaises habitudes, les associations fautives et les attentes injustifiées se sont souvent accumulées avec les années (Martello, 2015 ; Tikotzky et Sadeh, 2010). On se rappellera par ailleurs qu’il n’existe à peu près pas de solutions médicamenteuses approuvées par Santé Canada ou par la Food and Drug Agency des États-Unis, même si l’usage des hypnotiques est fréquent en pédopsychiatrie (Owens, Rosell, Mindell et Kirchner, 2010 ; Owens et Moturi, 2009 ; Gruber et al., 2014). Le médecin traitant reçoit aussi cette information, de même que les autres professionnels impliqués s’il y a lieu, avec de la documentation supplémentaire le cas échéant. Il n’est pas possible d’élaborer ici sur les stratégies privilégiées, mais les lecteurs intéressés trouveront des détails dans Godbout (sous presse), Martello et Godbout (2012) et Martello (2015). Un suivi par téléphone ou courriel est fait après 6 à 8 semaines, avec possibilité de contacts entre temps si cela est jugé utile ; un suivi plus serré est parfois requis avec les patients qui nécessitent plus d’encadrement. Un questionnaire de suivi est posté trois mois plus tard et le dossier est fermé s’il n’y a pas d’autre demande de la part du patient, des parents ou de l’équipe soignante.

Les méta-analyses donnent que 94 % des études portant sur le traitement comportemental de l’insomnie chez des enfants au développement typique montrent des résultats efficaces et améliorent le sommeil chez 80 % des jeunes patients (Meltzer & Mindell, 2014 ; Mindell, Kuhn, Lewin, Meltzer et Sadeh, 2006). Notre expérience clinique indique que le traitement comportemental de l’insomnie est également efficace chez les enfants porteurs d’un diagnostic psychiatrique. Bien que les études systématiques soient encore trop rares, les résultats publiés à ce jour sont encourageants (C.A. Brown, Kuo, Phillips, Berry et Tan, 2013 ; Corkum, Davidson, Tan-MacNeill et Weiss, 2014) et devraient mener à des protocoles systématiques d’évaluation de l’efficacité de ces interventions.

Conclusion

Cet article fait le point sur l’interface entre le sommeil et la pédopsychiatrie. On y constate que les troubles du sommeil et les maladies mentales coexistent fréquemment, que leur combinaison vaut plus que la somme algébrique de chacun et que leur traitement demande des stratégies concertées, de nature médicale et psychologique. On se rappellera que l’évaluation des troubles du sommeil se fait de la même façon chez l’enfant porteur ou non d’un diagnostic psychiatrique : avant d’être autiste, de souffrir d’anxiété ou de présenter un portrait de trouble déficitaire de l’attention cet enfant est d’abord un enfant.