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Dans son livre sur la peur, Corey Robin écrit les lignes suivantes :

C’est en profitant du vide créé par l’absence de grand dessein et de principe fondateur qu’un petit groupe d’intellectuels, brandissant le fléau de la terreur comme justification première du libéralisme politique, fit son entrée dans le débat. Désavouant tout projet utopique, mais sensibles au fait que le libéralisme ne pouvait susciter pour lui-même une foi suffisamment légitime et combative, ces intellectuels ont voulu ramener le libéralisme aux principes qui avaient guidé Montesquieu : la défense de la liberté, de l’État de droit, de la tolérance, et la limitation des prérogatives de l’État. Donnant à ces valeurs une légitimité tirée de la sagesse de l’expérience, ils soulignaient que le libéralisme n’était pas le produit d’une vision positive de l’évolution sociale, ni celui d’une philosophie de l’individu, de la justice et de la liberté. Il résultait en réalité, affirmaient-ils, de la connaissance que nous avions des horreurs du XXe siècle : pour s’engager en faveur des principes libéraux à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières, il suffisait de reconnaître l’expérience tragique de la tyrannie d’État et du fanatisme aveugle qu’avait traversée l’Occident. Le libéralisme politique était ainsi considéré non plus comme un « projet de perfectionnement de l’humanité », mais comme une « recette de survie » ; il s’agissait, en d’autres termes, d’un libéralisme de la terreur, et non plus d’un libéralisme des droits ou de l’égalité. [1]

Le politologue américain nous présente ici le personnage qui va nous intéresser : le « libéralisme de la peur » de Judith Shklar. Comme nombre de politologues de gauche, Robin déploie un éventail de critiques assez connues : le libéralisme de la peur n’a pas empêché le maccarthysme, il instrumentalise les victimes de la terreur à des fins apologétiques et fait le lit de l’« engagement impérial » dans des croisades antiterroristes. Ces critiques, dont nous n’examinerons pas ici les mérites et les défauts intrinsèques, sont insatisfaisantes parce qu’elles ne se penchent guère sur l’argument par la peur, mais se contentent de « jeter le soupçon » en avançant des reproches moraux (instrumentalisation des victimes) et en suggérant des arrière-pensées idéologiques (réconforter des libéraux menacés par le désespoir). Pourtant, le libéralisme de la peur me semble mériter une attention de meilleure qualité[2]. C’est pourquoi je souhaite examiner un peu ses forces et ses faiblesses, pour soutenir que le libéralisme de la peur tel qu’on le trouve sous la plume de Shklar est certes assez décevant, faute d’argument clair, mais qu’il présente certains mérites « adjudicatifs » dans le contexte postrawlsien qui domine toujours la théorie libérale. Il s’agira donc, primo, d’examiner ce que Shklar nous dit du libéralisme de la peur; secundo, d’esquisser un argument sauvegardant l’essentiel des qualités « intuitives » de la pensée de Shklar mais qui, dans un esprit de parenté intellectuelle, soit plus clair que le sien et plus cohérent; tertio, de montrer en quoi le minimalisme politique qui caractérise cette forme modifiée de libéralisme de la peur peut fonctionner comme un atout.

1. Judith Shklar et le libéralisme de la peur

Dans son célèbre article intitulé « The Liberalism of Fear », Judith Shklar distingue trois familles de théories libérales. Elle repère d’abord un libéralisme des « droits naturels », dont le héraut est bien sûr Locke et qui vise la « réalisation constante d’un ordre normatif idéal préétabli » : « C’est la volonté de Dieu que nous nous préservions, et c’est notre devoir comme celui de la société que de veiller à ce que nous soyons protégés dans nos vies, nos libertés, notre propriété et tout ce qui leur est lié[3] ». Elle repère ensuite un libéralisme du « développement personnel », dont le héraut est cette fois Mill et qui vise le progrès intellectuel et moral des individus perfectibles :

Nous ne pouvons exploiter au mieux nos potentialités si nous ne sommes pas libres de le faire. Et la moralité est impossible si nous n’avons pas l’opportunité de choisir nos lignes de conduite. Enfin nous ne pouvons tirer aucun bénéfice de l’éducation si nos esprits ne sont pas libres d’accepter et de rejeter ce qu’on nous dit, ni de lire et d’écouter la plus grande variété d’opinions opposées.[4]

Ces deux familles libérales, poursuit-elle, ne nourrissent pas une « mémoire historique fortement développée », et forment un « parti de l’espoir » construisant le libéralisme sur la base d’une orientation vers le futur et d’une aspiration à la réalisation à venir, par ou « dans » la vie politique et sociale, d’un idéal moral à part entière[5]. À ce parti de l’espoir, elle souhaite opposer un « parti de la mémoire » soucieux, non pas de l’avènement futur d’une polis moralisée, mais de la lutte contre le retour des horreurs du passé. Tel est le libéralisme de la peur, qui répond aux « indéniables réalités » de la cruauté de masse exemplifiées par la guerre ou par la torture et qui « incline moins à célébrer les bienfaits de la liberté qu’à considérer les dangers de la tyrannie[6] ». Ce faisant, Shklar prétend revenir aux sources de la tradition libérale, à savoir le rejet des « cruautés des guerres de religion » et la « conviction, née dans l’horreur, que la cruauté est un mal absolu[7] ».

Le libéralisme de la peur tel que le conçoit Judith Shklar a (au moins) quatre caractéristiques notables.

  1. Il est orienté vers le passé et il est donc « entièrement non utopique ». Le libéralisme de la peur se concentre sur le damage control et identifie les dommages en question en consultant l’histoire.

  2. Il est négatif. Dans sa prémisse prescriptive, d’abord, puisqu’il poursuit une visée négative : il ne propose aucun « summum bonum que tous les agents politiques devraient poursuivre », et invoque uniquement un « summum malum que tous nous connaissons et évitons quand c’est possible » : le grand malheur de la peur et de la cruauté. Comme Shklar l’écrit dans Ordinary Vices, « on commence par ce qui devrait être évité[8] ». Et il est négatif dans ses conclusions également, puisque l’objectif politique qui anime ses réflexions institutionnelles est de protéger la « victime potentielle de la cruauté » des « incursions de l’oppression publique[9] ». Autrement dit, il s’agit pour le libéralisme de la peur de défendre une forme institutionnelle de la liberté négative, à savoir, pour parler comme Benjamin Constant, la liberté comme ensemble de « précautions des gouvernés contre les gouvernants[10] ». Le libéralisme de la peur consiste donc à dériver, sur la base du rejet de la peur et de la cruauté, un système d’institutions qui comprend entre autres la tolérance, la séparation entre sphères publique et privée, l’autorité de la loi et la séparation des pouvoirs. Il vise à nous garantir contre « les abus de pouvoir et l’intimidation ».

  3. Il est strictement politique et moralement abstinent : il s’efforce d’« éviter toute tendance à offrir des instructions éthiques en général » et « se limite à la politique[11] ». C’est un libéralisme politique sevré du libéralisme philosophique, basé « sur la souffrance et les peurs des êtres humains ordinaires, plutôt que sur des aspirations morales ou idéologiques[12] ». Bernard Williams, dans un article posthume, distingue deux variétés de théorie politique : les théories moralistes et les théories réalistes. Les premières admettent une « priorité du moral sur le politique » au terme de laquelle « la théorie politique est quelque chose comme de la philosophie morale appliquée[13] ». Le moralisme peut prendre deux formes. Dans la première (enactment model), exemplifiée par l’utilitarisme, la « théorie politique formule des principes, des concepts, des idéaux; et la politique […] cherche à exprimer ces derniers dans l’action politique, par la persuasion, l’exercice du pouvoir et ainsi de suite ». Ici, le politique est « l’instrument du moral ». Dans la seconde (structural model), exemplifiée par Rawls, la « théorie établit des conditions morales de coexistence sous le pouvoir, des conditions par lesquelles le pouvoir peut être justement exercé ». Ici, « la moralité offre des contraintes […] sur ce que la politique peut faire avec justice [rightfully][14] ». À ces deux formes de moralisme, Williams oppose le réalisme politique, qui consiste à rejeter la priorité du moral sur le politique et à considérer ce dernier comme indépendant. La théorie politique, dans cette perspective, n’est plus une philosophie morale appliquée, mais une discipline autonome. Si l’on admet que le summum malum entrant dans la prémisse prescriptive du libéralisme de la peur est un mal « prémoral », alors on peut, avec Williams, considérer le libéralisme de la peur comme une forme réaliste de libéralisme.

  4. Enfin, le libéralisme de la peur est anti-idéaliste, en contraste avec ce que John Rawls appelle des « théories idéales », à savoir des théories faisant l’hypothèse d’une « stricte obéissance » aux exigences morales en général, et aux exigences de justice en particulier[15]. Le libéralisme de la peur est une théorie non idéale parce qu’il refuse de compter sur la stricte obéissance des agents de l’État aux exigences morales. Judith Shklar précise en effet très clairement qu’elle admet l’assomption, « amplement justifiée par chaque page de l’histoire politique », que « certains agents du gouvernement se comporteront sans foi ni loi et brutalement de manière plus ou moins étendue la plupart du temps, à moins qu’on les en empêche[16] ».

Réunis, ces quatre traits marquants dessinent les contours de ce qu’on peut nommer une philosophie politique minimaliste. Minimaliste dans les prémisses, en ce sens que ces dernières sont indépendantes de toute théorie morale. Minimaliste dans les conclusions, en ce sens que ces dernières se limitent à justifier, pour le dire vite, l’État de droit constitutionnel, et ne proposent aucune théorie de la justice ni aucun idéal de vie sociale harmonieuse, s’abstenant ainsi de se prononcer sur les « structures de base de la société » et se limitant à l’État. Le libéralisme de la peur semble ainsi promettre une théorie robuste du noyau dur du libéralisme, comme le reconnaissent même ses adversaires, tel Corey Robin :

Pour nombre d’intellectuels, la crise du libéralisme contemporain est une crise du savoir, qui reflète une incertitude en matière de principes et de programmes politiques. Or la terreur et les pratiques qui lui sont associées – la cruauté, la souffrance, la douleur – offrent de franches certitudes et étouffent le doute. Les intellectuels dont les travaux s’inspirent de ceux de Shklar invoquent souvent l’évidence et la simplicité de ces expériences négatives, par opposition à l’obscurité élusive des principes positifs, pour se justifier d’en faire leurs prémisses fondatrices.[17]

Seulement voilà : si le « programme » est alléchant, les résultats sont un peu décevants. D’abord parce qu’on ne trouve chez Shklar aucun argument clairement élaboré, mais uniquement des coups de pinceau certes suggestifs, mais terriblement impressionnistes. Ils sont décevants également parce que Shklar entretient une confusion frustrante : elle affirme ici que le libéralisme vise avant tout la défense de la liberté personnelle, elle affirme là qu’il vise la tolérance, ailleurs encore que son but principal est la lutte contre la cruauté. Ils sont décevants, enfin et surtout, parce que Shklar est au final assez incohérente : quelques pages après avoir souligné l’abstinence morale du libéralisme de la peur, elle l’ancre en fait dans des thèses morales. Cela apparaît clairement dans l’extrait suivant : « Parce que la peur de la cruauté systématique est […] universelle, les revendications morales basées sur son interdiction ont un attrait immédiat et peuvent être admises sans grand argument[18] ».

On découvre ainsi que, malgré ses revendications d’abstinence morale, Shklar prétend bien fonder son argument sur des revendications morales. Ces dernières sont certes limitées : il s’agit d’un « acte d’intuition morale[19] » consistant à « placer la cruauté en tête des vices[20] », la cruauté étant comprise comme « l’infliction délibérée d’une douleur physique, et secondairement émotionnelle, à une personne ou à un groupe plus faible par [une personne ou un groupe] plus fort en vue d’atteindre quelque fin, tangible ou intangible, des ces derniers[21] ». Le libéralisme de la peur selon Shklar s’avère donc basé sur une thèse morale : la cruauté est le pire des vices, la « peur » ne jouant en dernière analyse qu’un rôle secondaire. Elle va même plus loin : « Les libéraux ne peuvent commencer par la cruauté comme mal premier qu’à condition d’aller au-delà de leur assomption bien fondée que presque tout le monde la craint et l’éviterait si c’est possible. Si l’interdiction de la cruauté peut être universalisée et reconnue comme une condition nécessaire de la dignité des personnes, alors elle peut devenir le principe de la moralité politique[22] ».

Les prémisses prescriptives du libéralisme de Shklar n’ont plus grand-chose à voir avec la peur qui entre dans son nom. Il semble y en avoir deux : (i) la cruauté est le pire des vices; et (ii) l’interdiction de la cruauté est une condition nécessaire universelle de la dignité des personnes. Le programme de Shklar, qui se veut strictement politique, fait donc rentrer, par la petite porte, un élément-clé du kantisme moral. Exit le minimalisme.

Dans la suite, j’aimerais faire deux choses. D’abord, approfondir le programme minimaliste de Shklar en proposant un argument qui pousse à leur terme les intuitions initiales du libéralisme de la peur – ce sera ce que j’appelle le libéralisme de la prudence. Ensuite, montrer en quoi cet argument est intéressant et devrait retenir l’attention des amis du libéralisme, parce qu’il nous permet d’échapper au dilemme libéral. Les lignes qui suivent ne doivent donc pas être lues comme une rupture radicale avec la pensée de Judith Shklar. Il s’agit de donner des habits neufs à une position préexistante, et de rendre au libéralisme de la peur un hommage en forme d’approfondissement.

2. Le libéralisme de la prudence

Voici l’enchaînement de raisons qui constitue ce que je nomme le libéralisme de la prudence :

  1. Il faut être prudent.

  2. La prudence est une manière d’agir intelligente consistant, (i) pour un type d’acte envisagé X ou une situation prévisible Y, (ii) à identifier à l’avance les risques graves Z associés à X ou à Y, (iii) à prendre les précautions nécessaires pour (a) minimiser la probabilité que Z se réalise et (b) maximiser la probabilité de s’en sortir si Z se réalise, et (iv) à exécuter X ou réagir à Y en « surveillant où on pose les pieds » pour rester attentif aux problèmes éventuels.

  3. L’anticipation prudente des risques est informée par l’expérience passée des malheurs possibles, et l’expérience passée nous enseigne qu’un État aux pouvoirs illimités nous expose à la mort violente, à la servitude, à la torture et à l’angoisse.

  4. Donc, en vertu de 2(ii) et 3, remettre son sort entre les mains d’un État aux pouvoirs illimités est imprudent – nous serions alors sujets d’un maître dont on ne pourrait s’assurer qu’il sera bon, car il aurait la puissance d’être mauvais quand il le veut. Tel est le Problème Gulliver.

  5. Donc, en vertu de 1, 2(iii) et 4, il faut prendre des précautions contre les risques graves d’un État aux pouvoirs illimités.

  6. On peut logiquement parer à ce risque (i) en supprimant l’État, solution anarchiste; ou (ii) en rendant vertueuse la volonté du maître, par un recours soit à la vertu du prince absolutiste, soit à la volonté générale; ou enfin (iii) en limitant les pouvoirs de l’État, solution constitutionnaliste.

  7. La solution (i), qui consiste à refuser de prendre le risque concerné, a trois défauts : elle fait fi des bénéfices de l’État moderne et nous interdit de voir en quoi le Problème Gulliver est un problème; elle oublie les risques liés à la disparition de l’État; enfin elle a tendance à brouiller la frontière entre prudence et lâcheté.

  8. La solution (ii) est elle aussi insatisfaisante, car elle consiste à parier sans garantie, dans sa version absolutiste, sur la vertu personnelle d’un individu pareil aux autres; et dans sa version démocratique, sur la vertu personnelle d’une masse d’individus.

  9. Pour prendre des précautions contre les risques d’un État aux pouvoirs illimités, reste, en vertu de 6, 7 et 8, la solution constitutionnaliste.

  10. Donc, en vertu de 9, il faut limiter les pouvoirs de l’État au moyen de l’empire de la loi (légalité, régularité, procédure équitable), d’une charte des droits (intérêts protégés, séparation public/privé), de la dispersion des pouvoirs (séparation des pouvoirs et checks and balances), et d’une protection constitutionnelle des garanties précédentes (empire de la loi, charte des droits et dispersion des pouvoirs doivent être gravés dans un texte constitutionnel dont la modification est soumise à des contraintes procédurales restrictives compliquant les altérations intempestives).

Un tel argument est-il solide ? Je le pense, mais il faudrait examiner en détail chacune de ses étapes, ce que je n’ai bien entendu pas le temps de faire ici[23]. Je me contenterai de quelques remarques.

D’abord, il faut noter la nature de la prémisse prescriptive : « Il faut être prudent ». Ce « devoir » de prudence est une simple exigence de l’intelligence pratique et ne repose sur aucune doctrine morale particulière. La prudence ainsi invoquée ne doit surtout pas être confondue avec la prudence aristotélicienne, ni avec la prudence kantienne : il ne s’agit ni de l’intelligence des situations concrètes, ni du souci exclusif de ses propres intérêts. Il s’agit de la prudence de ma grand-mère me lançant, quand je pars faire un tour en vélo : « Sois prudent ! ». Voilà qui est clairement distinct de la phronésis, et de la prudence opposée à la moralité dans la philosophie morale moderne, équivalente à la poursuite égoïste de ses propres intérêts : je puis être prudent et égoïste, ainsi que prudent et altruiste – comme Jimmy s’encordant au rivage avant de sauter à l’eau pour porter assistance à quelqu’un qui est en train de se noyer.

Notre définition de la prudence ordinaire est-elle une bonne définition ? Une définition explicative est une bonne définition – plutôt que la bonne – si elle remplit trois conditions : (i) elle s’applique clairement aux cas clairs d’application du terme défini; (ii) elle ne s’applique clairement pas aux cas clairs de non-application; (iii) elle permet de rendre compte d’un certain nombre de distinctions et d’oppositions enregistrées par l’usage ordinaire. Notre définition de la prudence ordinaire satisfait ces trois conditions. Elle s’applique clairement aux cas clairs d’application – de la prudence en montagne, qui implique anticipation, précaution et attention durant l’exécution de l’acte, à la prudence en voiture qui, parce que les risques sont socialement connus d’avance, implique surtout la précaution (ceinture de sécurité) et l’attention (conduire avec concentration). Elle ne s’applique clairement pas aux cas clairs de non-application, et permet de rendre compte de la plupart des distinctions et des oppositions importantes. Parce qu’elle consiste, non pas, comme dit le Robert, à « s’abstenir de tout ce qu’[on] croit pouvoir être source de dommage », mais à réduire la probabilité des dommages et la gravité de leurs conséquences; la prudence se distingue de la lâcheté. Parce qu’elle ne consiste pas à ajuster les moyens aux fins, la prudence se distingue de la rationalité instrumentale. Parce qu’elle ne consiste pas à choisir les fins les plus propices au bonheur, la prudence se distingue de la sagesse. Parce qu’elle est une manière d’agir et non une émotion, la prudence se distingue de la peur. Parce que l’anticipation, la prise de précaution et l’attention sont possibles pour des actes intéressés ou immoraux comme pour des actes moraux ou désintéressés, la prudence se distingue de l’égoïsme. La plupart des distinctions importantes semblent donc expliquées par notre définition. Il en va de même pour les oppositions courantes. Parce qu’elle implique l’anticipation, la prudence s’oppose à l’imprévoyance, à l’impulsivité et à la spontanéité. Parce qu’elle implique la précaution, la prudence s’oppose à la négligence, à la précipitation et à l’impréparation. Comme le disent deux locutions du XVIIe siècle, il ne faut pas « aller au bois sans cognée » ni « s’embarquer sans biscuit » – à savoir, pour parler comme Furetière, « s’engager imprudemment dans une affaire sans avoir les moyens, les papiers et les provisions nécessaires[24] ». Parce qu’elle implique l’attention et la circonspection, la prudence s’oppose à la distraction, à la dissipation et à l’inadvertance; c’est pourquoi notamment on trouve sous « Prudence », dans l’excellent Bouquet des expressions imagées de Claude Duneton et Sylvie Claval, la locution « avoir l’oeil au bois » : « parce que les voyageurs en passant près d’un bois y regardent toujours, afin de ne pas se laisser surprendre par les voleurs qui peuvent en sortir[25] ». Notre définition capture donc également la plupart des oppositions ordinaires. On peut ainsi conclure qu’elle est au moins assez bonne. Et puisqu’on ne peut s’attendre à un plus grand succès lorsqu’il s’agit de donner une définition explicative d’un concept ordinaire, nous pouvons en conséquence nous estimer satisfaits.

Voici un exemple de prudence ordinaire. Jimmy projette une excursion en haute montagne. Les excursions en haute montagne comportent certains risques exposant à quelques grands périls : principalement, se perdre en s’exposant à mourir de faim ou de froid avant l’arrivée d’éventuels secours, glisser hors du sentier en s’exposant à une chute fatale et se laisser surprendre par la nuit ou l’orage en s’exposant à des dommages physiques graves. De tels risques peuvent être contrés par certaines mesures sur lesquelles insistent tous les guides expérimentés : (i) s’équiper de souliers adéquats, (ii) étudier l’itinéraire et en calculer la durée afin de partir assez tôt pour éviter le piège de la nuit, (iii) étudier la météo pour éviter le piège de l’orage, (iv) informer des amis de son itinéraire et de l’heure prévue de retour – de telle sorte que si Jimmy ne rentre pas à temps, ses amis puissent prévenir les secours et leur indiquer où chercher le malheureux –, et enfin (v) « surveiller où on pose les pieds » pendant l’excursion elle-même. Les précautions (i)-(iii) et (v) visent à minimiser la probabilité que les risques se réalisent. La précaution (iv) vise à maximiser les chances de s’en sortir si les risques se réalisent : si les risques se réalisent, Jimmy maximise ses chances d’être sauvé à temps et d’éviter les conséquences les plus désastreuses d’une excursion ratée. Si Jimmy prend toutes ces mesures, nous dirons naturellement qu’il agit prudemment.

Le libéralisme de la prudence propose d’appliquer une logique identique à la question de nos rapports avec l’État moderne – cette organisation territoriale centralisée, institutionnalisée et (relativement) autonome spécialisée dans l’exercice de la contrainte, jouissant d’un avantage comparatif immense dans les moyens de la force et élevant les prétentions normatives à l’obéissance que nous connaissons bien. Supposons que vous deviez décider si, oui ou non, vous acceptez de monter en voiture, et que vous avez une bonne raison de vouloir vous déplacer rapidement. Est-il raisonnable, malgré cette bonne raison, de monter dans une voiture sans freins ? La prudence commande une réponse négative. Supposons par analogie que vous deviez décider si oui ou non vous acceptez d’être sujet d’un État moderne, et que vous avez une bonne raison de vouloir vous placer sous sa protection. Est-il raisonnable, malgré cette bonne raison, de vous placer sous la protection d’un État aux pouvoirs sans limites ? La prudence commande là aussi une réponse négative, qui procède en trois étapes correspondant aux trois conditions de la prudence : anticipation, précaution, attention. Anticipation : appel à la mémoire historique des États policiers, des États totalitaires et des États d’Apartheid. Précaution : instauration de limites au pouvoir de l’État – transformation du Léviathan en État de droit constitutionnel. Attention : vigilance civique de tout instant.

Un tel argument réalise, mieux que le Putting cruelty first de Judith Shklar, le programme minimaliste annoncé dans son article :

  1. Il est orienté vers le passé, car – conformément à la logique de la prudence ordinaire – il consulte, pour répertorier les malheurs possibles qu’il faut anticiper, la mémoire des vieux loups de mer, et se concentre sur le damage control.

  2. Il est négatif, car – conformément à la logique de la prudence ordinaire – il vise à nous protéger des malheurs possibles contre lesquels nous mettent en garde l’expérience et la mémoire historique.

  3. Il est réaliste plutôt que moraliste, parce qu’il n’accorde aucune priorité au moral sur le politique. La prudence est la manière intelligente de faire face aux risques de malheur, il faut tout naturellement être prudent. Notre prémisse est ainsi moralement minimaliste, car elle est moralement neutre : elle n’est spécifique à aucune doctrine morale particulière. Elle n’entraîne en effet le rejet ni de la doctrine kantienne, ni de la doctrine aristotélicienne, ni de la doctrine utilitariste, ni de la doctrine des commandements divins, ni de la doctrine thomiste, et elle ne contraint à l’adoption d’aucune d’entre elles. De surcroît, elle est muette sur la nature de la vie bonne ainsi que sur la liste de nos obligations à l’égard d’autrui – et ne prétend déterminer ni quelles fins sont dignes d’orienter la vie individuelle, ni quelles interdictions doivent gouverner nos relations interpersonnelles. Enfin, elle ne prend pas parti dans les débats nourris sur la nature du Moi (atomisme vs holisme), de la Bonne Volonté (respect impersonnel pour la Loi vs souci personnel pour des personnes particulières), de la distinction entre le Bien et le Mal (raison vs émotion). Il s’ensuit qu’on peut accepter la prémisse normative de l’argument prudentiel tout en adhérant aux principales doctrines morales habituellement opposées au libéralisme. Suis-je communautariste, perfectionniste, partisan de la priorité éthique du bien sur le juste ou convaincu par l’importance du care ? Rien ne m’absout pour autant d’être prudent, et le devoir de prudence ne contredit en rien mes engagements moraux. Certes, dira-t-on, mais la prémisse prudentielle est néanmoins normative – elle comprend un « Il faut ». Or toute proposition contenant un « Il faut », un « On doit », un « Il est obligatoire que » ou un « Il est bon que » est une proposition morale. Donc la prémisse prudentielle est une proposition morale, et l’argument construit sur une telle base est lui-même un argument moral. Cette réaction formaliste ne doit pas nous inquiéter. Premièrement, une proposition peut être morale et néanmoins moralement neutre – c’est-à-dire non spécifique à une doctrine particulière. Considérons par exemple cette proposition : « Un père ne doit pas violer sa fille ». C’est clairement une proposition morale, mais elle est néanmoins parfaitement neutre, en ce sens qu’elle est compatible avec toutes les doctrines morales disponibles – dont aucune à ma connaissance ne nie une telle prohibition (pas même l’utilitarisme, malgré qu’en aient certaines caricatures jointes à d’improbables scénarios catastrophe). Il en va de même pour le devoir de prudence. Deuxièmement, l’objection repose sur une définition inadéquate de « moral », car bien trop mince. Si on accepte une telle définition, la proposition « Il ne faut pas mettre trop de sel dans la soupe » est une proposition morale, ce qui est absurde. La présence de termes déontiques ou axiologiques n’est pas suffisante à rendre une proposition morale. Car la moralité, en un sens qui nous intéresse ici, se caractérise non seulement par ses accents déontiques et axiologiques, mais également par la nature des préoccupations qu’elle met en avant – et dont David Wiggins donne une liste, sinon parfaite, du moins provisoirement satisfaisante. La réflexion morale se préoccupe des « aversions prohibitives » qui nous font reculer devant certains actes; de la « bienveillance coopérative » nous entraînant à être attentifs au sort d’autrui et désireux d’entrer avec lui dans des entreprises communes; de la « bienfaisance généralisée », bien plus abstraite, et se traduisant par l’engagement pour le bien public ou pour le succès de causes humanitaires lointaines; enfin, de l’« observance » de règles abstraites comme la justice, la véracité ou la fidélité à la parole donnée[26]. Telle est (au moins) la matière première de la moralité que les doctrines philosophiques analysent et organisent chacune à sa manière. Si l’on dépasse la définition mince de « moral » pour embrasser une caractérisation riche et substantielle à l’exemple de cette liste de « préoccupations essentielles », alors on voit que le devoir de prudence n’a pas grand-chose de « moral » : il n’exprime aucune aversion prohibitive, il est sans lien avec la bienveillance coopérative ou la bienfaisance généralisée, enfin il n’a rien à voir avec l’observance de règles abstraites. On peut donc dire, non seulement que le devoir de prudence est moralement neutre, mais qu’il est en outre clairement non moral. Erreur, diront les sceptiques. Car la logique de la prudence est conséquentialiste : le risque couru lors d’un voyage dans une voiture sans freins est une conséquence de ma décision d’embarquer dans le véhicule; or le devoir de prudence nous prescrit de gérer précautionneusement les risques; donc le devoir de prudence implique un mode conséquentialiste de délibération. Ce faisant, l’argument prudentiel prend en réalité fait et cause contre le déontologisme ou les éthiques de la vertu. Sous le masque du libéralisme de la prudence s’avancerait ainsi, déguisée, une variante de la figure classique du libéralisme utilitariste. Mais ce reproche repose lui-même sur une erreur grossière : celle qui consiste à penser que seules les doctrines morales conséquentialistes sont autorisées à tenir compte des conséquences. Sur ce point également, on peut emprunter à David Wiggins une mise au point salutaire :

    Si un argument éthique fait appel aux conséquences, cela n’en fait pas nécessairement un argument utilitariste ou conséquentialiste. Il est utilitariste ou conséquentialiste uniquement s’il exclut toute référence substantielle à des idées agentielles ou éthiques irréductibles [aux conséquences]. Il est utilitariste ou conséquentialiste uniquement si c’est le genre d’argument qu’on serait capable d’avancer si l’on pensait que toute correction morale [rightness] devait être déterminée exclusivement en référence à l’évaluation des conséquences […]. Il y a sur ce point une confusion répandue et inutile.[27]

    Bref, les conséquentialistes n’ont pas le monopole du souci des conséquences. Donc le devoir de prudence, même s’il nous invite bien à tenir compte des conséquences malheureuses probables de nos actes ou des situations dans lesquelles nous entrons, ne nous lie aucunement au conséquentialisme moral. Quant à l’utilitarisme, la distance qui le sépare de l’argument prudentiel est encore plus importante, puisque l’utilitarisme est une forme spéciale de conséquentialisme moral, ajoutant au postulat conséquentialiste lui-même une forme ou l’autre de welfarisme commandant d’évaluer les conséquences en termes de bien-être ainsi que le principe de maximisation dudit bien-être. Il est donc faux de dire que le libéralisme de la prudence travestit sous des habits neufs le libéralisme utilitariste à l’ancienne. Rien n’interdit la prudence aux déontologistes ou aux arétaïstes. Précisément, pourrait ici faire valoir un partisan de l’éthique des vertus : la prudence, en tant que disposition stable dotée d’une valeur positive, est une vertu. Le libéralisme de la prudence serait donc une théorie arétaïste. Pourquoi pas. Toute la question serait alors de déterminer si la prudence est une vertu morale ou non morale. Et nous retombons ainsi sur la liste de Wiggins : la prudence n’étant liée ni aux aversions prohibitives, ni à la bienveillance coopérative, ni à la bienfaisance généralisée, ni à l’observance de règles abstraites, nous pouvons conclure que si la prudence est une vertu, c’est une vertu pratique, comme l’intelligence ou l’habileté manuelle, et non pas une vertu morale[28].

  4. Enfin, le libéralisme de la prudence est anti-idéaliste. La prudence ordinaire nous prescrit en effet de prendre des précautions pour (i) minimiser la probabilité que les grands malheurs ne se produisent et (ii) maximiser nos chances de nous en sortir si un grand malheur se produit. La prudence ordinaire commande ainsi de prendre au sérieux l’occurrence des grands malheurs possibles, et d’être prêt à y réagir. Or un des grands malheurs possibles en politique est que l’État tombe aux mains de gens sans scrupules. Il faut donc chercher à maximiser nos chances de nous en sortir si le personnel de l’État n’est pas idéalement vertueux. Conséquemment, il faut refuser l’hypothèse idéaliste, appliquée au personnel de l’État, d’une stricte obéissance aux exigences morales. C’est précisément pourquoi les solutions absolutiste et rousseauiste doivent être écartées : elles font l’hypothèse d’un prince absolu ou d’un peuple souverain dotés d’une vertu idéale digne de confiance.

Le libéralisme de la prudence réalise donc les quatre traits marquants du programme minimaliste. Il faut noter également le minimalisme de ses conclusions. D’abord la conclusion prudentielle est formellement minimaliste dans sa modalité : elle énonce une condition nécessaire, et non suffisante, de la justification de l’État. Ensuite, la conclusion prudentielle est substantiellement minimaliste dans sa portée : elle ne se prononce que sur une question constitutionnelle – la nécessité de l’État de droit –, et laisse ouvertes la majorité des questions d’éthique publique que nous connaissons.

Notre conclusion constitutionnaliste est formellement minimaliste parce qu’elle est conditionnelle : la proposition « Il est justifié d’accepter l’existence d’un État moderne X » est vraie si la proposition « L’État X est un État aux pouvoirs limités par les préceptes de l’État de droit » est elle-même vraie. La limitation constitutionnaliste est donc une condition nécessaire, et non suffisante, de la justification de l’État. Il est ainsi possible d’imaginer un État de droit constitutionnel qui, malgré son respect des préceptes de limitation, n’est pas justifié : tel serait peut-être le cas d’un « État bourgeois » respectant les limites constitutionnelles, mais orientant tous ses efforts, dans ce cadre, pour favoriser l’enrichissement exclusif d’une petite classe d’industriels. Face à cela, le libéralisme de la prudence ne peut avancer qu’une thèse : ce n’est pas en rendant cet « État bourgeois » moins constitutionnaliste qu’on le rendra plus justifiable – et la « dictature du prolétariat », pouvoir illimité placé dans les mains des classes laborieuses exploitées par nos industriels, n’est pas une voie recevable. Mais on ne peut inversement condamner, au nom du libéralisme de la prudence, tout effort de rendre l’« État bourgeois » moins complaisant aux intérêts sectoriels d’une minorité. Un tel effort peut suivre une route social-démocrate, par exemple, et le libéralisme de la prudence n’a rien à dire. La nature conditionnelle de la conclusion constitutionnaliste rend le libéralisme de la prudence extrêmement robuste : nécessaire, mais souple. Nécessaire, car tout État justifié est au moins un État de droit constitutionnel aux pouvoirs limités. Mais souple, car rien n’interdit de vouloir ajouter, à cette condition nécessaire constitutionnaliste, des conditions nécessaires supplémentaires – de nature par exemple socialiste.

En d’autres termes, le libéralisme de la prudence ne prétend aucunement être le dernier mot de la philosophie politique, ni régler toutes les questions normatives qui traversent notre vie publique. C’est pourquoi il est également minimaliste sur le plan substantiel : il fonctionne comme une forme strictement politique, orientée sur la structure de l’État, de déontologisme. Comme le déontologisme moral, il met en avant des « glissières de sécurité » (side-constraints) imposant des limites absolues aux actions justifiables; à la différence du déontologisme moral, ces glissières de sécurité concernent, non le comportement privé des individus, mais le comportement public des agents de l’État et de l’État lui-même. Le mérite du libéralisme de la prudence est donc analogue au mérite du déontologisme moral par rapport à l’utilitarisme : pour autant que les barrières absolues sont respectées, l’individu est libre d’agir comme il l’entend et de poursuivre les buts qui ne sont pas exclus par les barrières – et il n’est pas soumis à l’impératif dévorant de soumettre ses moindres faits et gestes à l’examen de conscience. Du point de vue du libéralisme de la prudence, l’État doit seulement respecter les limitations constitutionnelles.

3. Le dilemme libéral et le libéralisme de la prudence

Si l’on admet – ce qui n’a pas été démontré ici – que l’argument en 10 étapes présenté plus haut est solide, et si l’on admet qu’il réalise assez correctement le programme minimaliste esquissé par Judith Shklar, il reste à se demander : à quoi bon ? Quel est l’intérêt de cette version modifiée du libéralisme de la peur qu’est le libéralisme de la prudence ? Il y en a plusieurs, mais je voudrais me concentrer sur le principal avantage du libéralisme de la prudence, et du programme minimaliste en général : nous aider à sortir du dilemme libéral. Un petit détour par Rawls ne sera pas inutile.

L’État de droit, dans la doctrine rawlsienne, est justifié par son statut de condition nécessaire du principe d’égale liberté maximale. L’absence d’État de droit provoque l’incertitude et l’instabilité des « libertés », et contrarie leur maximisation. Si l’on doit appliquer le principe de liberté, alors on doit instaurer et défendre l’État de droit. Le principe de liberté, avec les deux principes connexes, est lui-même justifié parce qu’il est le résultat nécessaire d’une délibération soumise aux contraintes de la position originelle. Jusque-là, l’héritage rawlsien est linéaire et simple. Mais le testament se complique dès qu’on demande pourquoi les résultats d’une délibération en position originelle devraient faire autorité – avoir valeur de justification. Rawls1, le partisan du « constructivisme kantien » (1971-1985), justifie son contractualisme de l’ignorance au motif qu’il permet d’obtenir des conclusions politiques conformes à l’autonomie kantienne, en modélisant la délibération. Michael Sandel et les communautaristes en général reprochent alors à Rawls1, d’une part, d’admettre hâtivement la vérité d’une conception implausible du Moi; d’autre part de masquer, sous une impartialité de façade, l’inimitié foncière du libéralisme pour les doctrines philosophiques et morales non kantiennes. Rawls1 devient alors Rawls2. Rawls2, le partisan du « libéralisme politique » (1985-2002), détache son argument de la théorie kantienne en abandonnant toute prétention à la « vérité » de telle ou telle doctrine philosophique ou morale compréhensive particulière. Le test de succès des théories de la justice est leur faculté de garantir la stabilité dans des sociétés pluralistes; le seul moyen de garantir la stabilité est d’obtenir un consensus par recoupement sur une conception politique de la justice; et la position originelle est un « procédé de représentation » permettant de déterminer le contenu de cette conception politique[29].

La conversation philosophique sur la justification du libéralisme politique en général et de l’État de droit en particulier oppose sur cette base plusieurs voix. Certains amis du libéralisme défendent Rawls1 à la fois contre les communautaristes et contre Rawls2. Ce dernier, soutient par exemple Jean Hampton, a consenti face au communautaristes une « capitulation partielle », car il admet que la justification kantienne des principes de justice s’inscrit dans une doctrine particulière non universelle dont il renonce à défendre la validité objective[30]. Cela le prive de toute profondeur morale, et le triomphe de la liberté se paie au prix du vide. Il faut revenir à Rawls1 et oser affirmer la vérité de l’idéal d’autonomie et des principes libéraux de la justice. D’autres amis du libéralisme suggèrent au contraire que même Rawls2 demeure toujours trop attaché à l’autonomie kantienne pour échapper au reproche de partialité morale. Car un consensus par recoupement, rappelons-le, n’est pas un modus vivendi. Une des différences entre ces deux types d’accord, soutient Rawls2, est que le consensus par recoupement incorpore une exigence de liberté et d’égalité absente du modus vivendi. Mais d’où vient cette exigence ? De la culture politique des démocraties libérales, répond Rawls2, pas d’une doctrine philosophique.

C’est un tour de passe-passe, proteste par exemple Patrick Neal. Rawls2 transforme une thèse philosophique kantienne en thèse empirique : ici et maintenant, les membres de la communauté politique se considèrent comme libres et égaux. Mais cette thèse empirique est aussi contestable que la thèse philosophique. Car après tout, ici et maintenant, nos communautés politiques incluent des individus et des groupes illibéraux – théocrates, communautaristes, paternalistes de la tradition et ainsi de suite. Rawls2 peut se défendre en traçant une distinction entre citoyens raisonnables et déraisonnables, et soutenir que seuls les premiers ont voix au chapitre dans le consensus par recoupement. L’existence empirique de sous-communautés théocratiques à l’intérieur des communautés libérales cesse ainsi de poser problème : les théocrates ne sont pas raisonnables, et ils ne comptent pas. Mais cette stratégie, la seule dont il dispose selon Neal, rend fatal ce que Rawls2 voulait éviter : car le critère de distinction entre « raisonnable » et « déraisonnable » réintroduit subrepticement des biais kantiens. Comment justifier que les théocrates sont déraisonnables, sinon en arguant que leur conception du bien est incompatible avec le consensus par recoupement ? Et pourquoi est-elle incompatible, sinon parce qu’elle refuse d’accorder aux individus l’autonomie que leur garantit bon gré mal gré le système libéral de libertés publiques ? Rawls2 cache toujours Rawls1. Autant suivre la logique « politique » de Rawls2 jusqu’au bout, et suivre une voie réaliste en défendant ouvertement un modus vivendi hobbesien vraiment privé de contenu moral[31].

Mais un modus vivendi ne peut pas faire l’affaire, répondrait Rawls2. Deux raisons rendent la voie réaliste impropre à une philosophie politique du libéralisme politique. Car les modus vivendi hobbesiens sont des compromis d’intérêts. En tant que tels, ils reflètent les rapports de force concrets : pour qu’il y ait compromis entre deux acteurs A et B en cas de conflit, il faut que A n’ait pas le pouvoir d’éliminer B et que B n’ait pas le pouvoir d’éliminer A. Si A peut écraser B et obtenir ainsi l’entier de ce qu’il souhaite, A n’a pas intérêt à faire à B les concessions nécessaires au compromis mutuel. Cette relation entre modus vivendi et équilibre des forces pose deux problèmes. D’abord, rien ne garantit qu’un modus vivendi particulier aura bien un contenu libéral : les compromis étant sensibles aux rapports de force concrets, on ne peut être certain qu’ils ne s’écartent pas des principes libéraux. Si deux groupes théocratiques en désaccord sur la nature de Dieu établissent un modus vivendi, ce dernier peut par exemple contenir des dispositions opprimant les athées. A et B, acteurs puissants mais trop égaux dans leur puissance, peuvent s’entendre pour opprimer C, acteur trop faible pour rivaliser avec les deux premiers. Ensuite, rien ne garantit que le modus vivendi soit stable : si l’intérêt des parties à son maintien se modifie, par exemple parce que l’acteur B perd de sa puissance, il peut très bien cesser d’être rationnel de respecter les termes du modus vivendi. Or la stabilité est essentielle à une « société bien ordonnée » – dont les membres sont unis autour d’un consensus stable sur un ensemble de principes politiques. Le modus vivendi n’est donc pas une source adéquate de principes politiques. En raison d’une indétermination du contenu et d’une instabilité du consensus sous-jacent, la voie réaliste ne peut offrir aucune bonne justification du libéralisme politique.

Le libéralisme politique réclame-t-il le libéralisme philosophique ? L’État de droit présuppose-t-il une conception kantienne de la personne, et l’adhésion à quelque idéal de l’autonomie individuelle ? Le juste est-il indépendant du bien ? Telles sont les questions que nous lègue l’héritage rawlsien. Elles paraissent dessiner les contours d’un dilemme fondamental de la philosophie politique libérale, qui ne concerne pas uniquement Rawls bien entendu, et qu’on peut élargir :

  • Soit on justifie le libéralisme politique sur la base d’une éthique libérale – doctrine de l’autonomie morale, doctrine de l’égalité de traitement, pluralisme ou « éthique minimale ». C’est la voie moraliste.

  • Soit on ne justifie pas le libéralisme politique sur la base d’une éthique libérale, mais sur la base par exemple de considérations hobbesiennes défendant les institutions libérales comme un compromis d’intérêt dans la lutte de tous contre tous. C’est la voie réaliste.

  • Si l’on adopte la première solution, on y gagne une profondeur morale capable, par exemple, de gagner le bras de fer avec les communautaristes sur le terrain de la vérité : « L’autonomie est objectivement plus importante que la communauté ». Mais on y perd la neutralité morale nécessaire à la légitimité politique en contexte pluraliste.

  • Si l’on adopte la seconde solution, on gagne la neutralité morale nécessaire, mais on prive le libéralisme de « séduction éthique » et on le rend contingent : si les intérêts changent, si les rapports de force entre groupes d’intérêt se modifient, le modus vivendi peut très bien déboucher sur des institutions antilibérales.

  • Dans les deux cas, le libéralisme est vulnérable – soit au pluralisme constitutif des sociétés modernes, soit aux hasards de l’histoire.

Comment notre libéralisme de la prudence permet-il d’échapper à ces cornes ? Assez simplement, en fait. La voie moraliste, en raison du minimalisme des prémisses, est tout bonnement laissée de côté : aucune « éthique libérale » n’est présupposée par l’argument prudentiel. Et ce dernier développe une version non hobbesienne de la voie réaliste. L’argument prudentiel est « réaliste » en ce sens qu’il prend au sérieux les dangers inhérents à l’existence des États modernes et tente, de manière pragmatique, de les apprivoiser. Mais il est non hobbesien car (i) il est non contractualiste, (ii) il est constitutivement anti-absolutiste et (iii) il ne fonctionne pas par quête d’un modus vivendi frappant un compromis entre groupes d’intérêt. En raison de (ii) et (iii), il est protégé contre la « contingence des rapports de force » et ne peut pas déboucher sur des conclusions non libérales. Le résultat est une conclusion libérale réaliste robuste et moralement neutre. Le libéralisme de la prudence est donc à même de résister à la fois au pluralisme moral constitutif des sociétés modernes et à ces hasards de l’histoire qui peuvent encourager les compromis entre groupes d’intérêt antilibéraux. Nous voilà sortis du dilemme.

Pas sûr, objectera-t-on. Le libéralisme de la prudence peut se prévaloir d’une distance certaine à Hobbes d’un côté, et au Rawls « métaphysicien » de l’autre. Mais ne reconduit-il pas les difficultés de Rawls « politicien » ? Ce dernier, rappelons-le, renonce à présenter sa théorie de la justice « comme une conception vraie[32] ». S’il faut pourtant l’accepter, avance Rawls politicien, c’est en raison de ses conséquences pratiques : le libéralisme politique favorise le consensus d’opinion, et ce consensus favorise la stabilité. Il est donc justifié par des raisons politiques stratégiques. La démarche « politique » du second Rawls consiste ainsi, en réaction aux critiques communautaristes, à prêcher l’abstinence épistémique. Il en irait de même pour le libéralisme de la prudence, à cette différence que le but « politique » recherché n’est plus la stabilité, mais la sécurité. Or, comme Joseph Raz le fait remarquer, l’abstinence épistémique est une posture intenable : Rawls, même politicien, a besoin de la vérité. D’abord, Rawls doit soutenir qu’il est vrai que le libéralisme favorise la stabilité. Une telle vérité, néanmoins, ne serait ni morale ni « métaphysique », mais bien plutôt sociologique. Rawls pourrait ainsi restreindre la portée de l’abstinence épistémique aux vérités morales et métaphysiques, et admettre le recours à des vérités tirées des sciences sociales. Mais, objecterait Raz, pourquoi viser la stabilité et l’unité plutôt que d’autres buts possibles ? Il faut supposer que ce sont des « buts valables ». Donc, « si le but de la philosophie politique est purement pratique », elle doit accepter certaines « vérités évaluatives » comme des « présuppositions qui rendent son entreprise intelligible[33] ». S’il vaut la peine de construire une théorie permettant un consensus propice à la stabilité, c’est parce que la stabilité est un but important et prioritaire. Sans cette vérité, la justification rawlsienne « politique » s’évanouit. Si le libéralisme de la prudence partageait avec le second Rawls la nature « politicienne » de sa démarche, il devrait succomber aux mêmes faiblesses. Cette objection doit-elle nous inquiéter ? Aucunement. Certes, le libéralisme de la prudence prétend rester muet sur les débats moraux qui divisent les communautés pluralistes. Mais il ne fait pas profession d’abstinence épistémique, et prend parfaitement au sérieux les objections de Raz à cette posture de retrait. L’argument prudentiel admet qu’il est « vrai » ou « épistémiquement justifié » qu’il faut être prudent, que l’État moderne présente des dangers importants et que les préceptes de l’État de droit constitutionnel sont nos meilleures précautions disponibles. Il y a donc bien, à la racine de l’argument prudentiel, une « vérité évaluative ». Mais cette vérité est non morale et neutre.

Certes, dira-t-on, mais le libéralisme n’obtient-il pas ainsi un « triomphe vide », en parlant comme John Skorupski[34] ? Pour paraphraser un diagnostic souvent entendu dans les débats sur l’Union Européenne, il est en effet difficile de tomber amoureux d’un ensemble de précautions. Le libéralisme de la prudence pourrait se voir reprocher, au niveau des prémisses, un manque de « séduction éthique », et au niveau des conclusions, un manque de « séduction politique ». Manque de séduction éthique, car le libéralisme se voit dépouillé de tout ce qui pourrait en faire un idéal individuellement attractif – promettant la liberté morale ou la réalisation d’une vision hellénique de l’épanouissement humain. Et manque de séduction politique, car le libéralisme de la prudence est à ce point minimal et squelettique qu’il n’offre plus aucun idéal politique collectivement inspirant – promettant le règne d’une justice authentique ou d’un bonheur général accru. Une telle objection n’est pas facile à cerner. Car la séduction a peu à voir avec l’argumentation, et relève de catégories esthétiques plus que philosophiques. On pourrait tenter d’y répondre de deux manières : en rendant le libéralisme de la prudence « séduisant », ou en écartant d’un revers de main l’introduction d’une notion si vague et si sentimentale dans l’évaluation des théories politiques. En ce qui concerne la première solution, on peut se contenter ici de suggérer d’abord que la lucidité froide n’est pas sans charme – comme en atteste par exemple la lecture du Monsieur Teste de Paul Valéry ou de L’Homme sans qualités de Musil –; ensuite que le libéralisme de la prudence peut acquérir un fort pouvoir de séduction « négatif » si l’on prend bien la mesure de ce qu’il prétend nous éviter, à savoir un cortège de grands malheurs politiques extrêmement répulsif; enfin, que la simplicité et la sobriété dont il peut se prévaloir ont les attraits de l’élégance économique. Tout cela, bien sûr, est affaire de goût esthétique, mais il s’agissait juste de souligner que l’épaisseur axiologique ou sentimentale n’est pas l’unique source possible de séduction. En ce qui concerne la seconde solution, il ne paraît pas excessif de reléguer la séduction éthique ou politique dansle domaine de l’efficacité idéologique – qui ne nous intéresse guère ici.

4. Conclusion : les vertus de l’ascétisme

Le reproche de « vide », cependant, n’est probablement pas épuisé par ces quelques remarques sur l’amabilité du libéralisme de la prudence. Comme nous l’avons vu, les conclusions de l’argument prudentiel sont d’une maigreur ascétique. Contrairement à la théorie rawlsienne, notamment, les préceptes de l’État de droit qui constituent le coeur institutionnel du libéralisme de la prudence sont par exemple muets sur les questions de justice sociale, puisqu’ils n’incluent aucune règle de distribution des avantages socio-économiques. Ce faisant, ils « dégraissent » massivement le libéralisme politique de Rawls et manifestent, sinon l’abstinence épistémique revendiquée par ce dernier, du moins un ascétisme programmatique réduisant le libéralisme au silence sur un très large éventail de questions publiques. C’est vrai, mais cet ascétisme programmatique est volontaire. Et loin d’être un défaut, il offre au libéralisme des avantages dialectiques certains, puisqu’il permet de damer le pion à quelques objections majeures adressées au libéralisme. À titre d’illustration, considérons une objection politique et une objection morale.

L’objection politique trouve une formulation célèbre dans cette remarque de Jürgen Habermas sur la Théorie de la justice :

Contrairement à ce qu’exigeraient pourtant les circonstances historiques, les citoyens ne peuvent pas vivre le [processus politique] comme ouvert et inachevé. Il leur est impossible d’attiser dans la vie réelle de leur société la braise radicale-démocratique qui sommeille dans la position originelle, car, de leur point de vue, tous les débats essentiels en vue de la légitimation ont déjà été menés dans le cadre de la théorie; et ils découvrent déjà, sédimentés dans la Constitution, les résultats tout faits de ces discussions théoriques.[35]

Que nous dit en gros Habermas ? La théorie rawlsienne de la justice présuppose une « braise radicale-démocratique », car la position originelle – modélisant les discussions entre des citoyens conçus comme libres et égaux – incorpore les intuitions propres à la culture politique des démocraties libérales. Mais la position originelle prétend déboucher sur des principes constitutionnels rigides appelés à encadrer les débats démocratiques appartenant au domaine de la politique « ordinaire » postconstitutionnelle. Or ces principes, selon Habermas, tranchent « tous les débats essentiels ». Donc la théorie de la justice soustrait à la pratique démocratique ordinaire et réelle tous les débats essentiels, en incorporant dans la Constitution « les résultats tout faits » des « discussions théoriques ». La place des inégalités socio-économiques, gravées dans la Constitution par le principe de différence, ne peut plus faire l’objet d’une délibération démocratique authentique. La théorie rawlsienne illustrerait ainsi une forme d’hybris philosophique : le « penseur solitaire » se pique de faire au préalable, et quant à soi, le travail des processus politiques réels – notamment le travail de la délibération démocratique[36].

L’ascétisme du libéralisme de la prudence peut être vu, sur l’arrière-plan de cette critique « démocratique radicale » du constitutionnalisme rawlsien, comme un mérite. Car, pour employer une formule à l’emporte-pièce, le minimalisme des conclusions libère la politique de la théorie. Pour autant qu’un État X respecte les préceptes de l’État de droit, la « théorie » prudentielle n’a plus rien à dire : au-delà de ce minimum « syndical », les questions publiques restent ouvertes. La délibération démocratique – et, moins idéalement, les rapports de force concrets entre segments de la société civile et entre groupes de pression politique – jouit ainsi d’une marge de manoeuvre très large. Concernant les fonctions de l’État, la délibération est ouverte. Concernant les conditions de justification de l’État allant au-delà de la condition nécessaire prudentielle, la délibération est ouverte. Concernant enfin les critères de légitimité de l’État au sens donné à ce mot par Simmons, la délibération est là encore ouverte. Ce dernier point est capital, car il ménage une possibilité de réconciliation entre le noyau dur du libéralisme et certains engagements normatifs chers au coeur des plus farouches critiques du libéralisme. Souhaite-t-on par exemple faire valoir, comme les partisans des politiques de la « différence », qu’un État ne saurait avoir le droit de gouverner les membres du groupe Y s’il ne leur accorde pas des canaux officiels d’expression où ils puissent faire entendre leurs griefs, leurs revendications, leur « voix différente » ? Les tenants du libéralisme de la prudence peuvent parfaitement entrer en matière : leur théorie minimaliste, en effet, ne soutient aucune thèse concernant la légitimité. Souhaite-t-on faire valoir, comme les partisans du « multiculturalisme », que l’État ne saurait avoir le droit de gouverner les membres du groupe culturel Y s’il ne leur accorde pas le « droit collectif » de nourrir et sauvegarder leur culture ? Les tenants du libéralisme de la prudence, à nouveau, peuvent parfaitement entrer en matière – pour autant, en vertu du précepte de régularité exigeant l’impartialité des lois et l’égalité de traitement, que les privilèges accordés au groupe Y soient également accordés au groupe X. La délibération démocratique, la dispute politique et la lutte sociale sont inévitables, du point de vue du libéralisme de la prudence, pour toute question dépassant le cadre minimal des précautions prises contre l’État moderne.

L’objection morale, pour sa part, fait écho au manque de séduction éthique évoqué par Skorupski. On en trouve une expression cristalline dans ces mots récents de Mark Hunyadi :

Le dogme libéral de la séparation de la raison publique déontologique et de la raison privée téléologique, suspendant sont jugement, condamne la pensée morale à la paralysie, ou, pour être plus exact, à une paralysie bienveillante : car pour peu que soient respectés [sic] le principe de liberté négative associé à l’un ou l’autre grand principe formel (le principe d’égal respect, par exemple, ou de juste distribution des biens premiers), le libéralisme tolère tout ce qui se fait.[37]

On reconnaît la cible : le libéralisme politique rawlsien et la séparation entre le Juste et le Bien. Et on peut chantonner le refrain, lui aussi populaire : en exfiltrant hors de l’arène des discours publics les points de vue englobants sur le bien, la perfection et le sens de la vie, le libéralisme interdit la discussion et la décision collectives sur des questions morales comme « l’économisme ambiant », la « marchandisation », le « culte de la performance », la « perte de solidarité entre les générations » ou la plupart des enjeux bioéthiques contemporains[38]. Il en découle un « conservatisme du fait accompli » interdisant la « critique sociale » et la dénonciation de « la perversion de certaines formes de vie » : si la Constitution est respectée, pour employer une formule rapide, le libéralisme n’a plus qu’à se taire et à regarder défiler, sous ses yeux impuissants, des pathologies sociales qui, parce que ce sont des pathologies du bien, échappent à la raison publique.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette attaque tonitruante. On pourrait se demander si elle applique bien le principe de charité interprétative aux auteurs qu’elle vise – principalement John Rawls et Ruwen Ogien, tous deux considérés comme des « symptômes » plus ou moins consentants du « dogme libéral ». On pourrait également se demander si elle ne commet pas une pétition de principe : après tout, elle semble affirmer en prémisse ce qu’elle vise à démontrer, à savoir que les questions exclues de la sphère publique par le libéralisme doivent être admises dans la sphère publique. On pourrait se demander encore si elle ne commet pas une forme inversée de sophisme génétique qu’on pourrait appeler le « sophisme conséquentialiste » : comme Sartre soutenant qu’il ne fallait pas critiquer l’Union soviétique de peur de « désespérer Billancourt », même si l’Union soviétique était en effet critiquable, Mark Hunyadi ne nous invite-t-il pas à renoncer au libéralisme de peur de devoir vivre dans l’inconfort moral, même si le libéralisme politique est peut-être justifié ? On pourrait en outre se demander si la charge n’est pas un peu trop hâtive : les enjeux bioéthiques soulèvent souvent des questions relatives à la liberté ou à l’égalité, de même que « l’économisme ambiant » ou la « marchandisation ». Si vous marchandisez le système de santé, par exemple, en décrétant que l’accès aux soins sera gouverné par le principe néolibéral de la solvabilité privée, vous instaurez un système de santé inégalitaire. Et les lecteurs de Norman Daniels savent bien quels enjeux de justice soulève un tel projet[39]. Il est donc loin d’être sûr que les pathologies sociales et les formes de vie perverses qui préoccupent Mark Hunyadi échappent au mordant critique du libéralisme politique rawlsien.

Le libéralisme de la prudence, quant à lui, peut répondre simplement que l’objection morale de Mark Hunyadi est un coup d’épée dans l’eau. Le minimalisme de ses conclusions permettait déjà de répondre à l’objection démocratique en libérant la politique de la théorie. De même, il permet de répondre à une objection comme celle de Hunyadi en libérant la morale de la théorie politique. Car le libéralisme de la prudence – contrairement à son proche cousin : le minimalisme moral de Ruwen Ogien – n’est pas une théorie morale. Il ne ferme donc la réflexion morale à aucun des problèmes qui préoccupent Hunyadi. Il est ainsi logiquement possible d’être un partisan prudentiel du libéralisme politique et de l’État de droit en même temps qu’un critique féroce du « culte de la performance » au nom d’une théorie morale perfectionniste posant comme idéal ultime de la vie épanouie la contemplation calme de la ronde des saisons[40]. Par là même, le libéralisme de la prudence n’interdit aucunement la critique sociale. Il se contente d’imposer des limites aux visées possibles de la critique sociale : si l’on veut critiquer le culte de la performance, aucun problème; si l’on veut militer pour des changements sociaux ou juridiques aidant à y mettre un terme, aucun problème – à condition que ces changements n’impliquent pas la violation des préceptes de l’État de droit. Si l’objection morale de Mark Hunyadi porte peut-être contre des versions moralisées du libéralisme, elle est hors de propos pour le libéralisme de la prudence.

Le « vide » qu’on pourrait vouloir reprocher au libéralisme de la prudence doit donc en définitive être compris comme l’ouverture de la théorie à la discussion et au combat politiques réels. C’est un libéralisme réaliste qui – contrairement au high liberalism de Rawls ou Dworkin – ne ferme pas les yeux sur les dimensions agonistiques de la vie politique telle que nous en faisons chaque jour l’expérience[41]. Et la « paralysie bienveillante » dénoncée par les amis des éthiques maximalistes comme Mark Hunyadi doit être vue, non pas comme une impuissance subie, mais comme une libération philosophique : le libéralisme de la prudence ne programme aucune posture morale particulière – et permet aux perfectionnistes, aux arétaïstes, aux contextualistes et aux antikantiens de toute farine de défendre leurs options éthiques préférées sans plus courir le risque de devenir les alliés objectifs de l’antilibéralisme autoritaire.

Certains antilibéraux persisteront certainement à voir dans la position esquissée ici une version politique de l’« anthropologie rabougrie de la peur du risque[42] ». Mais on voit maintenant qu’ils auraient tort : le libéral de la prudence doit admettre que bien des engagements moraux qui lui tiennent à coeur ne sont pas à l’abri d’un revers de fortune politique ou d’une défaite philosophique. Convaincu des mérites de l’État de droit, il doit pour le reste s’installer dans l’incertitude morale et l’intranquillité civique. C’est une forme de courage comme une autre – et on sera toujours le « rabougri » de quelqu’un.