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Dans son essai La bulle d’encre, Suzanne Jacob s’en prend à ce qu’elle appelle les « fictions dominantes » qui nous entraînent à lire le monde comme s’il allait de soi, comme s’il ne pouvait en être autrement. Ces fictions dominantes n’agissent pas seulement sur la lecture du présent ; elles affectent aussi la lecture du passé, elles rayent de notre mémoire certains héritages ou les minimisent au profit de conventions de réalité qui font l’affaire de la majorité d’entre nous. L’une de ces fictions dominantes concerne l’héritage amérindien des Québécois :

On continue de voir cette fidélité au récit dominant à l’oeuvre au Québec lorsqu’il s’agit de faire le récit de notre métissage avec les Amérindiens : le récit dominant répète inlassablement que nous ne sommes pas métissés, mais dès que nous oublions cette litanie dominante pour nous regarder les uns les autres, ça nous saute aux yeux que nous le sommes. Nous portons sur nous, sur notre corps et sur notre front et dans notre âme, toutes les preuves de notre métissage, mais la fiction dominante a ses raisons de poursuivre inlassablement son récit tiré de sources tronquées qui ont effacé les preuves recevables par ses institutions scientifiques [1].

Voici donc un beau cas d’héritage refusé ou refoulé, celui d’une filiation amérindienne au coeur du « nous » national que l’on a l’habitude de définir en fonction du triple héritage de la France, de l’Angleterre et de l’Amérique, mais en oubliant, selon Suzanne Jacob, les innombrables croisements entre Canadiens français et Amérindiens.

Un tel métissage apparaît pourtant ici et là dans la littérature canadienne-française depuis le xixe siècle, depuis par exemple Forestiers et voyageurs de Joseph-Charles Taché, où le personnage central du Père Michel s’évade dans les bois et adopte le mode de vie des Amérindiens : « J’étais si bon ami avec les sauvages qu’il ne s’en est guère manqué que je me sois mis sauvage [2] », dit ce personnage devenu nomade pour échapper à la justice. Au xxe siècle, on pense au Survenant de Germaine Guèvremont qui serait, selon Jean Morency, « le premier personnage fortement composite, à la fois Blanc et Indien, de l’histoire du roman québécois [3] ». Plus tard, Jacques Ferron, dans Le ciel de Québec, crée le personnage du métis Henry Sicotte revenant du « farouest » avec une horde de chevaux qui serviront finalement à l’édification d’une église au milieu du village amérindien des Chiquettes. Dans la littérature québécoise contemporaine, l’expérience amérindienne est très présente chez un romancier comme Robert Lalonde. Pour Suzanne Jacob toutefois, ces quelques exemples (on pourrait en ajouter d’autres, comme celui de l’écrivain anthropologue Serge Bouchard) ne constituent que des exceptions confirmant la règle selon laquelle le métissage entre Québécois et Amérindiens a été effacé de notre histoire, comme s’il était dégradant, comme s’il contredisait le récit dominant de l’identité nationale.

Suzanne Jacob dénonce un tel aveuglement volontaire dans son essai et fait du métissage une réalité importante de certains de ses personnages de fiction. Dans Fugueuses [4], roman par excellence de la filiation puisqu’il trace le portrait de quatre générations, l’aïeule Blanche se lie d’amitié avec Aanaq, compagne de chambre à l’hôpital, et s’enfuit avec elle pour son dernier voyage, en canot, au milieu d’un lac d’où, conformément au rituel inuit, elle ne reviendra pas. Mais c’est surtout le roman Rouge, mère et fils [5] qui fait de l’héritage amérindien un thème central, comme si le roman voulait précisément s’écrire contre la fiction dominante évoquée dans l’essai La bulle d’encre. Cet héritage ne constitue pas seulement un thème romanesque : il en détermine la forme même, faisant dévier le roman, comme on le verra plus loin, vers un mystérieux chant de réconciliation.

Dès son titre, Rouge, mère et fils indique bien à quel point la question du sang, c’est-à-dire de l’identité biologique, va définir les personnages du roman. Quel est le sang qui relie la mère et le fils ? Ce n’est pas seulement celui de la famille ou de la race canadienne-française, les deux univers ayant perdu depuis longtemps leur pouvoir de séduction et n’existant plus que sous forme de clichés un peu amers. La famille s’est décomposée, la nation n’a plus guère de sens à l’ère postmoderne. Mais au-delà de ces constats négatifs, il reste tout de même à recréer un certain récit identitaire et c’est le sens même de ce roman qui fait du métissage un récit nécessaire sans lequel il est impossible de lier le présent au passé. Il ne s’agit pas de substituer à une vision traditionnelle un récit nouveau, mais d’opposer deux façons de voir le passé, deux fictions identitaires, l’une dominante, l’autre dominée. On l’aura compris : Rouge, mère et fils se donne à lire comme la transposition romanesque du conflit des fictions exprimé dans l’essai La bulle d’encre.

Les choses sont toutefois un peu plus compliquées que cela. Le rouge du titre est bien davantage qu’une référence au sang mêlé de la mère Delphine et du fils Luc. C’est une sorte de motif pictural qui traverse tout le roman et lui confère une unité esthétique d’autant plus significative que Delphine est une artiste. Publié au Seuil dans la traditionnelle jaquette rouge orangé, le roman file cette couleur d’un bout à l’autre, à la façon d’un tableau qui expose davantage qu’il n’explique les liens fragiles qui unissent les personnages mis en scène. Le rouge renvoie d’abord à la passion de Delphine, femme de feu comme le sont si souvent les personnages féminins de Suzanne Jacob. Delphine cultive une étrange fureur et semble jouer sa vie à chaque instant, suscitant partout où elle va le désir des hommes et des femmes, mais disparaissant rapidement du tableau, comme si elle fuyait quelque chose. Au début du roman, on la voit jouer aux cartes alors qu’elle se trouve à Québec chez un de ses anciens amants. Le jeu s’appelle comme de raison la « dame de coeur » et Delphine a en mains toutes les cartes pour réussir un « contrôle » et pour gagner la partie, ce qu’elle refuse toutefois de faire. Elle joue la seule carte qui lui « permet » de perdre, provoquant la consternation de son partenaire qui n’en revient pas qu’elle fasse exprès de perdre, mais Delphine est ainsi : « il y a un malheur qui essaie de se frayer un chemin jusqu’à moi » (RMF, p. 9), explique-t-elle de façon énigmatique. La scène s’achève rapidement pour donner lieu à d’autres scènes tout aussi fulgurantes, toutes associées par la couleur rouge.

On voit ainsi Delphine en route vers Montréal à bord d’une voiture de location, une voiture rouge, car c’était la seule couleur disponible ; on apprend au même moment qu’elle a en horreur cette couleur depuis une excursion tragique dans le parc de la Vérendrye qu’elle avait effectuée à bord d’un canot rouge, excursion durant laquelle Delphine s’est fait violer. Au retour de ce cauchemar, alors qu’elle conduisait à toute allure sur la route du parc de la Vérendrye, elle frappe mortellement un motard qui lui barrait le passage et qui appartenait au groupe des Hells Angels. Le rouge est aussi la couleur de la maison du père de Luc, Félix, chez qui se retrouve un grand nombre de personnages au milieu du roman. La même couleur donne son nom à la rivière Rouge où Luc et son père se baignent. Par ailleurs, le roman contient une série de références à des chaussures rouges : celles des poupées de Rose, la copine de Luc au prénom prédestiné, puis les chaussures de Catherine, l’amie de Delphine qui l’accompagnait lors du voyage traumatisant en canot, ou encore Les souliers rouges, titre d’une toile que Delphine découvre par hasard dans une galerie d’Ottawa et qui la bouleverse au point que son riche amant Lorne la lui achètera sur-le-champ.

Tout le roman se lit à vrai dire comme un hypertexte dont le mot-clef serait précisément la couleur rouge. À la linéarité du roman traditionnel se substitue une forme étoilée qui permet de suivre des liens, d’entrer dans des microrécits qui existent indépendamment les uns des autres, de suivre la vie de personnages qui forment une société décentrée, marquée par l’instabilité des liens interpersonnels. À cet égard, le personnage le plus typique est sans doute celui du fils Luc, portrait réussi du jeune homme hyper contemporain, pour qui le monde réel est loin d’aller de soi.

Devenir un peu plus contemporain

À l’instar de Delphine, Luc joue aux cartes, mais à l’ordinateur comme toute sa génération. À vingt-sept ans, Luc admet devant ceux qui le lui reprochent qu’il n’est pas tout à fait un homme, qu’il n’est pas encore vraiment un adulte. Quand il ne joue pas aux cartes virtuelles, il fait du bénévolat à l’hôpital Notre-Dame, il arrache poliment quelques sous aux passants du métro Berri-UQAM, il lave la vaisselle chez Valentine et il prépare une thèse de doctorat en sociologie sur la normalité dans différentes tribus. Sujet difficile par les temps qui courent, si difficile qu’on ne s’étonne pas de le voir abandonner son projet. Car comment définir la normalité à une époque où les modèles sociaux sont devenus caducs ? La normalité, est-ce celle de sa mère qui ne cesse de fuir, de disparaître dans la nature ? Est-ce celle des amants de Delphine que l’on ne parvient jamais à connaître vraiment (Simon, Lorne, Lenny) ? Est-ce celle de son père Félix, champion de l’ironie et du sarcasme et qui ne trouve la paix que dans l’observation des oiseaux sauvages ? Est-ce celle de son amoureuse Rose qui ne veut pas d’histoires et qui pratique le yoga pour son mieux-être ? Luc lui-même est-il « normal », lui à qui on ne cesse de dire qu’il ne vit pas dans la réalité, qu’il est incapable de se révolter, qu’il a une « douceur de victime » (RMF, p. 113) ? On le lui a assez répété pour qu’il ait intériorisé le verdict : « Je suis fou, je suis nul, c’est entendu » (RMF, p. 34). Il parle un langage métaphorique, monologue avec lui-même, se demande pourquoi il s’est « exclu du vent et des arbres, exclu du ciel, exclu des événements locaux qui ne sont rien » (RMF, p. 33). En tout temps, qu’il soit seul ou avec autrui, il se regarde agir, spectateur de lui-même, incapable de ne pas se dédoubler pour mieux s’auto-analyser. Quand il se lasse de ces parties de solitaire, il tente bien de réintégrer le monde non virtuel, mais celui-ci n’a pas de saveur et Luc ne s’y sent jamais chez lui. Impossible d’être naturel : quelque chose le coupe de lui-même et le force à intellectualiser le moindre comportement. S’il entre dans un magasin, ce n’est pas pour acheter des biens nécessaires ou pour se faire plaisir, mais c’est pour voir si, en essayant de faire comme les autres, en remplissant sa « benne géante » d’objets de consommation, il ne parviendrait pas enfin à devenir « un peu plus réel, un peu plus consensuel, un peu plus interactif, un peu plus contemporain » (RMF, p. 48). Le résultat est chaque fois désastreux : « En sortant de ces visites initiatiques, il ne savait plus sur quelle planète il habitait » (RMF, p. 48).

Les nombreux passages du roman où les personnages se déconnectent de la réalité immédiate révèlent leur désarmante légèreté, mais aussi le réalisme parfois loufoque de Suzanne Jacob. On a l’impression qu’ils sont à deux doigts de sombrer dans l’abîme. Delphine perd le contact avec la réalité dès le moment où elle se met à penser au fait qu’elle joue aux cartes. Luc connaît bien, lui aussi, de telles absences et il développe même des stratégies pour éviter de trop souffrir, en exploitant ce que le roman appelle « la toute-puissance du zapping » (RMF, p. 58). Quand il se sent vraiment mal, comme lorsqu’on lui dit qu’il ressemble à sa mère, il se dissocie de lui-même : le corps de Luc, « n’ayant plus de territoire délimité par l’intimité et par la discrétion, s’était zappé lui-même et avait atterri en pleine catastrophe étrangère » (RMF, p. 57-58). Pour reprendre pied, Luc se projette dans une catastrophe naturelle ou une guerre sanglante, quelque chose de réel enfin, mais qui l’arrache à l’insupportable évanescence de son monde immédiat. Les personnages éprouvent tous à quelque degré une semblable urgence de détachement qui va parfois jusqu’à la dissociation ou au dédoublement. La colère ne se traduit que rarement par un conflit en acte : le personnage « disjoncte », mais il se voit en train de disjoncter et c’est comme un rituel joué d’avance. On assiste ainsi au spectacle d’une violence qui s’annule du fait même qu’elle ne se connaît que trop.

L’art de l’ironie

Entre la mère et le fils, il ne semble pas y avoir beaucoup de place pour le père de Luc, qui joue pourtant un rôle important dans le roman puisque bon nombre de personnages se retrouvent chez Félix à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Située à l’exact milieu du roman, la scène de la fête qu’il organise dans sa maison rouge sur le bord de la rivière des Outaouais permet de structurer le « roman familial » et de renforcer l’unité d’un récit qui menace toujours de se perdre dans les digressions ou les gros plans. Mais le père semble exclu de la relation organique qui lie Luc et sa mère. On le voit dans une des scènes comico-sérieuses du roman, l’enterrement de la mère d’Armelle, la nouvelle conjointe de Félix. Luc demande à sa belle-mère si elle l’autorise à quêter à la sortie du cimetière. Pourquoi pas, lui répond-elle : « après tout, toutes les coutumes nous arrivent désormais même si on ne les connaît pas, on les accepte, si c’est la coutume que tu crois, n’hésite pas » (RMF, p. 182). Le père a beau se rebiffer contre son fils (« C’est quoi, ta mascarade, c’est l’Halloween peut-être ? », RMF, p. 182), Luc continue son rituel improvisé comme si de rien n’était, comme s’il était normal aussi que son père ne comprenne ni n’approuve son geste. La loi du père est parfaitement inopérante dès lors que la société accepte les règles du nouveau jeu (le frère d’Armelle, Yves, remercie même Luc d’avoir songé à recueillir les dons).

Le personnage de Félix incarne une manière plus intellectuelle de se couper de la réalité des émotions et de maintenir une distance face aux autres : l’art de l’ironie. Il sait qu’il excelle à cet art, à un point tel d’ailleurs qu’il se sent prisonnier de cet art et rêve d’en être libéré. Comment faire toutefois pour retrouver la ferveur, pour ne plus être désabusé une fois qu’on a goûté au plaisir pervers que l’art de l’ironie procure en société ?

Félix ne voyait pas comment sortir du seul ordre qu’il connaissait, celui de l’ironie et du sarcasme, un snobisme en somme, il se le disait, avec lequel il n’avait pas cessé de se penser lui-même et de penser le monde, de s’assigner un rôle et une fonction dans le monde, lui aussi né « fidèle », mais devenu « citoyen », né « canadien » et devenu « québécois », pompon ! Ne pouvait-il pas inventer une autre manière, du neuf, de l’inédit. Sur-le-champ, de toutes ses forces, il l’appelait, cette nouvelle manière d’apercevoir le futur qui lui donnerait forcément une vision complètement transformée de son itinéraire. Atteindre un promontoire ou basculer dans un séisme, pourvu qu’il puisse considérer autrement le tracé de la route qui était la sienne, trouver en lui une hauteur ou une profondeur, clarté ou noirceur, d’où rompre avec sa petite idée qui était la petite idée de toute sa génération, d’où rompre avec son quant-à-soi qui n’était qu’une extrême dépendance à l’unanimité de l’ironie, du sarcasme, du cynisme de sa génération […].

RMF, p. 117

Tout ce qui sert à fixer une identité passe à la moulinette de l’ironie, que ce soit la famille, le couple, la société ou la nation, sans parler de la religion qui n’est plus qu’un vague souvenir pour celui qui est passé de l’état de « fidèle » à celui de « citoyen ». Luc a hérité de ce « regard oblique » qui le rend si apte à s’absenter du monde. La conscience ironique, disait Vladimir Jankélévitch dans son beau livre sur l’ironie, « se délivre de son présent, en spéculant sur les absences [6] ». Mais cette délivrance est elle-même devenue un piège tant les personnages comme Félix ou Luc se sont habitués à ce jeu, tant le monde contemporain semble déréalisé, soumis à la loi du virtuel, de l’immatériel. À force d’ironie et de détachement, de tels personnages finissent par trouver normal de ne plus trop se ressembler, de se projeter dans un horizon absurde et désenchanté. La vision du monde des personnages est médiatisée par une autoréflexivité permanente : impossible de ne pas se voir en train de faire ce qu’on fait. Félix en est très conscient : « Avant […], on gobait des oeufs, et désormais, on gobe que ce sont des oeufs qu’on gobe » (RMF, p. 119). En cela, le père et le fils ont plus en commun que la mère et le fils.

Mais la figure du père demeure en retrait du roman, qui accorde la première place à la mère malgré son rôle très mineur dans l’économie narrative. L’ironie du père ne peut rien contre la couleur rouge qui unit le fils et la mère et qui appartient à un langage qui n’est pas le sien. Félix voit bien qu’il est exclu d’une telle union : « Pourquoi est-ce que je ne peux m’adresser à mon fils qu’en pensée, et pourquoi ai-je toujours eu le sentiment qu’entre sa mère et lui il y avait une langue inaccessible aux autres, audible par eux seuls, et qui continue à se parler dans la distance, une langue dans laquelle il m’a toujours été impossible d’entrer, une langue en cercle fermé, un club sélect ? » (RMF, p. 124) Le langage ironique de Félix ne fait pas le poids à côté du lien de sang qui unit Delphine et Luc. C’est ce lien de sang qui va faire l’objet de la dernière des neuf sections qui composent le roman.

La voix du Trickster

Tous les romans de Suzanne Jacob sont marqués par le privilège accordé au « regard oblique », à l’art de l’ironie, même lorsqu’il est question d’événements graves, comme dans L’obéissance (1991) qui aborde le thème de l’infanticide. Mais on ne peut s’empêcher d’observer que l’ironie est elle-même tournée en dérision dans Rouge, mère et fils. Elle fait partie des « fictions dominantes », des conventions sociales dont l’individu est le jouet plus ou moins volontaire, comme on le voit par l’exemple de Félix. Le chapitre final de Rouge, mère et fils pousse cependant les choses beaucoup plus loin et change radicalement de registre. Il ne s’agit plus de parler ironiquement de l’ironie, mais de parler depuis une tout autre perspective, et dans une forme qui n’a plus rien à voir avec les « pompons » et autres facéties que se permet la romancière. À partir des retrouvailles de la mère et du fils, exit le père et son ironie maladive. Il y a dans cette ultime partie du roman non seulement un changement de perspective, mais aussi un changement d’écriture. Pour bien comprendre la violence de cette rupture, il faut toutefois revenir en arrière et faire une place à un personnage surnommé le Trickster qui surgit au milieu du roman.

Le mot « Trickster » vient de l’anglais (« Trick ») et renvoie à l’univers mythologique ou religieux dans plusieurs cultures, notamment les cultures amérindiennes. Il s’agit d’un dieu farceur qui passe outre aux règles et qui tient du fripon ou du clown. C’est pourquoi on ne sait pas trop comment lire les scènes dans lesquelles on voit d’abord le Trickster en bandit de grands chemins qui intercepte des voitures pour en détrousser le conducteur. Sa première victime est Armelle, en route vers la maison de Félix avec une glacière remplie de homards (encore la couleur rouge). Au lieu de se contenter de lui remettre l’argent qu’il réclame, Armelle renverse aussitôt les rapports de force et exige qu’il lui fasse un enfant illico, ce qu’il fait au milieu d’un cimetière en bordure de la route, après quoi elle lui laisse l’argent de même qu’un homard en guise de pourboire. Cette scène burlesque serait ridicule si elle n’était racontée sur un ton sérieux qui interdit de la lire comme une simple fantaisie. Car le rôle du Trickster est tout sauf celui d’un bouffon. On le voit mieux lorsqu’il tente de faire le même coup à Luc alors que ce dernier faisait de l’autostop au retour de la fête chez Félix. Comme Luc n’a pas un sou, l’autre n’insiste guère et lui offre aimablement de le ramener à Montréal. Les deux hommes se lient d’amitié, intrigués l’un par l’autre. Plus loin, le roman consacre plusieurs pages à raconter l’histoire du Trickster, dont le vrai nom est Jean Saint-Onge. On apprend qu’il s’agit d’un ancien joueur de piano devenu palefrenier et guide à l’écurie du château Montebello en plus d’être un passionné de littérature depuis qu’il a été initié par un ancien professeur à la retraite qui lui a fait oublier « les réformes sans queue ni tête du ministère » (RMF, p. 207). Mi-intellectuel mi-sauvage, le Trickster sera le médiateur qui réconciliera Delphine et Luc avec le sang amérindien qui coule dans leurs veines.

Le dernier chapitre du roman commence au château Montebello où Delphine séjourne, accompagnée de Lorne qui connaît le Trickster de longue date. Celui-ci invite Lorne et Delphine chez lui pour une excursion en canot. Entre-temps, Luc surgit à l’improviste et, lui aussi, se fait inviter par le Trickster qui ne sait pas encore que Luc et Delphine se connaissent. C’est seulement au moment de l’excursion, en pleine forêt, que Luc et sa mère se retrouvent finalement, grâce à l’intercession involontaire du Trickster dont la parole a quelque chose de magique ou d’oraculaire. Luc boit littéralement les paroles du Trickster, il entend à travers lui la voix de ses ancêtres. Un véritable enchantement se produit et cet enchantement lui ouvre paradoxalement les yeux (ses « yeux indigo ») pour lui révéler enfin ses véritables origines : « La voix du Trickster, c’était comme si des doigts très fins retiraient une taie qui lui obstruait la vue » (RMF, p. 274). Luc se laisse pénétrer par le langage mi-prophétique mi-poétique du Trickster :

Yeux indigo de Luc dans les yeux d’ambre du Trickster, nuit centrale, quai de gare cerné de profondes montagnes, nids de tétras, nuit et ténèbres de frimas couronnant les violettes et la fleur du gingembre sauvage, cris, chasse, rose hâtive déchiquetée par les lames du grand-duc, enfants mutilés de la Sierra Leone, je réclame, dit le regard indigo, mon héritage d’histoires et de phrases, tu réclames, répond le regard d’ambre, ce qui est caché dans ton propre sang, tu as hérité d’une surveillance et tu en as fait un refus, tu es devenu tout un peuple du refus et sur ton dos, le poids d’un interminable portage dont les nourritures sont périmées, tu n’en peux plus.

RMF, p. 272

Toute forme d’ironie a disparu : nous sommes ici dans le langage solennel de la poésie et de l’épopée, un langage venu de la nuit des temps et déposant au pied de Luc un « héritage d’histoires et de phrases » qui lui avait été jusque-là dérobé.

Dans l’essai La bulle d’encre, la fiction « mineure » du métissage s’oppose à la fiction « dominante » de l’identité nationale. Dans le roman, aucun personnage ne semble croire à cette fiction dominante et c’est plutôt l’absence de récit identitaire que vient combler le Trickster, comme un « joker » surgi pour rompre un secret et pour donner aux personnages de la mère et du fils un passé cohérent. Grâce à ce personnage au pouvoir divin, Delphine et Luc vont enfin se rencontrer pour expier la faute commise par la mère. Après une journée passée en silence au fond des bois à pêcher la truite, ils finissent par se parler — et leur échange est expressément théâtral, comme si les mots avaient été longuement répétés :

— Ma mère, murmura-t-il.

— Je suis contente de te revoir, dit Delphine avec douceur, ce n’était rien, il n’y a rien.

— Dis-moi que nous n’avons pas commis de meurtre, dit Luc.

Delphine alla se rincer les mains dans le lac.

— À quoi bon ? demanda-t-elle, où sont, qui sont les juges ? Où se tient la Cour ?

RMF, p. 277

La cosmogonie au milieu de laquelle ils se retrouvent prend la forme d’un curieux tribunal auquel Delphine va s’adresser pour demander pardon, avec un huart (à l’oeil rouge !) pour juge :

C’est à vous trois et à ce huart en costume de juge, haut col noir et blanc, que je demande de m’entendre et de me libérer d’un remords qui ne cesse de nouer autour de lui et en moi tous les martyrs passés, actuels et futurs, d’un remords qui ne cesse de me tresser à eux et de les attirer à moi comme de la limaille de fer sur un aimant. Libérez-moi de ma dette envers ceux qui avaient besoin de l’homme que j’ai tué en m’ouvrant un passage sur la route du parc de la Vérendrye la nuit qui a suivi le viol.

RMF, p. 279

Mais le crime le plus inavouable, celui que lui reproche le Trickster, demeure celui d’avoir caché à son fils ses véritables origines amérindiennes et d’avoir oublié elle-même le nom de sa tribu. Prise de douleur, Delphine se jette sur un arbre et s’écorche les mains à la façon d’une martyre. La longue scène de purification s’achève au moment où le Trickster, mimant d’anciens rituels, lui lave les mains dans le lac.

Le roman moderne ne nous a pas habitués à un tel « happy ending » qui remotive tout le texte à partir de la question de l’héritage. En s’emparant d’un héritage détourné, le roman est lui-même détourné par cet héritage, au nom d’une demande de sens venue de l’extérieur du roman (formulée clairement dans l’essai de Suzanne Jacob). Bien qu’elle traverse tout le roman, l’ironie devient tout à coup hors-jeu, suspendue par la vérité même de la souffrance qui transperce Delphine au moment où elle passe enfin aux aveux. Le refus d’assumer un héritage constitue la faute même sur laquelle le personnage est construit. C’est la faute de Delphine, mais c’est aussi et surtout la faute de toute une collectivité qui, sous prétexte de vouloir affirmer son identité, a délibérément camouflé ses origines mixtes. Suzanne Jacob donne ainsi à son roman une dimension ouvertement politique. Tout comme l’obéissance suicidaire d’un enfant dans L’obéissance rejoint l’obéissance des individus sur laquelle s’appuient les pires tyrannies politiques, la blessure dévoilée par Delphine est le symptôme d’un grave oubli collectif. Le roman fait acte de réparation en ramenant cette mémoire à la surface, peu importe si une telle scène de réconciliation trouve sa nécessité non pas dans la logique même du roman, mais dans une demande de sens externe.

Écrire et lire ne sont pas d’abord des activités littéraires, explique Suzanne Jacob dans La bulle d’encre : « C’est que je ne partage pas, écrit-elle, la croyance qui voudrait que la position que va emprunter l’écrivain pour donner à la langue l’élan qui portera son récit vers le dehors s’enracine dans la littérature [7]. » L’idée selon laquelle la littérature naît de la littérature elle-même et que le texte littéraire s’enracine dans d’autres textes littéraires est d’emblée rejetée par l’essayiste et romancière. La littérature est pour elle une « activité de fiction », mais ce n’est pas la seule et on ne saurait la comprendre si on la considère comme séparée des autres activités de fiction qui façonnent l’individu. « Être est une activité de fiction [8] », pose-t-elle comme prémisse à toute son entreprise. Ce que je suis, je pourrais bien ne pas l’être, je pourrais même décider de ne pas l’être. Le roman, en tant qu’activité de fiction parmi d’autres, force le lecteur à mettre en question ses propres fictions. C’est là, selon elle, la fonction du roman, comme de la littérature et de l’art en général :

Une des fonctions de l’art au sein des sociétés humaines est de permettre à chaque individu, alors qu’il a enraciné son existence dans une convention de réalité suffisamment stable pour pouvoir y assurer sa survie, de percevoir que cette convention de réalité qui le régit est une version des choses, est cette version des choses qui donne au monde et à lui-même une lisibilité, mais que cette version pourrait tout aussi bien en être une autre. L’art accomplit sa fonction en proposant des versions, des fictions diversifiées du monde, d’autres organisations, d’autres matrices de perception, d’autres synthèses, d’autres images globales, d’autres intuitions, plus ou moins conformes aux fictions dominantes [9].

Il n’y a ici nul désir de rupture, de révolution de la forme romanesque, mais une exigence d’élargissement, de diversification, un mouvement passionné vers tout ce qui est autre, vers l’être.

Le roman s’attaque ainsi aux « fictions dominantes » qui caractérisent un état de société donné. Il polémique avec ces fictions dominantes. Alors que l’ironie « dévoile le monde comme ambiguïté », selon la définition bien connue qu’en propose Milan Kundera pour qui l’ironie est consubstantielle au roman [10], la fin de Rouge, mère et fils dévoile le monde comme mensonge, comme aveuglement coupable. Suzanne Jacob ne fait pas de l’ambiguïté une valeur particulière. Ce qui compte pour elle — comme pour un grand nombre de romanciers contemporains —, c’est que l’écrivain agisse sur le lecteur en l’aidant à rendre le monde lisible, donc habitable, apte à recevoir sa propre activité de fiction. Le Trickster permet à Luc de lire enfin le monde, de se lire soi-même en découvrant, pour la première fois, son « héritage d’histoires et de phrases » qui lui avait été caché par sa mère. Et si une telle réparation exige de prendre (provisoirement ?) congé du roman, du roman comme art de l’ironie, alors qu’il en soit ainsi. L’héritage romanesque n’est qu’un héritage parmi d’autres.