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Les usages sociaux des objets : paraître « sportif » en ville

Dans les approches des sciences sociales, l’étude des objets est fréquemment associée à la question des techniques (Leroi-Gourhan, 1973 [1945] ; Mumford, 1934 ; Latour, 1992 ; Bromberger et Chevallier, 1999). Il s’agit effectivement d’une dimension essentielle, mais la question des usages des objets et de leur inscription culturelle est plus vaste. En effet, les objets peuvent à la fois rappeler et faire exister des liens sociaux (Du Gay et al., 1997 ; Bromberger, 1998), objectiver une généalogie (Kopytoff, 1986), fonctionner comme des signes (Baudrillard, 1968), affirmer des identités (Hebdige, 1993), révéler un itinéraire social ou encore permettre de marquer une appartenance (à un groupe social, d’âge, de sexe, de sport, de musique, etc.). S’il existe de nombreux travaux ethnologiques sur les objets ou des réflexions sociologiques et anthropologiques sur la construction sociale de l’espace (Appadurai, 1988 ; Ferguson et Gupta, 1992), l’analyse de l’usage des objets de consommation dans les espaces publics n’est pas courante. On comprend que les multiples usages des objets incitent à une prudence d’analyse. Un objet identique prend des significations très différentes selon les lieux, les combinaisons d’objets, les attitudes et le langage qui y sont associés.

Comme d’autres catégories d’objets, les objets sportifs ne présentent pas une grande stabilité ni une homogénéité de caractéristiques. Il n’est donc pas question ici de les traiter comme une catégorie uniforme, utilisée indépendamment des propriétés des moments de la vie sociale. Si les objets sportifs nous intéressent, c’est qu’ils ont pris une importance considérable dans la vie quotidienne et particulièrement dans la composition de l’apparence corporelle. Leur présence est particulièrement marquée dans la composition du « paraître » des « adolescents[1] », les tenues sportives constituent pour eux l’un des éléments importants de l’expression corporelle (« body gloss » ; Goffman, 1974). Dans les lieux publics, elles permettent un ajustement de l’apparence corporelle en référence à une culture visuelle (Hollander, 1993). Cette sensibilité aux apparences traduit une demande des « adolescents » de participer, par le biais des usages des objets sportifs, à une culture valorisée et valorisante. Les signes de la culture sportive médiatisée permettent d’afficher une identité positive dans des lieux publics. À travers les apparences transgressives du sport, on s’oppose aux codes bourgeois, tout en s’approchant de l’univers du luxe symbolisé par de vraies marques. Par les références à l’héroïsme sportif, on rappelle une identité masculine que l’on pense menacée. Plus que d’autres, les populations aux identités incertaines comme les adolescents trouvent dans les objets de l’apparence un moyen d’afficher et de jouer des identités. L’usage, souvent ostentatoire, des signes de la sportivité indique aussi une façon de chercher à s’approprier la ville.

Ce travail s’appuie essentiellement sur des observations de type ethnographique, portant sur l’usage des objets sportifs par des jeunes dans les espaces publics du centre-ville[2]. Même si plusieurs enquêtes quantitatives ont permis de préparer ce travail, le fait de s’intéresser à l’apparence, sujet très sensible chez les jeunes que nous avons observés, imposait d’utiliser des méthodes plus qualitatives. Trois types d’observations ont été utilisés : une observation des usages des lieux publics du centre-ville (centre commercial, lieu historique, station principale du tramway) ; une observation des déplacements ; une observation de l’usage des magasins. En complément, des entretiens ont été réalisés auprès des jeunes et des commerçants[3].

Une forte sensibilité des « adolescents » aux cultures sportives

L’usage des objets sportifs dans la présentation de soi en public repose sur une transformation des cultures adolescentes avec, en toile de fond, une culture sportive très prégnante.

Cultures adolescentes et mutations sociales

Les adolescents ne représentent pas une catégorie sociologique. Les conditions sociales, les cultures, les goûts et les pratiques des « jeunes » sont d’une grande diversité. Même lorsque les passions se ressemblent, pour la musique ou le football par exemple, les conduites sont loin d’être homogènes. Si les propriétés économiques et sociales conduisent à la constitution de « paniers » de consommation très différents, cela n’empêche pas que des marques et des objets sportifs soient possédés et portés par des enfants des diverses catégories sociales[4]. Évidemment, la signification des objets, le nombre d’achat et, probablement davantage encore, l’usage ne sont pas identiques. La quantité de vêtements de marque possédée, les combinaisons d’objets, les moments et les lieux d’usage de la tenue (école, ville, club sportif) comme le rapport aux objets (le même objet pouvant être porté avec ostentation ou discrètement) permettent de repérer un large spectre d’usages des objets sportifs qui n’est pas sans relation avec les propriétés sociodémographiques des consommateurs (Desbordes, Ohl et Tribou, 1999).

Malgré cette diversité des propriétés sociales et d’usages des objets, les marques sportives considèrent les « adolescents » comme leur « coeur de cible »[5]. En fait, la consommation des adolescents n’est pas particulièrement novatrice, elle s’inscrit parfaitement dans les évolutions générales de la consommation de vêtements. Le déclin du vêtement traditionnel et l’accroissement de la part des tenues sportives caractérisent les évolutions les plus remarquables de la garde-robe (Herpin, 1986). L’importance de la cible des adolescents pour le marketing s’explique par leur plus grande faiblesse à se défendre de l’emprise des représentations médiatiques et par leur rôle affirmé de « prescripteurs » de la consommation (Tribou, 1999)[6] ; R. Elms, journaliste du magazine destiné aux jeunes Face illustre de manière provocatrice cette tendance en affirmant que « plus personne n’est adolescent aujourd’hui, parce que tout le monde l’est » (cité par Featherstone, 1996).

L’étendue et le flou de l’appellation adolescent dérangent davantage les spécialistes des sciences sociales que ceux du marketing. Pour Bourdieu (1980), la « jeunesse n’est qu’un mot » qui réifie des représentations regroupant des populations aux caractéristiques fort différentes. Les publicistes et les spécialistes de marketing[7] se contentent, quant à eux, d’une déclinaison de la catégorie sous le néologisme « adulescent », désignant les personnes qui ne sont pas tout à fait adultes ni complètement adolescents, pour affiner les classifications. Sans pour autant négliger l’arbitraire des catégorisations, il ne faut pas minimiser les effets générationnels des conditions d’existence d’une période donnée. Les contextes économiques et sociaux présentent des singularités pour chaque génération. D’une part, on observe de grandes variations de l’offre de consommation selon les périodes. Les produits sportifs, comme l’offre médiatique des années 1990, sont différents de ceux des années 1970 (Desbordes, Ohl et Tribou, 1999). D’autre part, de nombreuses mutations modifient l’environnement social et économique[8]. Par exemple, le prolongement de la jeunesse, la massification de la scolarité, la croissance de l’urbanisation, la réduction de la taille des foyers ou encore la modification des logements et des équipements induisent d’autres modes de socialisation. Les incertitudes socioprofessionnelles (avec une plus faible espérance de mobilité sociale et des risques de déclassement), la réorganisation des rôles sociaux, l’accroissement des inégalités (particulièrement de patrimoine, entre les catégories sociales mais aussi entre les générations), la diversité des modèles auxquels ils sont confrontés (des revendications égalitaires en matière de sexe à une forte division sexuelle), la remise en cause des modèles familiaux traditionnels ou encore le manque de confiance à l’égard des institutions (scolaire, judiciaire ou politique), sans être entièrement communs, rapprochent les diverses expériences sociales et accentuent les difficultés des constructions identitaires. Si les conditions objectives restent certes très différentes (parcours scolaires, insertion professionnelle, niveau de vie), les univers symboliques des « jeunes » présentent, parfois de façon transitoire, des caractéristiques analogues. On ne peut pas négliger les effets de l’uniformisation de l’offre (Ritzer, 1998), notamment au niveau des jeux et de la télévision (Kline, 1995). L’homogénéité très relative des situations sociales des « jeunes » semble augmenter la propension d’une génération à constituer ses propres références culturelles[9].

Paraître sportif ou le sentiment de participer à une culture valorisée

Même si les « jeunes » sont particulièrement sensibles à la télévision, que les médias ont donné une place considérable au sport ou encore que la qualité du marketing des marques sportives s’est sensiblement améliorée, cela ne suffit pas à expliquer que le sport et ses produits soient consommés avec autant d’engouement. L’efficience économique des entreprises qui vendent des produits sportifs s’appuie sur l’efficacité symbolique de la culture sportive. Les nombreuses stars du cinéma, de la télévision, des bandes dessinées ou de la musique auraient très bien pu supplanter les sportifs comme référents identitaires. Or pour les adolescents, les sportifs ont détrôné les acteurs et les stars de la musique (Duret, 1994). En fait, une partie des modifications des dispositions culturelles à l’égard du sport est simultanément liée à ses caractéristiques spécifiques, ses dispositions à réaffirmer les identités nationales et locales (Maguire, 1999 ; Bromberger, 1995), ses dimensions médiatiques et marchandes, les transformations des liens sociaux et au rôle de la consommation dans la culture.

En effet, même si on peut le regretter, la consommation est devenue un moyen privilégié de participer à la société et de signifier son entrée dans l’adolescence ou l’âge adulte. Dans de nombreux cas, l’accès aux droits civiques de la majorité ne représente pas grand-chose en comparaison de la possibilité d’utiliser une voiture. Les rites de passage à l’âge adulte sont très liés aux consommations, notamment celles qui sont associées au sport. Pour plusieurs jeunes interrogés, la première paire de Nike est un événement marquant de leur biographie. Ainsi, porter un vêtement ou des chaussures d’une marque sportive, c’est à la fois participer à une culture valorisée dans les médias par des figures héroïques (les champions) et adopter un style vestimentaire et corporel qui semble légitime, notamment grâce aux stars du rap et du rock[10].

La consommation de biens sportifs prend une importance remarquable, particulièrement pour les jeunes des milieux défavorisés qui ne perçoivent pas la culture sportive comme une culture au rabais[11]. Exclus de nombreuses institutions culturelles, de l’école (Bourdieu et Champagne, 1993) ou des centres socioculturels – qui accueillent majoritairement les enfants des catégories moyennes cultivées –, ils survalorisent la culture sportive tout en étant très éloignés des institutions sportives[12]. Le sport ne leur renvoie pas une image négative d’eux-mêmes, il représente un moyen, plus imaginaire qu’objectif, de s’en sortir ou d’effacer les stigmates de leurs origines. Il constitue un recours symbolique, une sorte de bluff social. Le « luxe » apparent de marques prestigieuses (Lacoste, Tacchini, Helly-Hansen, etc.), construit en référence aux univers bourgeois du tennis, du golf ou de la voile, masque la faiblesse des ressources sociales attachées à leur position. Alors que la réussite par les médias exige un capital culturel (langage, écriture, etc.), la réussite dans les affaires, un patrimoine économique, culturel ou social – sauf si, par exemple, on bouscule les règles en « dealant » –, le sport semble présenter d’autant moins d’obstacles que les médias mettent en scène les réussites sportives des enfants des banlieues, comme Z. Zidane, symbole des jeunes qui s’en sortent grâce à leur talent et leur courage.

Les manières de consommer indiquent une demande de reconnaissance et une volonté d’être, au moins au niveau symbolique, acteur de la société. Même si, dans la hiérarchie des biens de consommation appréciés, la voiture domine encore largement, jouer des apparences sportives est plus accessible et intervient beaucoup dans les stratégies de présentation de soi[13].

Utiliser des objets symboles de la réussite exprime une volonté d’affirmer une identité valorisée et de participer à une société très attachée aux dimensions matérielles de la culture. Plusieurs éléments convergent actuellement pour expliquer ces usages identitaires des objets sportifs. Les variations sont nombreuses et subtiles, on peut par exemple privilégier l’héroïsme sportif (maillots d’athlètes), l’ostentation d’un patrimoine économique (le tout « Costla » – Lacoste en verlan) ou réifier des références communautaires (maillot national). Les usages ne sont pas figés. Les changements culturels, sociaux, économiques ou urbanistiques peuvent affecter la signification et modifier considérablement les usages des objets sportifs. Leur place dépend également de l’accessibilité des autres biens matériels et de la visibilité qu’ils procurent. Pour les adolescents, les consommations liées à l’univers domestique sont réduites. Sur ce registre, ils n’ont qu’une indépendance limitée dans leurs choix, le bien-être domestique étant surtout du ressort des parents. Les objets importants sont donc plutôt non domestiques[14]. Lorsque les ressources économiques et l’âge le permettent, et que la configuration des lieux est propice, la voiture ou le scooter jouent des rôles analogues aux objets sportifs[15].

Pour jouer le jeu de cette culture de la consommation, certains deviennent de véritables experts en biens sportifs ; ils connaissent les marques, les modèles, les prix, les réseaux de distribution ou encore les stars sponsorisées. Leurs bavardages sur les objets entretiennent des liens sociaux, donnent des repères sur les meilleures façons de se présenter et permettent également de distinguer le « nous » du groupe et les « autres »[16]. Les pratiques et les biens sportifs contribuent à ces définitions du « nous », les objets sont une ressource importante qui permet de faire exister les sentiments de différence et de ressemblance en donnant des supports matériels à ce qui n’est pas directement visible.

S’approprier la ville

L’usage des objets sportifs n’est pas seulement associé à la pratique effective d’un sport dans un espace spécialisé ; on observe une grande diversité de lieux d’usage des biens sportifs. En effet, les pratiques hors stade se multiplient : skate-boarder, rollers, joggeurs, marathoniens, footballeurs, cyclistes, etc., utilisent les parkings, les places, les zones piétonnes, les espaces verts ou les zones interstitielles (Camy, Adamkiewics, Chantelat, 1993). La pratique sportive est cependant beaucoup plus rare que l’usage des signes de la sportivité. C’est au quotidien que l’usage des objets sportifs est détourné pour composer l’apparence du paraître en public d’une fraction importante de la jeunesse. La tenue permet à la fois d’afficher les liens du groupe et les différences avec les autres. Le port ostentatoire des marques sportives (Fila, Adidas, Umbro, Puma, Tacchini, Nike, Lacoste, etc.) et de tenues qui rappellent une nationalité (le maillot de l’équipe d’Algérie de football), un club ou un athlète prestigieux (le footballeur Ronaldo ou le Milan AC), facilitent la lisibilité de l’identité revendiquée dans les usages des espaces publics[17].

Pour les jeunes que nous avons observés, qui pour la plupart sont de catégories sociales populaires et viennent des banlieues situées en périphérie de la ville, les objets représentent bien plus que de simples marchandises : ils indiquent des façons de se réapproprier une culture et une ville dont ils sont souvent exclus. Ils n’ont pas accès aux logements du centre-ville, trop coûteux, le plus souvent réservés à la bourgeoisie locale et aux étudiants des catégories moyennes et élevées. En dehors de quelques rares sorties au cinéma ou au fast-food (« quand y a l’argent »), même les plus âgés ne consomment guère les activités culturelles du centre (théâtre, concert, musées, expositions, centres culturels) ni les lieux de sociabilité fréquentés par les populations étudiantes. Leur accès à l’offre marchande est également restreint. Leur faible pouvoir d’achat et l’évolution de la distribution vers le libre-service, beaucoup de grands magasins populaires sont en périphérie et les magasins spécialisés et haut de gamme sont concentrés au centre, créent des difficultés d’accès aux réseaux marchands. L’inscription des consommations est peu liée au tissu identitaire et leurs contacts avec des inconnus sont rares. La dissociation entre les réseaux sociaux de proximité et les fonctions essentiellement marchandes de la ville permet de comprendre la rareté des conversations « fortuites » situées hors des réseaux de relation des jeunes rencontrés. Parce que leur accès aux réseaux sociaux et économiques de la ville est surtout limité aux espaces publics, leurs contacts linguistiques sont donc beaucoup moins fréquents que les échanges visuels. Comme dans les espaces publics les liens sociaux sont généralement faibles, les sociabilités sont « froides », cela renforce l’importance de la présentation de soi. Le regard devient l’élément essentiel des relations aux autres, il exprime le type de co-présence que les acteurs instaurent entre eux. Ainsi que Werbner (1996) a pu le montrer dans le cas des minorités pakistanaises en Grande-Bretagne, les espaces publics sont propices à une mise en scène de l’identité dont l’un des enjeux est le contrôle de l’espace. Sans que les concurrences sociales atteignent le degré de structuration décrit par Werbner, dans nos observations, être présent, être vu, marcher, attendre ou parler en public constituent aussi différentes façons d’être présent, voire de chercher à contrôler symboliquement l’espace.

Posséder et montrer « de la marque »

Le goût pour les objets sportifs est complexe ; il n’y a pas de liens simples avec des propriétés sociales, une fonctionnalité, un attachement à un lieu ou une appartenance à un groupement de pratiquants. Les nombreux lycéens et collégiens qui s’approprient les tenues sportives ne partagent pas nécessairement des références précises à une culture sportive. Pour beaucoup, il faut porter de « la marque », de la vraie, les marques des distributeurs comme Décathlon ne faisant pas illusion. La forte sensibilité des « jeunes » aux marques sportives[18] s’inscrit dans des tendances générales, telle que la valorisation de la décontraction (le « casual », le « sportswear »). Cette importance des marques sportives pour la jeunesse semble être observable dans de nombreux pays et particulièrement pour les jeunesses défavorisées des pays les plus riches. L’emprise du marketing des marques sur les nombreux moments de la vie quotidienne (au domicile par la télévision, dans les stades, la rue, à l’école ou à l’université) semble contribuer à expliquer leur succès (Klein, 2000). Outre une communication omniprésente, des aspects plus qualitatifs, notamment le travail des producteurs pour se donner une identité forte, accentuent l’importance des marques sportives. Alors que les consommateurs achètent essentiellement des produits à des usages non sportifs, le marketing se focalise sur les « vraies » valeurs du sport et « l’authenticité » de la marque (Ohl, 2000). Il ne s’agit évidemment pas d’une position schizophrénique des offreurs : ils savent qu’ils produisent pour des usages détournés. Dans des marchés très versatiles, comme ceux des vêtements et des chaussures pour les adolescents, il leur faut conserver une identité stable et forte qui leur permet aussi de vendre durablement des produits plus chers, qualifiés de « techniques ». Ce marketing de l’offre ne cherche pas à répondre à des besoins effectifs des consommateurs mais vise à satisfaire les demandes identitaires d’une partie des jeunes en leur proposant des objets de marques très médiatisées, présentes tant lors des événements télévisuels les plus importants que dans les magazines, facilement identifiables par leurs logos et fortement valorisées par des héros sportifs ou des stars du show-business célèbres, riches et séduisants…

Habituellement classés parmi les biens banalisés, les survêtements et les chaussures de sport fonctionnent ici comme des biens de luxe[19] qui permettent de se présenter positivement. Pour draguer, comme pour éviter la stigmatisation sociale dans la « cité », il faut montrer que l’on n’est pas un « charclo » (clochard) et que l’on est capable « d’assurer » en possédant « de la marque » ; on retrouve ici des attitudes proches de celles qu’observait Duret (1999). Parler des combines pour trouver des produits de marque permet de se montrer débrouillard et d’attester que sa famille, sans se confondre avec la bourgeoisie et ainsi trahir les valeurs populaires, dispose de ressources économiques suffisantes. En montrant ses capacités à se procurer des tenues sportives de marques jugées prestigieuses, par l’argent familial ou des combines, on cherche à faire bonne figure, à donner une image positive de soi mais aussi de sa famille, de son quartier ou de ses origines (Goffman, 1967). Les vendeurs des magasins, reprenant les propos des jeunes et observant leurs comportements d’achat, sont quasiment unanimes pour affirmer que peu d’adolescents des cités ont des problèmes d’argent. Ils semblent confondre la mise en scène du recours à des combines pour obtenir de l’argent, qui existe mais qu’il ne faut pas sur-représenter, avec les réalités économiques des budgets des familles. L’utilisation quasi monopolistique des ressources économiques (petits boulots, argent de poche, aide des parents, voire des grands frères) à l’acquisition de biens sportifs donne l’illusion d’un patrimoine économique non négligeable. Cette construction des représentations renforce les stéréotypes sur le niveau de vie élevé des classes populaires assistées (sécurité sociale, assurance chômage, allocations familiales, allocations logements, etc.). Or, la concentration des ressources sur le paraître sportif s’explique d’abord par les logiques d’honneur qui sont en jeu dans le savoir paraître en public. Lors des enquêtes, les adolescents sur-représentent le nombre de vêtements et de chaussures de sport possédés (ils déclarent souvent posséder 10 pantalons, 10 sweat-shirts et 5 paires de baskets) alors qu’en réalité ils sont souvent habillés de la même façon et certains ont les semelles bien usées. Le recours au bluff sert à faire bonne figure, il ne faut pas paraître démuni auprès de l’enquêteur et des copains. Les réponses sont hésitantes et gênées lorsqu’on leur demande de quantifier leur garde-robe, souvent ils se regardent, attendent que quelqu’un réponde avant de se prononcer selon cette norme affichée. De plus, aucune des personnes interrogées n’a abordé spontanément les problèmes posés par le coût élevé des tenues. La valeur des objets et la reconnaissance qu’ils procurent leur semblent proportionnels aux sacrifices économiques exigés.

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L’influence des codes vestimentaires de la cité

La confrontation – dans les établissements scolaires ou le quartier – à des groupes aux affirmations identitaires plus marquées, particulièrement une partie des populations originaires des anciennes colonies françaises[20], rend la question de la mise en scène de l’identité revendiquée plus saillante pour une grande partie de la jeunesse française. L’existence de revendications identitaires fortes oriente les interactions sociales quotidiennes en imposant des adaptations aux interactants. L’une des conséquences semble être la nécessité de jouer sur les éléments fixes de la façade (Goffman, 1974) pour présenter une identité lisible et valorisée. Les marques internationales, les produits coûteux, les objets reconnus permettent d’afficher une identité plus difficilement contestable, le bon usage des biens de consommation légitimes contribuant à faire bonne figure. Des observations, menées chez des sportifs de bon niveau, attestent également du rôle des objets dans le travail de la façade, l’usage des objets techniques se limite rarement à leur dimension utilitaire (Ohl, 1995).

Cet attrait pour des objets portés par des personnages aux identités affirmées, stars ou minorités, est à mettre en relation avec les difficultés d’intégration économique et culturelle. Ainsi, la référence aux minorités nord-américaines est souvent présente dans les conduites des adolescents, surtout des garçons (Fantasia, 1994). De nombreux mouvements culturels ou de mode, tout comme la communication des marques sportives, font régulièrement référence aux minorités. D’ailleurs, une marque de surfwear se dénommant Ethnies connaît un vrai succès. Dans l’engouement des années 1990 pour le basket de rue, le hip-hop ou pour le rap, les références aux communautés noires des États-Unis ou à la « banlieue » sont fréquentes. Les personnes issues des ghettos qui réussissent socialement et économiquement deviennent souvent des figures identificatoires. Ces processus ne se limitent pas aux jeunes originaires de l’immigration ou en situation défavorisée, les enfants des catégories moyennes et supérieures sont aussi fréquemment influencés par les identités très affirmées des minorités. Même s’ils ne subissent pas de la même façon les incertitudes sociales, économiques et identitaires, de nombreux adolescents cherchent des repères dans des figures héroïques et dans la consommation d’objets à forte identité. Le plus souvent, il s’agit de se démarquer d’une culture adulte plus établie, jugée trop bourgeoise : les tenues sportives utilisées au quotidien s’opposent aux usages sportifs des articles de sport et aux vêtements de ville plus classiques, même au sportswear. Pour une partie de la jeunesse, ces évolutions accentuent la défiance à l’égard des consommations associées aux catégories moyennes, les marques des distributeurs notamment, et favorisent celles qui symbolisent le luxe ou une identité forte. En prenant les attributs du luxe des catégories supérieures et en jouant un rôle de prescripteur, les jeunes des milieux populaires bousculent l’ordre symbolique. Ils se démarquent ainsi des catégories moyennes et des adultes, en dédaignant ou même en méprisant leurs consommations bas de gamme (notamment les marques distributeurs).

L’usage des objets semble aller de pair avec le langage et les attitudes corporelles. Le verlan, la langue des « chauds[21] », comme les tenues sportives fonctionnent comme vecteurs d’affirmation. Le langage, les modes et la consommation, se diffusent souvent à partir des groupes aux affirmations identitaires marquées (Boyer, 1994). C’est le cas des « jeunes » issus des « cités » en France, des « ghettos » aux États-Unis ou de certains sportifs – les surfeurs ou les snowboarders notamment – qui influencent les catégories sociales plus élevées.

Les normes et le goût pour les marques ne sont évidemment pas homogènes : il y a des clivages très nets entre les jeunes des « cités » et les adeptes des pratiques « fun » (roller, skate, etc.). Pour les premiers, les références au sport et à sa consommation sont très classiques. La culture sportive médiatisée, essentiellement le football, sert de modèle. Leur usage des vêtements sportifs (tenues complètes de marques connues) rappelle l’hypercorrection vestimentaire et verbale des groupes sociaux en quête de reconnaissance sociale (la petite bourgeoisie notamment ; Bourdieu, 1979). Dans les pratiques de glisse, au-delà des clivages, par exemple entre rollers et skateurs, l’accord se construit dans le rejet des marques classiques portées avec ostentation[22]. L’influence des jeunes des catégories sociales défavorisées s’observe également dans la diffusion du langage. En effet, c’est en utilisant le verlan que les pratiquants de « fun » rejettent l’hypercorrection sportive des cités, les skateurs jugeant fréquemment qu’il n’y a pas plus ringard que les tenues de sport portées par les « cailleras » (racailles). Les oppositions stylistiques reposent sur des oppositions culturelles. Sans avoir pu quantifier le phénomène, plusieurs indices[23] incitent à penser que les jeunes pratiquants de la glisse sont plus rarement originaires des milieux populaires. Par ailleurs, alors que beaucoup de jeunes des « cités » survalorisent la consommation, les pratiquants de glisse affichent un rejet ostentatoire du système de consommation. Le semblant d’indifférence à l’égard des marques et la dénégation de la consommation traduisent en fait une autre sensibilité aux apparences, les objets plus « confidentiels[24] » de la « culture glisse » détrônant les grandes marques sportives.

On se prépare peu à aller en ville

Une réflexion sur les moments et lieux d’usage est importante pour comprendre les stratégies de présentation de soi. Les liens traditionnels entre circonstances sociales (le travail, les fêtes, les loisirs, le dimanche – les bas Dim, pour dimanche, rappellent ces liens) et usages des vêtements sont beaucoup plus fluctuants. Malgré un couplage flou, des utilisations différenciées selon les moments persistent. Se rendre au centre-ville implique souvent un ajustement des apparences. Lors des déplacements ou des sorties, l’attention à la tenue est plus importante qu’au domicile ou dans le quartier. Néanmoins, les différences sont moins marquées que pour d’autres populations[25]. Les adolescents interrogés ont une utilisation quasi constante des tenues sportives. Dans le quartier, l’école, au cinéma ou en ville, on porte les mêmes vêtements. Il y a une plus grande unité de la présentation de soi que chez d’autres populations qui différencient davantage les tenues portées au domicile de celles utilisées dans les lieux professionnels, en ville ou lors de sorties. On passe d’un espace à l’autre sans changer d’apparence. L’usage constant de tenues sportives relativement identiques peut s’expliquer à la fois par des raisons économiques, les éléments de la garde-robe sont peu nombreux, et par un souci identitaire. La fréquentation de différents espaces qui impliqueraient des réajustements importants des apparences donnerait un sentiment plus important d’éclatement de l’identité, alors que cette question est sensible. Si les personnes interrogées modifient peu leurs tenues pour aller en ville, ils font néanmoins plus attention à leur apparence. On ne change pas les chaussures, rarement le pantalon, un peu plus le maillot et, lorsqu’on n’a pas le crâne rasé, on soigne sa coupe de cheveux. Selon les personnes interrogées, et cela est confirmé par nos observations, les plus âgés (15-18 ans) se préparent davantage et introduisent progressivement des vêtements de marque qui s’éloignent de l’univers du sport (jean et chemises, voire des chaussures de « ville »). En vieillissant, lorsque d’autres objets comme la voiture ou le scooter participent au paraître en public, le rôle des tenues sportives se réduit : elles contribuent toujours à la composition des apparences « normales », mais ne viennent plus qu’en complément de la possession ou de l’usage d’objets aux dimensions économiques et symboliques plus importantes. Par exemple, les routes adjacentes aux zones piétonnes permettent de passer en voiture et certains jeunes circulent en scooter sur les rails du tramway, forçant de cette façon la visibilité. Les tenues sportives ne forment plus alors qu’un élément secondaire de la représentation.

Voir et être vu des passants

La question de l’usage de l’espace public est en jeu. Rendre sa présence très visible par des objets sportifs détournés de leur usage initial est une façon de rendre moins étranger l’usage des lieux ; elle permet de s’afficher, d’être vu et reconnu, ou de faire des rencontres alors que l’espace public est plutôt un lieu « d’inattention civile » (Quéré et Brezger, 1993). La visibilité des tenues sportives, notamment grâce à la reconnaissance très importante des marques, permet en quelque sorte, sans entrer dans une interaction focalisée, de ne plus être complètement étranger aux autres. Le rôle des objets sportifs est ambigu : ils facilitent une « intelligibilité scénique », grâce notamment à la notoriété des marques sportives, tout en participant à la gêne causée par des apparences trop éloignées de la normalité attendue. Les objets sportifs portés avec ostentation rappellent l’intrusion des jeunes de la cité. Détournés de leur fonction initiale, les objets et les personnes qui les portent peuvent être perçus comme n’étant pas à leur place. En effet, les relations en public qui se déroulent dans l’espace urbain sont supposées être peu focalisées, la co-présence est infrarelationnelle, la vision est périphérique et traduit à la fois un souci d’évitement et d’identification des autres. Or, étant donné la visibilité des groupes de jeunes[26], l’indifférence est plus difficile à signifier. La mise en scène de la façade personnelle impose une reconnaissance de l’identité revendiquée. Les tenues sportives, comme le langage ou les attitudes corporelles, attirent des regards furtifs et imposent, pour une partie des passants, de feindre plus fortement l’inattention et l’indifférence.

L’attente se fait la plupart du temps dans les endroits où les flux sont importants (entrée des centres commerciaux, arrivée de transports en commun, place principale, etc.) de façon à être vu et à voir, tout en étant « protégé » par la fausse indifférence de la masse des passants. Attendre sur les lieux publics suppose une orientation de l’activité qui puisse lui donner un sens, cela se fait souvent autour d’une consommation, attablé à une terrasse ou par rapport à une activité clairement identifiable (transport en commun, cinéma, lèche-vitrines, etc.). Sur la place qui concentre le plus les populations, on observe cinq grands types d’usage. Il y a les passants, les personnes qui attendent les transports en commun, des gens aux terrasses, quelques rares groupes constitués de rencontres brèves et fortuites et d’autres qui attendent en discutant. C’est parmi eux que l’on trouve l’essentiel de ces jeunes qui arborent les tenues sportives. Le contraste est d’ailleurs saisissant entre le public de la terrasse adjacente (généralement de type européen, mixte, de différents âges et aux tenues de ville décontractées) et les personnes en attente (des garçons, souvent d’origine immigrée, en basket, survêtement et maillot sportif).

Cette attente des groupes de jeunes qui arborent des tenues sportives se fait sans activité apparente ; elle constitue donc une sorte d’infraction par rapport aux codes de bonne conduite. Même si cela peut constituer une nouvelle « modalisation » du cadre (Goffman, 1974), attestée par l’indifférence de certains passants, l’attente et les déambulations de ces jeunes restent éloignées des rôles habituels joués dans ce centre-ville. Leur visibilité est accrue par le fait qu’ils dérogent au cours normal de l’action inscrite dans cet espace public, obligeant ainsi à un effort pour maintenir une « inattention civile ». Ce souhait de participer à la vie de la cité en prenant place dans l’espace public, en affichant une identité « très » visible, est fréquemment perçu comme une menace[27]. Leurs attitudes sont souvent interprétées comme des signes de fermeture et d’hostilité et, de ce fait, focalisent l’attention ou dérangent[28]. On retrouve ce que notaient Quéré et Brezger (1993) pour certains passants : le sentiment de confiance et de sécurité qui émerge habituellement de la fréquentation des lieux familiers, dans lesquels les rôles sont plus conformes aux attentes, est remis en cause. Les entretiens avec les commerçants, les conversations fortuites dans les magasins, attestent de la gêne provoquée par cet usage des lieux avec parfois des dérives racistes (« on n’est plus chez nous ») et sécuritaires[29]. On observe également une sorte de seuil symbolique qui conduit à des ajustements des attitudes des passants. Le passage à côté des jeunes « sportifs » aux tenues colorées ou sur les lieux d’attente conduit parfois – selon la configuration du moment, les passants et l’affluence – à une hausse de vigilance, les mains se crispent sur les sacs, les bras se figent, la marche s’accélère, les saccades oculaires sont plus rythmées. Certains jeunes remarquent ces attitudes plus tendues (« ceux qui se la jouent, on les voit tout de suite »).

Au-delà du souci de se rassurer par une certaine conformité, les apparences sportives servent donc aussi à mettre en scène sa présence sur un territoire. L’usage de la ville comme espace de représentation donne une visibilité au groupe. À travers des apparences qui se veulent provocatrices, les biens sportifs permettent de créer des frontières symboliques. L’hyperconformisme des tenues de sport est un moyen d’être vu tout en limitant les contacts avec le monde adulte ; les engagements sont plus délicats lorsque les interactants partagent peu d’éléments en commun. Les objets sportifs ont donc, dans ce cas, un rôle proche de celui du langage : ils permettent de créer des différences, souvent entre les membres d’un groupe et les autres, ils contribuent à organiser l’espace à partir de rituels d’exposition et d’évitement, ils participent à la mise en scène d’une identité dans des lieux qui, dans de nombreux cas, ne leur sont ni familiers, ni facilement accessibles. On retrouve donc ici des usages observés par Hannerz (1980) ; la ville est un moyen de se faire connaître aux autres, de renforcer les réseaux de son quartier et de les élargir à d’autres quartiers. Certains jeunes font remarquer, ou imaginent, que le port des marques est lié à la ville en se représentant une vie à la campagne, indifférente aux signes sportifs (« si on habitait à la campagne, pas de marques »).

Il y a également une sorte de duperie, être en ville constitue une « performance », les marques qui symbolisent la réussite sont supposées permettre d’échapper à son quartier et à sa condition alors que le fonctionnement réel des rencontres, les lieux et trajets privilégiés par les jeunes indiquent, au contraire, un fonctionnement en réseaux cloisonnés. Beaucoup d’ailleurs déclarent « on se connaît tous » ou « on connaît tout le monde », les univers citadins évoluant en parallèle, l’inattention civile se transforme en ignorance des autres.

Un accès difficile aux fonctions marchandes de la ville

La ville est un lieu de sociabilité important. La stigmatisation du quartier, l’importance du téléphone et de la télévision, la raréfaction des lieux de sociabilité (Bozon, 1984) ou encore l’organisation de l’urbanisme des périphéries des villes autour de la voiture, ont changé les relations de face-à-face. Les rencontres associées aux relations marchandes (centres commerciaux, cinéma, discothèque, salles de sport, etc.) ont gagné en importance ; les occasions de « paraître en public » y sont liées. Or, tout en étant en ville, beaucoup de jeunes des milieux sociaux défavorisés n’ont que très peu accès aux fonctions marchandes dominantes des centres-villes ; ils ne sont pas souvent acheteurs[30]. En dehors des magasins de sport, ils ne représentent pas des clients potentiellement intéressants – les commerçants s’avouent souvent dérangés par leur présence en ville –, pas plus qu’ils ne se conforment au rôle de passants pressés. Leurs déambulations les rapprocheraient plutôt des flâneurs[31]. On ne peut évidemment pas les confondre avec les attitudes des touristes et des citadins qui flânent pour regarder ou acheter, alors que leurs faibles ressources économiques restreignent leur accès aux échanges marchands.

Certains groupes de jeunes vivent donc la fréquentation de la ville comme une sorte d’effraction. Ils viennent des quartiers de la périphérie et le centre-ville constitue un territoire éloigné et étranger[32] ; les fonctions marchandes de la ville leur sont contradictoires[33]. Les annonces, les portes ouvertes ou le merchandising alléchant des vitrines les attirent tout en rappelant l’inaccessibilité de nombreux lieux de consommation. Il s’agit parfois d’une inaccessibilité objective (« on se fait teje – jeter – du Flunch –restaurant self-service du centre »). Le plus fréquemment, à l’image des boutiques de luxe des quartiers chics de Paris (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1992), les obstacles à l’entrée sont symboliques. La ville exprime la violence symbolique qu’ils vivent au quotidien. Le décalage entre les sollicitations à consommer, la valorisation de l’être par l’achat de biens et de services et les faibles moyens légaux à leur disposition pour vivre selon les modèles diffusés dans les médias est important. Malgré la conscience de l’emprise du marketing et des médias sur leurs conduites, porter des tenues de marques est vécu comme une nécessité (« on se fait carotte – arnaquer – pour un signe bidon, un crocodile tu paies, mais on achète quand même », « t’es ouf – fou –, aller en ville en Quechua[34] Bouffon ! »).

Des flâneries singulières

Les groupes observés à Strasbourg alternent les attentes sur les principales places du centre-ville et les déplacements assez courts. Ils privilégient les « non-lieux », c’est-à-dire des lieux qui ne font pas l’objet d’une appropriation par une population spécifique ou d’un usage très défini. Les quartiers historiques (Cathédrale, Petite-France) ne sont donc guère parcourus, les « jeunes » observés s’approchent du secteur de la Cathédrale pour fréquenter la boutique Lacoste mais n’y restent pas.

Les itinéraires des déplacements sont restreints, le trajet de base est celui qui va d’un grand centre commercial (Les Halles) à la principale station de tramway (Homme de Fer), soit environ 300 mètres. Les variantes prolongent le parcours vers les différents magasins de sport et de musique. Les déambulations s’expliquent moins par la nécessité de faire des achats ou de prendre le tramway que par le souhait de faire des rencontres. La marche est lente[35]. Le déplacement se fait sans but précis, « où on va » est une question récurrente comme si s’exprimait ici leur manque de projets dans la ville et dans la vie. L’inertie du groupe s’explique aussi par le regard accaparé à reconnaître une éventuelle connaissance. Il est important de serrer de nombreuses mains, de pouvoir identifier les personnes et les présenter aux autres membres du groupe. Se constituer un réseau d’alliance et d’entraide, une protection éventuelle en cas de coup dur ou d’altercation, est une activité essentielle. On cherche aussi des « tchaïs » (des « meufs », des femmes), les rencontres font la fierté de celui qui est à l’origine de l’interaction. Même si les rencontres avec des jeunes filles sont mises en avant, elles sont rares. Ce sont d’abord des interpellations directes, assez machistes, peu suivies d’effets. Le prétexte de la drague, qui correspond cependant à un souhait réel de rencontres, masque qu’en réalité c’est surtout la constitution et l’entretien d’un réseau de relations qui s’opèrent.

Les déplacements s’organisent aussi selon les lieux de vente intéressants ou accessibles. Quelques magasins (Courir) sont des lieux de sociabilité. Certains jeunes y viennent plusieurs fois par semaine pour regarder les produits, voir les nouveautés ou simplement saluer les vendeurs qui les connaissent. Mais, en dehors des grandes surfaces, des magasins de musique (Virgin, Fnac) ou des distributeurs d’articles de sport du centre-ville (Courir, Go-sport, Sport 2000…), la ville ressemble surtout à une vitrine. Se déplacer en groupe permet d’effacer ou de surmonter plus facilement ces obstacles, on entre dans les boutiques de sport à plusieurs, on regarde, on touche les produits et on met en scène son expertise de consommateur par des commentaires avisés sur les qualités, le prix ou l’esthétique des objets. Les entrées des groupes de jeunes dans les magasins varient selon la taille et le type de boutique. Par exemple, la petite surface du magasin Courir a été pensée pour limiter les obstacles à l’entrée : la porte est ouverte et la musique qui s’en échappe est de celles appréciées des adolescents. Les vendeurs de Courir sont souvent originaires du Maghreb (« ça aide, pour la relation » selon les vendeurs). L’entrée dans le magasin plus traditionnel Sport 2000, situé à proximité des trajets les plus fréquents, est plus délicate. Il faut pousser une porte, il n’y a pas de musique et les vendeurs, de type européen, sont plus souvent en attente. La faible contribution de ce décor à une ambiance accueillante semble compensée par les compétences d’un vendeur qui connaît bien les produits aimés et donne des informations sur les nouveautés (Lacoste notamment). Dans les magasins, ils anticipent les réactions des vendeurs qui se méfient de leur présence et se sentent testés. Beaucoup de vendeurs s’adaptent aux jeunes, mais ils s’accommodent moins bien de la gêne qu’ils sont supposés provoquer auprès de la (bonne) clientèle. Les vendeurs de la boutique Lacoste mentionnent qu’une partie de la clientèle se plaint et ne vient plus en raison d’un usage « trop banlieues » de la marque. Il leur arrive aussi de jouer la provocation en étant bruyants, en touchant avec insistance les produits ou en jouant avec une balle de football dans le magasin (dans les grandes surfaces). Certains s’installent parfois sur les terrasses des cafés sans consommer, cherchant ainsi l’embarras du serveur chargé de les faire partir.

Des tenues qui rappellent et mettent en scène l’identité masculine

L’observation de l’usage des tenues sportives en ville indique une nette prédominance masculine. La culture sportive demeure, en effet, un fief de la virilité (Elias et Dunning, 1994 [1986]). Les hommes sont toujours très impliqués dans l’initiation à la pratique sportive des enfants, l’usage des objets sportifs exprime une division très marquée des rôles masculins et féminins. Malgré des évolutions récentes, les tenues sont d’abord consommées par les hommes en référence aux attributs de la virilité, largement mis en scène dans le sport[36]. Pour les jeunes français des milieux populaires, les personnages de référence des années 1990 sont Zidane, Ronaldo, Barthez ou Cantona.

À l’image d’autres codes de la virilité, l’usage des objets sportifs reflète la prévalence des valeurs masculines et leur diffusion à l’univers populaire (Duret, 1999). Il ne s’agit pas ici de nier l’accès des femmes aux pratiques sportives, ni l’existence de stars féminines du sport qui influencent les consommations. Cependant, en dehors de quelques pratiques comme le tennis, les stars féminines du sport endossent moins le rôle de prescripteur de la consommation. De plus, ce ne sont pas les meilleures athlètes qui font vendre mais celles qui ressemblent à des mannequins, A. Kournikova étant l’exemple le plus marquant[37]. On observe une division sociale de la prescription, des conseils et de la rhétorique. Les modèles masculins inspirent les usages féminins des milieux populaires, alors que pour les catégories moyennes et supérieures, les mannequins et autres stars[38] présentes dans les médias – notamment les magazines féminins –, servent davantage de référence. Les usages plus bourgeois des objets sportifs portent sur d’autres modèles (chaussures en toile, modèles sans usage sportif) et ne constituent qu’un élément de la composition du paraître féminin[39]. Ce sont les bandes de garçons, généralement de trois à cinq, qui portent des tenues de sport complètes. Quelques groupes de jeunes filles, de deux ou trois personnes, beaucoup plus rares, arborent des tenues sportives très inspirées des modèles populaires masculins (notamment les survêtements en lycra brillant).

La valorisation des objets sportifs s’appuie sur une mise en scène de leur caractère transgressif. C’est d’abord pour son opposition aux institutions et sa communication décalée que beaucoup de jeunes hommes ont été séduits par la marque Nike. Plus généralement, ce sont des usages détournés des objets qui dominent. C’est parce qu’ils sont à la fois valorisés par des héros sportifs et par des usages non institués, inspirés des groupes de rap ou de certaines stars du cinéma, que les biens sportifs ont un franc succès auprès des garçons des cités populaires qui, dans une moindre mesure, se diffuse auprès des filles. L’attrait des marques Fila, Helly-Hansen ou Adidas a beaucoup été lié à leur usage détourné. La plus forte disposition des garçons à valoriser des attitudes transgressives est à rapprocher des difficultés de construction de l’identité masculine, particulièrement dans les milieux populaires. Néanmoins, la transgression et l’opposition aux codes bourgeois peuvent paradoxalement les servir et les renforcer en faisant croire que « le succès vient du dépassement de soi » (Goldman et Papson, 1998). Cette morale de la remise en cause et de l’effort, – même les meilleurs doivent à chaque épreuve remettre leur titre en jeu – se retrouve dans la plupart des pratiques sportives. Elle attire parce qu’elle est transgressive ; elle donne l’illusion d’une remise en cause des acquis et de l’ordre social. Il n’est donc pas étonnant que la culture sportive puisse séduire des personnes qui doivent essayer de trouver leur voie dans une société où l’accès à l’âge adulte est plus difficile. Cette remise en cause, largement exploitée par le marketing, est très idéologique. La justification des incertitudes professionnelles (emplois précaires, contrat à durée déterminée, adaptations rapides des effectifs par des licenciements, accroissement continu des objectifs annuels, etc.) obéit aux mêmes principes de dépassement de soi et de quête de performance. Le sport cautionne, voire naturalise, l’idée que concurrence, épreuves ou classements sont les rapports sociaux dominants.

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Les blâmes

Pour les « adolescents », surtout les garçons, les tenues sportives constituent un élément important d’un système complexe et hybride d’affirmation identitaire. Les usages des objets ne peuvent être isolés du langage qui contribue à fixer le sens des apparences. Le verlan ou des « idiomes rituels » sont utilisés pour converser dans les lieux publics, ce qui permet notamment de s’amuser à « blâmer », fréquemment sur les apparences, sans être compris par les autres. Alors que les variations de l’apparence sont ténues, les marques sont parfois différentes mais le style est identique, les blâmes permettent de créer de la différence, de se valoriser en rabaissant les autres. Le bon usage du blâme, sans excès d’agressivité au sein du groupe, permet de faire bonne figure et participe aux logiques de l’honneur.

Les interactions langagières observées en rendent compte. On s’affirme en « blâmant » : l’absence de marques ou le possesseur de tenues « datées, dépassées » est stigmatisé. Il faut essayer de faire perdre la face, de trouver les limites et faiblesses de l’autre et de s’aguerrir à résister à la stigmatisation. Cet usage social de l’offre de consommation d’objets sportifs crée un univers symbolique très structuré. En effet, les objets permettent de se valoriser à travers la combinaison de couleurs, de marques et de formes de vêtement mais également de jouer sur les registres de la dérision et de l’ironie. Comme pour des biens sportifs plus conséquents (Dant, 1999), les banales tenues sportives constituent des éléments importants des échanges ; elles sont utilisées en tant que médiateurs pour exprimer les liens, les valeurs ou les hiérarchies du groupe. Il y a à la fois une très forte sensibilité aux apparences, l’attachement aux marques est proche de l’hypercorrection, et une propension au dénigrement qui exprime les contradictions entre une culture familiale, des impératifs de consommation et des difficultés économiques. Les changements de style de vêtement ou de coiffure pouvant comporter le risque d’être blâmé ; cela renforce le conformisme et l’attachement aux marques sportives reconnues.

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Conclusion

L’analyse des façons de paraître permet de mieux comprendre la ville et ses usages. En privilégiant l’observation des lieux de l’action, nous avons pu voir en quoi la référence à la culture sportive est une ressource pour s’approprier la ville et, en quelque sorte, surmonter les contradictions entre ses fonctions marchandes, les impératifs de la consommation et les difficultés d’accès aux positions sociales qui permettent un usage « traditionnel » de l’offre marchande. Mais les populations des enfants des milieux défavorisés ne sont pas les seules à subir la violence symbolique du marché : les impératifs du paraître se présentent selon d’autres contraintes et modalités aux diverses catégories sociales. Certes, les acteurs sociaux créent de nouveaux usages des objets, les détournent, s’en servent pour rappeler une dimension de l’identité, résistent parfois au marketing des marques et d’autres fois semblent se soumettre. Le fait est que la sensibilité aux apparences, le rôle croissant de la consommation de marques et de modèles médiatiques dans la construction et l’affirmation de l’identité traduisent à la fois l’emprise du marketing et la faiblesse du recours à d’autres pratiques culturelles, organisations ou institutions. Les forts liens entretenus entre les cultures médiatiques, sportives et économiques rendent plus difficiles la distanciation et l’insoumission aux offreurs de biens et de services qui exploitent et nourrissent les crispations identitaires.

L’étude des usages des tenues sportives montre l’importance de la consommation dans la vie quotidienne ; elle rend compte de la complexité des usages sociaux des biens de consommation. Mais la massification des achats de biens sportifs et la diversité de leurs usages ne doivent pas masquer la persistance de divisions sociales très marquées. Sans évidemment suffire à comprendre le travail des apparences ou les usages de la ville, nos observations vont, dans une certaine mesure, dans le sens des réflexions de Douglas et Isherwood (1979) pour qui « les objets rendent visibles les catégories de la culture ». Dans cet univers matériel, les objets sportifs ont la particularité d’être très visibles. En outre, leurs liens avec la dramaturgie du spectacle sportif leur confèrent plus d’importance que des objets aux usages plus communs. Les moments de l’action sont enchâssés dans un environnement économique et social qui pèse fortement sur les façons dont les jeunes s’inscrivent dans l’espace. Ainsi, d’autres lieux et populations présentent de fortes analogies avec le cas étudié[42]. Mais nos observations ne sont pas nécessairement généralisables, car la situation française ou la configuration des lieux étudiés sont singuliers. Dans le contexte de mondialisation de l’offre de consommation, si les usages demeurent localisés, les enjeux sont plus vastes.