1Depuis l’apparition des premiers clubs alpins européens au milieu du XIXe siècle, l’alpinisme fait partie des pratiques fortement masculinisées. Non seulement ses pratiquants sont en majorité des hommes, mais il met également en jeu des dispositions viriles et héroïques qui assoient cette domination du masculin (Louveau, 2009).
2En tant le genre construit, au féminin ou au masculin, les activités de montagne, nous choisissons ici de nous intéresser à la pratique de l’alpinisme à travers le prisme des autobiographies de femmes alpinistes. Ces récits, dans lesquels les femmes ne manquent pas de porter un regard sur les hommes alpinistes et de révéler celui que les hommes portent sur elles, s’avèrent particulièrement éclairants pour illustrer les rapports de genre dans la pratique de l’alpinisme. Mais avant même de regarder le contenu des récits, la très faible proportion d’autobiographies écrites par des femmes nous dit quelque chose sur la place symbolique de ces dernières dans le monde de l’alpinisme. Il convient donc également de s’interroger sur les spécificités des femmes qui « osent » écrire, et sur ce qui les font se sentir « autorisées » à écrire sur soi.
- 1 On y trouve tous les récits autobiographiques écrits par l’élite de l’alpinisme – les « grands alpi (...)
3Sans surprise dans le cas d’un sport fortement masculinisé, ces récits sont rares. Sur un corpus de 57 autobiographies d’alpinistes français (29) et anglais (28) du XIXe siècle à nos jours1, les récits féminins sont à ce point sous-représentés qu’on n’en trouve que quatre : ceux de Micheline Morin (1899-1972), Catherine Destivelle (1960-), Mrs Elizabeth Aubrey Le Blond (1861-1934) et Gwen Moffat (1924-). Nous avons donc choisi d’étoffer ce maigre corpus par les biographies d’Henriette d’Angeville (1794-1871) et d’Alison Hargreaves (1962-1995), qui donnent à voir des extraits de leurs journaux intimes (Cosnier, 2006 ; Rose, Douglas, 2000).
4La dispersion temporelle et géographique de ces récits fait entrer dans l’analyse des axes interprétatifs qui s’ajoutent à la dialectique des rapports hommes-femmes : une lecture historique des représentations genrées de l’alpinisme, mais également des lectures nationales. Cependant, tout en gardant à l’esprit que les contextes géographiques et historiques sont très importants – nous y reviendrons inévitablement – c’est la question sociologique des représentations des rapports entre les genres qui sera l’objet central de l’analyse.
- 2 Car les alpinistes ne faisant pas tous partie d’un club alpin.
- 3 BMC : Membership Survey 2010, Final Report; FFCAM : données fournies par la FFCAM (2010). L’écart e (...)
- 4 On retrouve des ordres de grandeur similaires dans l’enquête de 2003 d’O. Hoibian sur les adhérents (...)
- 5 Elles se regroupent dans le Ladies’ Alpine Club (LAC), qui ne comptera jamais plus de 161 membres.
- 6 AC et LAC : comptage personnel (Alpine Club library).
5Les statistiques des grandes organisations nationales de sports de montagne permettent de donner une mesure approximative de la proportion des alpinistes de chaque sexe2. En 2010, on y observe une nette surreprésentation des hommes : Le British Mountaineering Council (BMC) compte 20,3% de femmes, la Fédération Française des Clubs Alpins et de Montagne (FFCAM) 36,4%3. L’écart se creuse pour la pratique de l’alpinisme. Ainsi, en France, les femmes représentent 25,8% des alpinistes (et pratiquants de cascade de glace), mais 35,5% des grimpeurs et 43,7% des randonneurs (dont raquettes)4. Ce type de données n’est pas disponible dans le rapport du BMC, mais il y est indiqué qu’une minorité de femmes pratique l’alpinisme, et que celles-ci sont peu nombreuses à sélectionner cette activité comme activité principale alors que c’est l’inverse chez les hommes. On peut donc conclure que plus on s’approche de la pratique « pure » de l’alpinisme, plus la proportion de pratiquants masculins augmente. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que ces chiffres récents sont l’aboutissement d’un lent processus de féminisation – certes toute relative – de l’alpinisme. Le Club Alpin Français (CAF) ne compte que 6,8% de femmes en 1882 (Lejeune, 1988), 15% en 1914, et 22% en 1982 (Hoibian, 2009). Quant à l’Alpine Club (AC), son équivalent anglais historique, il est fermé aux femmes jusqu’en 19745 et n’a admis que 5,3% de femmes parmi les membres admis depuis6.
- 7 Cette rhétorique, omniprésente dans les récits anglais du XIXe à nos jours, a connu son heure de gl (...)
- 8 Même si, comme nous l’avons écrit précédemment, il n’est pas question d’évacuer le poids des contex (...)
6L’alpinisme est donc une pratique masculine au vu des statistiques. Mais elle l’est également lorsqu’on s’intéresse aux dispositions, normes, valeurs, ou représentations véhiculées dans les récits d’alpinisme. Sans conteste, l’alpinisme est le lieu d’une masculinité héroïque qui s’exprime, depuis les débuts du sport, à travers la façon qu’ont les alpinistes de raconter leurs ascensions. Cette prévalence de schèmes masculins héroïques apparaît par exemple, tant dans les récits anglais que français, dans une rhétorique aux accents martiaux et conquérants7 (l’ascension comme une « campagne », une « lutte », un « combat » pour « vaincre » ou « conquérir » un sommet), où la domination de la montagne s’apparente souvent à une domination masculine (on « assaille », « possède », ôte à jamais le « prestige » de pics « vierges », on foule la neige sommitale à la « pureté virginale », etc.). On pourrait d’ailleurs faire l’hypothèse que la conception très conquérante de l’alpinisme anglais, pratiqué, institutionnalisé, et sportivisé au XIXe siècle par des membres d’une bourgeoisie économique en ascension formés dans des public schools (où qualités de résistance et d’abnégation étaient mises en avant) et particulièrement acquises à la cause impérialiste (Hansen, 1991) aurait pu influencer assez tôt le « style » des récits français. En effet, la conception dominante de l’alpinisme français comme « excursionnisme cultivé » (Hoibian, 2000) ne prédisposait pas à l’origine à un tel étalage de schèmes héroïques. Ou bien, dans une perspective plus anthropologique, considérer la (haute) montagne comme un espace de mise en jeu du corps qui procure un profit symbolique plus élevé aux hommes qu’aux femmes (Louveau, 2009). En ce sens, observer les schèmes organisateurs des récits sous l’angle de la différence entre les genres semble tout aussi pertinent que l’analyser sous celui des différences nationales8.
- 9 On aboutit au même état de faits lorsque l’on compte les femmes présentes dans le Who’s Who in Brit (...)
7La surreprésentation des autobiographies écrites par des hommes (94% des récits recensés) est écrasante. La proportion de femmes écrivains (6%) est donc plus faible que celle des pratiquantes de clubs, toutes périodes confondues. Une explication peut tenir aux propriétés sportives des auteurs d’autobiographies « centrées sur l’alpinisme », en tant que ces derniers appartiennent à l’élite alpinistique, au groupe fermé des « grands alpinistes ». Pour cette élite, l’écriture d’une autobiographie consacre souvent une carrière d’alpiniste de haut niveau. Or, les femmes sont particulièrement sous-représentées au sein de la sous-population des grands alpinistes9. Cette sous-représentation des femmes est d’ailleurs plus forte que celle des alpinistes de classes populaires (24% des auteurs d’autobiographies), qui constituent l’autre groupe atypique au sein de la population des grands alpinistes, appartenant pour la plupart aux catégories sociales aisées. En effet, le fait que l’alpinisme soit une pratique masculine aux connotations héroïques rend la transgression genrée plus lourde que la transgression sociale. Rien d’étonnant alors à ce que les femmes alpinistes écrivains transgressent uniquement l’ordre des genres : toutes appartiennent aux classes favorisées (Tableau 1).
- 10 En sociologie, la déviance désigne la transgression de la norme, c’est-à-dire les comportements all (...)
8Cet acte de déviance10 que constitue la pratique d’un alpinisme de haut niveau et in fine l’écriture d’une autobiographie vient-elle confirmer une attitude générale de transgression à l’égard des normes genrées de la part de ces femmes ? À la lecture de leurs récits, on peut montrer en effet que leur atypicité dans le domaine sportif se double souvent d’une atypicité sociale. Ces femmes, selon des modalités différentes suivant les époques et les pays, remettent en jeu les normes de genre par une pratique de l’alpinisme féminin innovante (refusant la place assignée aux femmes par les alpinistes hommes), mais également par une vie sociale et familiale « hors-normes »: chez les trois alpinistes nées avant le XXe siècle, cette atypicité sociale se traduit notamment par l’émancipation par rapport à une vie de famille traditionnelle. Ici, la comparaison diachronique permise par le corpus permet de nuancer l’idée que ces femmes seraient toutes des « femmes d’exception » au même titre que les pionnières (Louveau, 2009). Il est donc important de réintégrer la dimension historique et contextuelle dans l’analyse. On observe en effet une certaine conformité aux normes de genre pour les alpinistes les plus contemporaines.
9Comparant la politique du CAF (1874) et celle de l’AC (1857) à leurs débuts, Cécile Ottogalli-Mazzacavallo et Jean Saint-Martin concluent à une conformité des Françaises au modèle normatif proposé et encadré par le CAF, à savoir une pratique féminine modérée, guidée par un homme, et temporaire. Cette « excursionnisme féminin » français s’oppose au modèle anglais d’exclusion pure et simple des femmes, qui y trouvent paradoxalement la liberté de pratiquer hors des cadres normatifs d’un club (Ottogalli-Mazzacavallo, Saint-Martin, 2004).
- 11 De façon certes anachronique, on peut penser à la « socialisation inversée » dont parle Christine M (...)
- 12 Extraits de lettres de d’Angeville à son frère.
- 13 Il faut attendre les années 1860 pour que certaines Anglaises fassent de l’alpinisme sans chaperon (...)
- 14 Elle consacre d’ailleurs bien peu de place à sa vie conjugale dans son autobiographie (encore moins (...)
- 15 Comme le fait par exemple Ellen Pigeon une fois mariée, en 1876.
10Néanmoins, avant la création du CAF, d’Angeville se trouve dans une situation d’exclusion similaire à celle des pionnières anglaises, même si cette exclusion est symbolique et non pas institutionnelle (alors que les portes de l’AC sont bel et bien fermées pour l’autre pionnière du corpus, Le Blond). Les deux femmes témoignent chacune d’une transgression forte des normes de genre, et réagissent à la domination masculine sur le microcosme alpin par l’assouvissement de leur désir (déviant) d’action et de prise de risque. Ainsi, D’Angeville, élevée par un père imprégné de principes voltairiens dans une fratrie de garçons11, se rebelle contre l’orthodoxie catholique dès sa sortie de pension en lisant des « livres de controverse » qu’on lui refuse car « au dessus de [son] âge ou de [sa] portée », et en critiquant très tôt la position dominée des femmes, regrettant que « le Ciel ne [l’] eût [pas] favorisée d’une paire de moustaches » (Cosnier, 2006)12. Elle reste célibataire toute sa vie et escalade le mont Blanc à l’âge de 42 ans sans chaperon (mais avec des guides)13. Le Blond, de 67 ans sa cadette, est également une atypique. Elle se marie trois fois14, mais n’arrête pas l’alpinisme par souci des convenances comme on aurait pu s’y attendre de la part d’une alpiniste victorienne15. Elle se distingue en étant la première femme à mener une cordée féminine, de surcroît hivernale (1900), mais également à s’illustrer en Himalaya. En créant le LAC en 1907, elle dénonce ouvertement la misogynie de l’AC. Elle s’investit en outre dans des activités peu pratiquées par les femmes : patineuse hors pair, cycliste pionnière, elle est également une photographe reconnue.
- 16 Après l’ascension du mont Blanc par d’Angeville, les réactions oscillent entre admiration et amertu (...)
11Comme d’Angeville, l’émancipation de Le Blond est rendue possible par une fortune personnelle importante permettant notamment de longs séjours dans les Alpes (toutes deux finissent par s’y installer), lieu d’exil tant social que géographique qui facilite la transgression… sans la rendre pour autant facile. Les pionnières sont l’objet constant de critiques et de remises en cause de leurs exploits16, et n’osent pas s’attaquer à certaines conventions. Ainsi, si les deux femmes portent un semblant de pantalon pendant leurs ascensions, elles prévoient une jupe pour le départ et l’arrivée de la course.
12Pratiquant l’alpinisme respectivement dans les années 1920-30 et 1950-60, Morin et Moffat sont elles aussi des déviantes, critiquant ouvertement la domination masculine en matière d’alpinisme en prônant notamment un alpinisme entre femmes. Morin est ainsi l’une des premières à escalader à haut niveau en cordée féminine, avec ses camarades Néa Morin (sa belle-sœur) et Alice Damesme. Quant à Moffat, elle devient la première femme guide au Royaume-Uni en 1953 et pratique l’escalade au sein du Pinnacle Club, un des clubs féminins apparus dans la lignée du LAC.
Figure 1. Micheline Morin : couverture de son autobiographie
Source : bibliothèquedauphinoise.blogspot.fr
- 17 S’assurer un revenu ne faisait pas partie des préoccupations de ses aînées possédant un capital éco (...)
13Cette transgression explicite de l’ordre des genres en matière d’alpinisme se retrouve là encore dans leurs vies familiales respectives. Moffat, qui mène une véritable vie de bohème pendant plusieurs années, est la plus déviante. Encore mineure, elle s’engage comme conductrice de camions dans l’armée, déserte en suivant un objecteur de conscience qui l’initie à l’escalade, et s’éloigne d’une mère bourgeoise qui la supplie de rentrer dans le droit chemin. Elle est mariée et a déjà un enfant lorsqu’elle devient guide, métier vécu autant sur le mode utilitaire17 que sur celui de la vocation. Quant à Morin, elle épouse à 40 ans un homme de 15 ans son cadet, alors qu’elle a déjà réalisé un certain nombre d’ascensions difficiles. Les deux femmes finissent donc par se marier, ce qui coïncide avec la fin de l’alpinisme féminin pour Morin. La transgression genrée demeure forte, mais dans le contexte des années 1920-1960, elle l’est peut-être moins que pour leurs aînées.
- 18 Le cas de Destivelle est à ce titre intéressant : dans les années 1980, elle se plie de bonne grâce (...)
- 19 Et à ce titre sont en compétition pour certaines premières féminines.
14L’ouverture progressive de l’alpinisme aux femmes, et l’avancée vers l’égalité des rapports sociaux de sexe, semblent contribuer à une attitude moins transgressive de la part des alpinistes contemporaines, comme si ces dernières parvenaient à s’imposer sur le plan sportif tout en suivant les normes de genre18. On observe ainsi chez Destivelle et Hargreaves une atypicité sportive qui ne se double pas forcément d’une atypicité genrée. Destivelle fait partie des meilleures grimpeuses mondiales des années 1980 puis devient une alpiniste hors pair dans les années 1990 en étant notamment la première femme à escalader en solitaire et en hivernale les trois grandes faces Nord des Alpes. Quant à Hargreaves, elle est la première à réussir ces trois mêmes faces en une saison, puis la première à escalader l’Everest en solitaire et sans oxygène. Elle meurt sur le K2 en 1995. Toutes deux font partie des toutes premières alpinistes professionnelles19. Malgré ces exploits sportifs qui remettent en cause l’ordre des genres, les deux femmes ne dérogent pas aux normes genrées par ailleurs, notamment dans leurs vies familiales. Destivelle, dont le manager est d’ailleurs son premier compagnon, se marie avec un alpiniste. Après la naissance de son enfant, elle arrête l’alpinisme en solitaire. Hargreaves se marie très jeune avec un homme plus âgé, son coach et manager. Elle a deux enfants mais, poussée par son mari, n’arrête pas pour autant sa carrière d’alpiniste, ce qui scandalise la presse. En ce sens, il est difficile de dire si Hargreaves est plus déviante que Destivelle, car elle obéit à son manager de mari.
- 20 Se « sentir autorisé » est un préalable à l’écriture qui dépend aussi des propriétés sociales de l’ (...)
15Malgré la plus forte conformité sociale aux normes de genre pour les alpinistes les plus contemporaines, les six femmes sont des pionnières au niveau sportif, ayant toutes repoussées les limites de ce qui était autorisé ou pensable pour les femmes à leur époque. C’est peut-être cette place d’exception (à la fois au titre de dominées et au titre d’atypiques) au sein du monde de l’alpinisme qui leur donne la caution légitime pour écrire une autobiographie centrée sur leur carrière d’alpiniste : il semblerait que les femmes alpinistes, contrairement aux hommes, doivent justifier d’un véritable statut d’exception sportive (être « grande alpiniste parmi les femmes » ne suffit pas, il faut être « l’égale des hommes ») pour se sentir autorisées à écrire sur soi. Rien d’étonnant alors à ce que les femmes qui écrivent soient aussi celles qui possèdent déjà un fort volume de capital culturel (dont l’absence constituerait un double déficit de légitimité)20.
16Les autobiographies d’alpinistes comportent des indices, anecdotes, ou déclarations qui permettent de voir le regard que l’écrivain porte sur les pratiquant(e)s de l’autre sexe et sa perception de l’ordre des genres. Ces propos révèlent la place symbolique de l’individu (et de son genre) dans le monde de l’alpinisme.
- 21 Les référence que nous citerons ici sont essentiellement tirées d’autobiographies d’alpinistes angl (...)
17Sur toute la période étudiée, à l’exception des récits les plus récents, le regard des hommes sur les femmes est un regard de dominant, qui brille d’abord par l’absence de ces dernières : de manière générale, les femmes sont très peu évoquées. À lire leurs autobiographies, il semblerait qu’à de très rares exceptions près, les grands alpinistes du corpus n’aient jamais rencontré de femmes alpinistes, encore moins pratiqué avec elles. Ceci est particulièrement vrai des alpinistes issus de milieux populaires, toutes périodes confondues, chez qui l’adhésion à des modèles genrés différenciés est plus prégnant (Passeron, De Singly, 1984).
18Sur les 28 autobiographies d’alpinistes anglais recensées, seules deux, parmi les plus récentes, mentionnent brièvement la rencontre de femmes alpinistes (Venables, 2007 ; Cave, 2005). En vérité, les seules femmes présentes dans ces récits sont souvent les mères ou compagnes : ces dernières ne sont jamais des alpinistes, et peuvent être présentées comme celles qui s’opposent aux velléités alpinistiques de leurs maris, en cherchant à les retenir au foyer (Fowler, 1995 ; Kirkpatrick, 2008). Chez certains alpinistes des classes populaires, la femme idéale est celle qui ne pratique pas l’alpinisme (Haston, 1972 ; Whillans, 1971). Les femmes, quand elles sont mentionnées, sont ainsi essentiellement décrites comme passives, dans la lignée des stéréotypes de genre (Héritier, 1996).
19De manière générale, la lecture des autobiographies d’hommes donne l’impression d’une immersion dans un univers totalement masculin, dans lequel les initiateurs, les pairs, les concurrents sont des hommes. Le féminin y apparaît essentiellement sous forme métaphorique, la montagne étant comparée tantôt à une vierge à conquérir, tantôt à une courtisane à apprivoiser (Majastre, 2009).
- 22 Sur la notion de domination masculine, voir Bourdieu, 1998 ; Héritier, 1996 ; Löwy, 2006.
20Le regard des femmes sur les hommes est un regard de dominées, qui mêle indices implicites et contestation explicite de la domination à l’œuvre22.
- 23 L’alpinisme sans guide étant alors inenvisageable.
21Tout d’abord, les auteures y décrivent une pratique fortement encadrée par les hommes, implicitement présentés comme détenteurs du savoir alpinistique, à la fois mentors, professeurs et gardiens. Compagnons indispensables de D’Angeville et Le Blond23, les guides laissent ensuite la place à des mentors masculins qui initient Morin, Moffat, Hargreaves, et Destivelle. Morin décrit ainsi sa première ascension en compagnie de son frère et d’un camarade, qui jouent aux guides. Moffat est initiée par un jeune homme, Tom, pour qui elle déserte de l’armée. Hargreaves est d’abord prise en main par son père, puis par un grimpeur local, J. Ballard, qu’elle épouse très jeune et qui la pousse vers une carrière professionnelle. Quant à Destivelle, initiée par des moniteurs du CAF et des guides avec qui elle entretient des relations privilégiées, c’est son compagnon alpiniste rencontré lors du tournage d’un film d’escalade, Lothar, qui gère ensuite sa carrière.
- 24 Chose impossible entre les pionnières et leurs guides, du fait d’une trop grande distance sociale. (...)
22À la différence des hommes alpinistes, les femmes alpinistes entretiennent des relations privilégiées –notamment amoureuses pour Morin, Moffat, Hargreaves et Destivelle24 – avec des alpinistes de l’autre sexe à qui elles reconnaissent, du moins pour un temps, une supériorité. Ceci va de pair avec une recherche de reconnaissance de la part des alpinistes hommes, qui s’incarne dans des comportements de plus en plus affirmés au fil des époques, en lien avec le contexte social et sportif : alors que les pionnières affichent leur volonté de faire comme les hommes, les alpinistes modernes entendent bien faire mieux qu’eux, et même se voir reconnaitre une supériorité alpinistique.
- 25 La ruse, contrairement à la stratégie, est d’ailleurs un trait stéréotypique essentialisant (et dév (...)
- 26 Le chapitre « Alpinisme galant » (p. 179-184)
23La volonté de faire comme les hommes représente une transgression des frontières entre les genres qui ne va pas sans résistance masculine, résistance particulièrement forte au temps des pionnières. Il faut ainsi plusieurs années à Le Blond pour obtenir l’autorisation de concourir avec les hommes en patinage. C’est plus tard que la domination masculine en alpinisme est en mesure d’être critiquée par les femmes. Pour ces femmes alpinistes, la ruse25 est parfois nécessaire pour pratiquer comme elles le souhaitent, qu’il s’agisse de faire partie d’une cordée féminine (Morin), ou de postuler à l’examen de guide (Moffat). Morin décrit les rapports de cordée inégaux entre hommes et femmes dans un texte sarcastique26, où le jeu des qualificatifs montre la place de chacun : l’homme dominant (« grand alpiniste » apportant une « nouvelle preuve musculaire de sa supériorité », à « l’amour-propre masculin »), et la femme dominée (« gentille » ; « débutante » ; « charmante » ; « aimable paquet » ; « très fière d’être emmenée » et de « porter des culottes »). Rôles fixes que l’homme refuse d’inverser. Et Morin de plaider pour une relation égale de camaraderie au sein des cordées mixtes. Les propos revendicateurs de Morin doivent ainsi être replacés dans le contexte tant social que sportif de l’époque. Alors que la contestation explicite de la suprématie masculine est difficile pour les pionnières comme D’Angeville ou Le Blond, Morin pratique à une époque où l’alpinisme féminin est en développement et où des questions comme le droit de vote des femmes commencent à être sérieusement discutées.
- 27 Très souvent en mettant en avant leurs qualités sportives « féminines » (technicité, finesse, etc.) (...)
- 28 D’où des polémiques à propos des deux alpinistes contemporaines du corpus, comme Hargreaves, alors (...)
24La dernière génération d’alpinistes étudiée va plus loin, en se confrontant aux hommes dans le but de faire mieux qu’eux27. Ainsi, Destivelle « jubile » de voir des hommes échouer là où elle a réussi sans peine, et « adore » doubler les cordées masculines, et leur « filer sous leur nez avec juste une protection de sécurité tous les dix mètres » (p. 24 et 71). Chez Moffat, c’est la satisfaction de devoir tirer des clients masculins trop sûrs d’eux. Mais même dans ces cas de contestation de la domination masculine, il semble que les femmes soient toujours en recherche de la reconnaissance masculine, comme en témoignent les commentaires appréciateurs des hommes à leur égard qu’elles ne manquent pas de relater dans leurs textes. En quelque sorte, en montrant l’intérêt que leur portent les hommes, les femmes dévoilent leur position de dominées en recherche d’une reconnaissance. Ces regards sont également des regards normalisateurs : tout comme les remarques des surfeurs décrits par Sayeux qui comparent les surfeuses de haut niveau à des hommes (Sayeux, 2006), « grimper comme un homme » ou être « aussi forte/téméraire qu’un homme » est un compliment qui remet les genres à leurs places symboliques respectives et participe d’une « naturalisation de la différence des genres » propre à la domination masculine (Bourdieu, 1998) : l’alpiniste qui a « trop » transgressé l’ordre des genres devient « trop » forte pour demeurer femme28.
25Le fait que les alpinistes auteures d’autobiographies soient une petite minorité dans un univers où règne une masculinité hégémonique a deux corrélats importants.
26D’une part, ce sont des déviantes au niveau sportif, ayant toutes repoussé les limites de ce qui était autorisé ou pensable pour les femmes à leur époque. Cette atypicité sportive se double parfois d’une atypicité sociale d’autant plus forte que la place de la femme dans la société est dévalorisée : ce sont donc les pionnières qui sont les plus déviantes de toutes, transgressant l’ordre des genres sur le plan sportif mais également dans leur vie sociale et familiale (aidées en cela par un capital économique important).
27D’autre part, la question des rapports entre les genres est centrale dans leurs écrits. Alors que les hommes sont « à leur place » dans cet univers organisé par des agents et des représentations masculines, les femmes, en tant que dominées, questionnent les rapports entre les genres. Ces deux postures sont révélatrices des places symboliques des sexes dans l’alpinisme.
28Dans cette analyse, la dimension contextuelle, même au second plan, ne doit pas être évacuée : c’est toujours à l’aune des caractéristiques sociales et sportives d’une époque (voire d’un pays) que les comportements de ces femmes doivent être replacés.