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« Transnationalisme » des immigrants et présence du passé

Roger Waldinger
Traduction de Jean-Luc Pinel
p. 23-41

Résumés

Les chercheurs qui analysent le « transnationalisme » des immigrants nous disent que le cas des migrants contemporains qui vivent « ici » et « là-bas » présente désormais des formes nouvelles. Prenant position par rapport à la littérature historique et contemporaine, cet article soutient que la relation entre le « transnationalisme des immigrants » à présent et autrefois revêt des formes beaucoup plus complexes. Il met en évidence trois modalités différentes de relation entre passé et présent : la récurrence, soit la constante réapparition, chez les immigrants, de liens ethniques et trans-États, qui relient l’« ici » et le « là-bas » ; changements dans l'organisation politique, avec l'apparition massive de mécanismes d'État qui contrôlent les mouvements de population entre pays, qui rationalisent les distinctions entre étrangers et citoyens, empêchant de ce fait la constitution de liens entre États d'origine et États d'accueil ; enfin, l'imprévisibilité, c'est-à-dire les incertitudes politiques inhérentes aux relations entre États qui aboutissent à faire peser périodiquement les menaces de guerre ou d'hostilité entre pays sur les liens sociaux transnationaux entre les immigrants et leurs descendants.

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Texte intégral

1En ce début du xxie siècle, on assiste au déclin de la croyance selon laquelle l’État-nation et la société tendent à se rapprocher. Au lieu de cela, c’est la « mondialisation » qui est à l’ordre du jour, avec la migration internationale transportant « l’autre » étranger, celui du tiers-monde, vers le premier monde tandis que le développement mondial du commerce et des communications amplifie et accélère les circulations dans le sens opposé. Les chercheurs en sciences humaines cherchent donc de nouvelles façons de réfléchir aux relations entre « ici » et « là-bas », comme le met en évidence l’intérêt porté à bien des choses que l’on appelle « transnationales ». La passion est particulièrement vive chez ceux d’entre eux qui étudient la migration internationale : en observant que la migration produit une pléthore de relations faisant se chevaucher sociétés « du pays d’origine » et sociétés « d’accueil », ils détectent l’émergence de « communautés transnationales », constat à partir duquel ils concluent que l’ère des sociétés fondées sur des États-nations est désormais révolue.

2Mais le transnationalisme, en tant qu’idée ou réalité, est-il quelque chose de neuf ? Pour les contributeurs du document fondateur — rapport d’une réunion de l’Académie des Sciences de New York en 1990, organisée par les anthropologues Nina Glick-Schiller, Linda Basch et Christina Blanc-Szanton — la réponse était un oui retentissant (Glick-Schiller, Basch and Blanc-Szanton, 1992). Le développement de champs sociaux liant des pays de départ et d’arrivée particuliers, affirmaient-ils, représentait une rupture décisive avec le passé. Contrairement aux schémas historiques et aux notions des sciences sociales communément admises, ni l’installation ni la perte des liens avec le pays d’origine n’étaient inévitables. Dans l’âge contemporain de la migration, plus exactement, « les transmigrants… maintiennent, établissent et renforcent de multiples liens avec leur pays d’origine » (Glick-Schiller Basch and Blanc-Szanton, 1995 : 52). Ainsi, les voyageurs longue-distance de l’époque contemporaine ont élargi la sphère du « pays d’origine » pour englober « ici » et « là-bas », un changement si fondamental que des conceptualisations entièrement nouvelles devenaient nécessaires. Le « transnationalisme » devenait le label utilisé pour l’identification des liens sociaux entre les pays de départ et d’arrivée et les « transmigrants » étaient ceux qui établissaient ces liens et les entretenaient.

3Pourtant, dès le début, les historiens étaient là pour dire qu’il n’y avait rien, ou tout au moins, pas grand-chose de nouveau sous le soleil. Alors que les spécialistes des sciences sociales acceptaient simplement la définition de l’immigration donnée par le dictionnaire, déplacement ayant pour but une installation, les historiens en savaient plus, rappelant à leurs collègues que la dernière époque de migration de masse était caractérisée par un flux et un reflux continus à travers l’Atlantique. Voir les immigrants ou les « ethniques » se préoccuper de la politique de leur pays d’origine n’était pas non plus chose nouvelle ; au contraire, la littérature nous l’a montré, rien n’était aussi américain que de s’agiter en faveur du pays d’origine que l’on avait abandonné.

4Environ quinze ans après le début du débat, nous en savons tous davantage. Les interrogations générées par la recherche sur les migrations internationales de l’époque contemporaine ont conduit les historiens vers des modèles dont ils étaient conscients, mais auxquels ils n’étaient peut-être pas complètement attentifs. Les chercheurs en sciences sociales conviennent que les relations entre ici et là-bas étaient en effet visibles auparavant – bien que la plupart insistent encore sur les particularités des liens entre pays d’accueil et d’origine aujourd’hui. Plus important encore, un flux régulier de publications cherche à établir des comparaisons systématiques entre le passé et le présent, à l’opposé de la pratique ancienne consistant à ignorer le sujet.

  • 1 Sur les débats avec les spécialistes du « transnationalisme » des immigrants ainsi que sur la disti (...)

5Mais de mon point de vue, le bilan des quinze dernières années constitue un maigre terrain de satisfaction. D’un côté, le phénomène que les spécialistes de l’immigration appellent « transnationalisme » est fondamentalement mal nommé et mal compris. Après tout, la connectivité entre les points de départ et d’arrivée est un aspect inhérent au phénomène migration, il n’est pas surprenant que des réseaux sociaux canalisent le processus. Cependant, ces réseaux génèrent non pas une, mais une multiplicité de « communautés imaginées », organisées selon différents principes souvent contradictoires, concernant le niveau de l’échelle d’agrégation (locale versus nationale), ou encore s’appuyant sur des visions opposées de la « communauté » en question. Avant la disparition des regrettés mouvements ouvriers de la fin du xixe au milieu du xxe siècle, ces « communautés imaginées » se sont souvent conformées au sens originel de transnational – dépassant les loyautés ramenant à un lieu d’origine spécifique ou un « groupe » ethnique ou national. Mais c’était ainsi autrefois. Aujourd’hui, ce que les spécialistes de l’immigration contemporaine appellent « transnationalisme » est simplement un « particularisme longue-distance », une forme d’action sociale antithétique du transnationalisme dans n’importe quel sens constructif1.

6Les spécialistes du transnationalisme ne font pas mieux non plus lorsqu’ils réfléchissent aux relations possibles entre le présent et le passé. Pour commencer, ils dé-historicisent le présent, oubliant qu’il ne constitue qu’un moment dans le cours de l’histoire et donc le passé de demain. De la même manière, ils considèrent les limites temporelles comme évidentes, supposant, plutôt qu’expliquant, simplement quand et pourquoi le « passé » s’est arrêté et le « présent » a commencé.

7Quant au débat existant, il a à peine commencé, mettant en lumière une seule forme de relation passé/présent — à savoir la récurrence, la réapparition continue des liens d’immigrants trans-États ou des liens ethniques liant « ici » et « là-bas ». La découverte est assurément importante, mais elle nous rappelle simplement que les réseaux de circulation de marchandises, d’informations et de personnes s’étendent régulièrement et de manière répétée au-delà des limites définies par les institutions des États. Dans une large mesure, les réseaux de migrants longue distance opèrent de la même manière, qu’ils s’étendent à l’intérieur du territoire d’un État ou qu’ils en franchissent les frontières, ce qui explique qu’une grande partie de la littérature transnationale concernant les liens bi-locaux n’a aucun rapport avec la migration internationale.

8Cependant, le rapport entre passé et présent peut prendre plusieurs formes, dépassant la récurrence pour inclure les changements sur le long terme, et aussi l’imprévu. Ces changements modifient le sens des évolutions, ne s’inscrivent pas dans les cycles. Dans ce cas, le déplacement entraîne un glissement historique vers un monde de plus en plus divisé en États cherchant à contrôler les traversées de leurs frontières territoriales, régulant les frontières internes d’appartenance et nationalisant leurs peuples. Par conséquent, bien que les réseaux sociaux lient les sociétés des États-nations, permettant à certains migrants de vivre à la fois ici et là-bas, d’avoir deux chez-soi, ils ne modifient pas les frontières d’État.

9Si l’histoire a un sens elle est néanmoins indéterminée, sensible à l’imprévu. Parce que la migration internationale entraîne un déplacement entre États, ce phénomène est d’une nature politique. Les incertitudes politiques inhérentes aux relations entre États affectent la capacité des immigrants et leur descendance à s’engager dans des activités qui lient « ici » et « là-bas ». En particulier, le rapport sécurité/solidarité croît et décroît selon le degré des tensions entre États. La question de la « double loyauté » devient particulièrement difficile à gérer lorsque des conflits se développent entre les pays de départ et d’arrivée. Bien que l’ombre de la guerre plane régulièrement sur les liens sociaux trans-États des immigrants et de leur descendance, elle plane de manière imprévisible – ce qui contraste donc avec l’activation régulière et récurrente des réseaux de migrants.

10Après avoir repéré les quatre modalités selon lesquelles le passé et le présent sont liés je vais maintenant reprendre en détail chacune d’entre-elles.

La dé-historicisation

11Dès le début du débat, les historiens ont raillé l’idée selon laquelle les expériences migratoires organisées à la fois « ici » et « là-bas » n’avaient jamais été observées auparavant. Ils avaient en effet toujours accordé une attention particulière à la persistance et à l’importance des liens trans-États des migrants. Comme le note le manifeste d’historiographie de l’immigration moderne — discours célèbre de Frank Thistlethwaite en 1960 — les migrations du tournant du siècle dernierimpliquaient un va-et-vient trans-océanique d’une telle amplitude que seule une partie du phénomène rentrait dans les catégories de références, celles de l’installation et de l’acculturation (Thistlethwaite, 1964). Aussi, à l’époque où les sociologues et les anthropologues « découvraient » le transnationalisme, les historiens pouvaient démontrer — avec force détails — que tout n’était pas nouveau sous le soleil. Trois ouvrages, publiés au début des années quatre-vingt-dix par Dino Cinel (1991), Bruno Ramirez (1992) et David Wyman (1991) s’intéressant à la migration de retour, au nationalisme longue-distance et à la vie associative des immigrants au début du xxe siècle, soulignaient les nombreuses similitudes entre « avant » et « maintenant ».

12Ces analyses ont été si souvent avancées qu’elles ont fini par être entendues. Pourtant, l’argument de la discontinuité s’est révélé remarquablement difficile à abandonner. Comme cas d’espèce, considérons l’œuvre de Alejandro Portes, notre plus grand sociologue de l’immigration. Portes et ses associés ont tout d’abord soutenu que les raisons d’étudier le transnationalisme tenaient à la nouveauté du phénomène lui-même (Portes, Guarnizo et Landolt, 1999). Peu de temps après, ces mêmes auteurs prenaient bonne note des précédents historiques, mais cherchaient à sauver le concept en invoquant « l’erreur de la préfiguration ». Concédant que le phénomène n’était pas nouveau, les auteurs estimaient que le transnationalisme mettait en lumière des parallèles jusque-là négligés liant « les événements contemporains à des événements similaires du passé, » et donc concluaient que le concept apportait une valeur ajoutée significative (Portes, Haller et Guarnizo, 2002 : 184).

  • 2 Glick-Schiller, 1999 ; Guarnizo, 2001 ; Levitt, 2001 ; Smith, 2001.

13De nos jours, les spécialistes du transnationalisme des immigrants répètent ce mantra, nous indiquant que le phénomène transnational est peut-être vieillot, mais peu importe car, pour citer Robert Smith, le concept transnational permet un nouveau travail analytique (Smith, 2003 : 725). En effet, en portant un œil attentif à l’œuvre d’auteurs aussi divers que Robert Smith, Luis Guarnizo, Peggy Levitt et Nina Glick-Schiller on constate que l’accent mis sur la divergence entre le passé et le présent demeure2. Selon ces auteurs, un groupe de facteurs différencie fondamentalement « maintenant » et « avant » :

  1. les effets du changement technologique — réduisant les coûts et le temps consacré à la communication et au voyage ;

  2. le passage du melting pot au multiculturalisme – légitimant l’expression et l’organisation de loyautés avec le pays d’origine ;

  3. le développement du nationalisme dans les sociétés du pays d’origine — renforçant la saillance des identités nationales avec lesquelles les immigrants arrivent ;

  4. l’avènement d’un nouveau régime international de droits de l’homme (appelé « post-nationalisme ») — diminuant la différence entre les « nationaux » et les « étrangers » en limitant le pouvoir des États d’accueil.

14Mais, que l’on pense ou non que le concept ou le phénomène sont nouveaux, le même problème de base reste posé. En revendiquant la discontinuité, les spécialistes du transnationalisme se retrouvent victimes du « présentisme » de leurs disciplines. Après tout, la distinction qu’ils établissent entre le monde actuel des migrants fait de connectivité et leur monde d’hier marqué par le déracinement reproduit simplement les antinomies habituelles des sciences sociales, notamment celle entre un passé « fermé » et un présent « ouvert » (Amselle, 2002). Comme pour l’étude de la mondialisation ou des relations transnationales, la structure originale de la question a donc produit exactement la même fameuse découverte : le phénomène s’est produit auparavant et d’une façon étonnamment similaire (James, 2001 ; Klotz, 2002). D’autre part, sans de telles œillères au départ, des questions plus fécondes auraient pu être posées.

15De plus, la deuxième ligne de défense, soulignant la nouveauté du concept de transnationalisme et la lumière qu’il apporte, n’est convaincante que si le concept spécifie correctement l’aspect saillant de la situation quel que soit le moment. Mais c’est précisément ce que les spécialistes contemporains ne parviennent pas à faire, insistant sur les parallèles tout en occultant le contraste fondamental : les migrations contemporaines, parce qu’elles se produisent dans un monde découpé par les États-nations, sont à la fois internationales et politiques d’une manière qui n’existait tout simplement pas auparavant. Aucun doute, des parallèles existent entre « avant » et « maintenant » ; ils peuvent s’étendre aussi aux facteurs qui ont mis un terme à l’époque précédente. Bien que les spécialistes aient raison de souligner la récurrence de la migration, un point sur lequel je reviendrai dans un moment, il faut être attentif à d’autres événements moins prévisibles qui peuvent fonctionner dans le sens opposé. Et si nous considérons sérieusement les parallèles passé/présent, nous devons concéder que l’État actuel des choses n’était pas inévitable mais plutôt un résultat inattendu, soumis à des pressions imprévisibles qui pourraient faire voler en éclats l’époque actuelle de l’interconnexion mondiale, ce qui s’est produit dans le passé.

  • 3 Sur les voies empruntées par les transformations des sociétés envoyant ou recevant des migrants voi (...)
  • 4 Comme l’ont montré, entre autres, Christian Joppke (1998) et Virginie Guiraudon (1998).
  • 5 Pour des éléments sur les conflits produits par les loyautés divergentes parmi les habitants de Mia (...)

16Pour commencer, le déterminisme technologique revendiqué par les avocats du « transnationalisme » des immigrants mérite sûrement d’être réexaminé : après tout, le courrier, les simples lettres ont remarquablement tissé les réseaux de migration transocéaniques, le lecteur du Paysan Polonais s’en souviendra certainement. Comme les historiens de la mondialisation le montrent en outre, l’impact du télégramme était presque aussi fondamental que celui de l’internet ; en effet, ni le télégramme ni aucune autre avancée contemporaine dans le domaine des technologies de communication et du transport n’ont empêché le glissement de beaucoup vers l’autarcie pendant la plus grande partie du vingtième siècle.3 D’un autre côté, un environnement politique soutenant le nationalisme des immigrants et le nationalisme ethnique longue-distance ne devrait guère être considéré comme allant de soi. Les preuves de l’influence des normes internationales ou d’un régime international de droits de l’homme sont loin d’être indiscutables4. Si les acteurs politiques des pays d’immigration sont à l’origine de l’assouplissement de la discrimination entre les nationaux et les étrangers, une évolution en sens inverse n’en reste pas moins possible. De la même manière, l’expression de loyautés envers le pays d’origine, à laquelle une plus grande légitimité a été accordée, doit être comprise comme le produit d’une époque et non comme une caractéristique permanente des démocraties avancées. L’universalisme libéral des groupes sociopolitiques soutenant les droits des immigrants ne converge pas naturellement avec les attaches particularistes des immigrants nationalistes, notamment si cet universalisme crée de nouvelles tensions entre les groupes, comme par exemple, lors des affrontements entre les Afro-américains et les Cubains à propos de la visite de Nelson Mandela à Miami5. L’élément clé, c’est que la capacité des immigrants à poursuivre ici des objectifs situés là-bas est un sujet de contestation chronique, ce qui explique que ce que les spécialistes appellent transnationalisme est qualifié de « double loyauté » par le public. En dépit de ce que pensent les chercheurs de leur point de vue…

La récurrence

17Les points de vue des sciences sociales conventionnelles se superposent aux perceptions populaires : les deux admettent que les États-nations incluent normalement des sociétés (comme le sous-entend le concept de « société américaine »), ce qui explique que l’apparition d’étrangers et les liens qu’ils conservent à l’étranger sont considérés comme des anomalies censées disparaître.

18Les spécialistes de la migration nous disent exactement le contraire : l’avènement de la migration internationale est un résultat social normal et récurrent : les réseaux de circulation de l’information, des marchandises et des services dépassent régulièrement l’économie, ce qui explique que des étrangers continuent d’apparaître. C’est, pour partie, l’histoire banale d’économies capitalistes qui dépassent le cadre des sociétés nationales en créant des situations telles qu’elles créent un nouvel appel de main-d’œuvre. Et c’est, pour une autre partie, l’histoire des stratégies des migrants qui utilisent, pour résoudre leurs problèmes, leur plus importante ressource — c’est-à-dire eux-mêmes — pour consolider les réseaux liant « ici » et « là-bas » et facilitent ainsi les tentatives du pauvre d’exploiter le riche. Quelles que soient ses causes, la migration internationale est un phénomène autochtone et non pas étranger, bien que les sociétés des États-nations prétendent le contraire.

19Par conséquent, la prolifération des liens dépassant les limites du territoire que les États cherchent à borner réapparaît dans chaque contexte migratoire, que ce soit « maintenant » ou « avant », que ce soit aux États-Unis ou dans n’importe quelle autre importante nation d’accueil du monde. De plus, les flux de population traversant des frontières comprennent de nombreuses personnes qui, dans une situation de transition, font des va-et-vient, encore incertaines quant à l’endroit où elles s’installeront et à plus forte raison quant au degré d’importance qu’elles accorderont à leurs connexions « ici » par opposition aux connexions « là-bas ». Sur le long terme, les réseaux en rupture avec la société État-nation entraînent les migrants loin de leur environnement d’origine et encouragent l’installation. Les horizons à court et moyen terme, cependant, peuvent sembler assez différents. Tant que la migration s’accroît, le nombre de personnes pour lesquelles l’origine n’est pas « ici » augmente également, facteur qui modifie l’attitude des migrants plus anciens ainsi que les opportunités qui leurs sont offertes. Une immigration plus importante tend à engendrer davantage de liens transfrontaliers.

20Mais si les connexions liant « ici » et « là-bas » sont une caractéristique récurrente du phénomène migratoire, elles ne constituent pas un élément distinguant la migration internationale d’un autre mouvement de population. Les réseaux sociaux lubrifient les migrations de tous types, qu’elles traversent les frontières ou qu’elles relient régions et villes d’un même État. À certains égards, les migrants se ressemblent tous : Michael Piore le constatait il y a des années, ce qui importe n’est pas la couleur du passeport, mais plutôt le fait que les migrants sont des étrangers sociaux, évaluant les conditions d’ici à la lumière des normes de là-bas (Piore, 1979). Les historiens de l’économie ont confirmé ce point de vue dans un registre différent : après les années vingt, lorsque la migration internationale a été interrompue, ce sont des Américains d’origine rurale qui ont fourni la plus grande part, sinon la totalité, de la main-d’œuvre de substitution dont les employeurs avaient besoin (Gemery, 1994). Et pour ajouter à cela, on peut faire référence à l’histoire new-yorkaise et à la « succession ethnique » où un groupe de travailleurs immigrés était plus ou moins interchangeable avec n’importe quel autre, qu’ils aient été originaires des États-Unis ou de l’étranger (Waldinger, 1996).

  • 6 NdT : landsman, paysans en anglais, paisano, paysan en espagnol.
  • 7 Sur ce point voir également Fitzgerald, 2005.
  • 8 NdT : Okies et Arkies, par référence à leur État d’origine, Oklahoma, Arkansas.

21Les migrants, internationaux ou internes, vivent donc une expérience similaire : déplacés d’un lieu familier, ils sont traités comme des étrangers et se découvrent alors des points communs avec des gens originaires du même endroit. Qu’on les appelle landsman6 ou paisano, les immigrés et leurs organisations sont très présents dans le lieu d’établissement tout en étant fondamentalement bi-locaux — c’est-à-dire orientés vers les attaches et les activités liant des endroits particuliers ici et là-bas. Et ces liens bi-locaux constituent le sujet principal de la littérature sur le transnationalisme des immigrants alors que le phénomène n’a aucune relation intrinsèque avec la migration internationale en tant que telle7. De plus, les migrations internes peuvent créer un déplacement suffisant pour générer de nouvelles connexions autour de l’endroit quitté. En qualité de New-yorkais déraciné établi à Los Angeles je sais de quoi je parle et je rejoins une longue tradition, celle des étrangers tentant de s’adapter à cet étrange pays appelé la Californie. Dans les années vingt, par exemple, des migrants du Middle West à Los Angeles ont créé des associations fondées sur l’appartenance à un État de l’Union, lesquelles se réunissaient dans les années soixante à l’occasion d’un pique-nique dans les parcs publics de Los Angeles, ceux-là même où des associations salvadoriennes et guatémaltèques se réunissent aujourd’hui (Boskin, 1965). L’association Iowa de Long Beach a d’ailleurs conservé cette pratique. Dans les années trente, les agriculteurs du sud-ouest déplacés, surnommés les Okies et les Arkies8 par des Californiens effrayés, non seulement s’accrochaient à leurs attaches locales mais continuaient à faire la navette entre la Californie et leurs anciens foyers, d’une façon assez similaire à celle de la main-d’œuvre agricole mexicaine qui les remplaça plus tard (Gregory, 1989). Dans les années cinquante, ainsi que le signale Deborah Dash Moore, les migrants juifs de la deuxième génération à Los Angeles pensaient nécessaire de former des landsmannschaften pour rassembler, non pas des originaires de Bialystok ou de Pinsk, mais des New-yorkais natifs du Bronx ou de Brooklyn (Moore, 1994).

22Il faut bien entendu prendre au sérieux la dimension internationale de la migration : le bi-localisme transfrontalier diffère du bi-localisme à l’intérieur d’un État, et aujourd’hui plus qu’avant dans la mesure où les différences régionales au sein des États-Unis se sont atténuées. Mais l’élément clé est que la découverte de connexions entre les « villages » ou « communautés » ici et là-bas confirme simplement la nullité de l’hypothèse : les réseaux sociaux facilitent les migrations longue-distance en même temps qu’ils fournissent la base à partir de laquelle de nouvelles formes de communauté sont construites après que le mouvement ait eu lieu. Ces relations se développent de façon similaire dans presque n’importe quel contexte migratoire, qu’il soit interne à un État ou international. Elles ne caractérisent donc pas la migration internationale, que nous nous concentrions sur le monde de « maintenant » ou celui d’« avant ».

Les changements sur le long terme

23Le concept de transnationalisme, soutiennent Alejandro Portes et ses collaborateurs créent des activités qui requièrent pour leur mise en œuvre un contact social régulier et soutenu dans le temps au travers des frontières nationales (Portes, Guarnizo et Landolt, 1999 : 210). Sans pour autant contester cette affirmation je note toutefois que cette reformulation présuppose la liberté de mouvement, comme si le monde n’était pas divisé en États. Nombre d’entre eux pourtant expulsent leurs résidents indésirables et leur qualité d’être humain s’avère n’être pas une raison suffisante pour que les soi-disant démocraties libérales leur ouvrent leurs portes. à cet égard, les partisans du transnationalisme semblent partager le même parti pris que les avocats de l’assimilation qui nous disent (Alba et Nee, 2003) que celle-ci signe le déclin de la différence ethnique en oubliant de noter qu’elle construit aussi la différence entre les groupes nationaux. En tant qu’idéologie de l’État-nation, la sociologie de l’assimilation occulte nécessairement les phénomènes coercitifs qui se manifestent dans la construction de la société stato-nationale à travers l’exclusion des étrangers — via le contrôle des frontières extérieures — et par la distinction faite entre membres tolérables sur le territoire national et résidents inacceptables — par la régulation des frontières intérieures conduisant à la citoyenneté et à la résidence légale. (Waldinger, 2003). Par conséquent, les distinctions habituelles entre assimilation et transnationalisme sont trompeuses.

24Ni le transnationalisme ni l’assimilation ne s’attaquent à la nature proprement politique du phénomène ; c’est pour cela que l’on doit prendre en compte une autre hypothèse, celle avancée par Hannah Arendt il y a plus d’un demi-siècle, qui prend en considération les différences passé/présent. Compte tenu de l’extension mondiale du système d’État et des sociétés stato-nationales, précise Arendt, la condition de n’avoir aucun pays d’origine — et non pas deux pays d’origine — n’est-elle pas ce qui distingue « maintenant » et « avant » ? (Arendt, 1951). Pour Arendt, l’ancien ordre a explosé avec la Première Guerre mondiale, bien qu’elle concède que les épisodes de persécution et de migration forcée qui ont suivi la Grande Guerre ne représentaient rien de nouveau. « Dans la longue mémoire de l’histoire, écrit-elle, les développements de cette nature étaient chose courante ». Ce qui avait plutôt changé, c’était l’émergence d’un monde complètement organisé en États-nations, conçu et compris en des termes familistes et communautaires. Des catégories entières de personnes se sont retrouvées expulsées, « non pas à cause de ce qu’elles avaient fait ou pensé, mais à cause de leur nature non-modifiable ». Et ceux qui ont été privés d’État « se retrouvaient exclus de la famille des nations dans son ensemble » comme si « la perte d’origine et de statut politique devenait identique à une exclusion de l’ensemble de l’humanité ». (Arendt, 1951 : 294 et suiv.)

25Bien que les mondes d’Arendt et celui du début du xxie siècle ne soient pas complètement identiques, elle a su en capter la tendance sous-jacente. à la longue, les développements les plus frappants sont l’augmentation d’appareils d’État gigantesques contrôlant les déplacements de population entre les pays et rationalisant les distinctions entre étrangers et citoyens. à la différence de la situation au siècle dernier, les migrants traversant des frontières internationales ne perçoivent simplement pas le juste mélange entre les coûts et les bénéfices, que soulignent les économistes. Aujourd’hui, ils doivent aussi faire face à un problème d’organisation politique, ce qu’Arendt a précisément souligné.

  • 9 Sur l’extension des contrôles frontaliers à la suite du vote de la loi sur l’immigration de 1924, v (...)
  • 10 NdT, c’est ainsi que les migrants mexicains désignent les États-Unis.

26Pour commencer notons que la migration internationale est une exception, omniprésente et pourtant quantitativement mineure, dans le système dans lequel les États délimitent des populations mutuellement exclusives : après tout, seulement 2,5 pour cent de la population mondiale vit actuellement dans un État différent de son pays de naissance. Ce que les démocraties libérales appellent respectueusement une politique d’immigration est improprement qualifié : il s’agit plutôt d’une politique d’exclusion, conçue et entretenue dans l’intention de maintenir des individus à l’écart. Si l’on considère que la plus grande partie des étrangers présents sur le territoire d’un État donné, le sont de façon légale, on peut dire que la politique d’exclusion n’a aucun effet. Mais si l’on regarde le volume potentiel de migrants (sans parler des patientes files d’attente pour l’obtention d’un visa — permanent ou temporaire — dans les consulats et ambassades américains du monde entier), alors le succès de cette politique ne fait aucun doute. De plus, les mesures prises par l’État pour imposer une restriction de l’immigration et l’efficacité des procédés qu’il met en place lorsque les réseaux de migration dépassent ses capacités de contrôle s’interpénètrent inévitablement, produisant un ensemble de pressions croisées qui ont augmenté et non pas diminué les obstacles politiques à la migration internationale. Ainsi, les États-Unis avaient autrefois une frontière mais un contrôle insuffisant de régions frontière faiblement peuplées. Comme nous l’ont montré les études historiques, la politique restrictive n’a pas réduit les déplacements autant qu’elle en a modifié sa structure. La fermeture des portes d’entrée établies a simplement détourné les nouveaux flux vers des zones moins régulées, ce qui a suscité une nouvelle intervention de l’État pour contrôler l’espace9. Bien que le processus ait été prolongé à l’extrême, la frontière presque ouverte autrefois et régulée de façon informelle, longtemps gérée selon les besoins régionaux ou locaux est désormais complètement politisée et formalisée, le contrôle s’étendant à l’ensemble du périmètre des États-Unis. Bien sûr, la frontière est perméable — mais quelle frontière ne l’est pas ? Il faut noter l’effort intense déployé pour maintenir les gens à l’extérieur, comme le montrent la militarisation régulière de la frontière mexicano-américaine et l’extension des points de contrôle vers une zone bien plus au nord que la frontière elle-même (Dunn, 1996). Il faut également noter l’augmentation de la mortalité parmi ceux qui traversent la frontière sans autorisation — résultat obtenu lorsque l’on préfère l’extinction à la reconnaissance de l’humanité de personnes différentes de soi, comme Arendt l’aurait prévu (Cornelius, 2001). Et bien qu’inefficaces à dissuader la migration vers El Norte10 et donc qualifiées de « poudre aux yeux » par les autorités sociologiques dominantes, les politiques frontalières actuelles ont de surcroît découragé de façon significative les migrants mexicains de retourner chez eux — mettant en évidence les obstacles politiques nouvellement créés à ce type de « contact social régulier et soutenu » par-delà les frontières, censé distinguer le transnationalisme des immigrants d’aujourd’hui (Massey Durand et Malone, 2002).

27Bien sûr, ceux qui étudient le transnationalisme insisteront sur le fait que les tendances politiques fonctionnent dans le sens inverse : le monde d’aujourd’hui est de plus en plus gouverné par un régime de droits de l’homme trans- ou post-national, ce qui explique que les immigrants peuvent poursuivre leurs diverses formes de particularisme avec une liberté inconnue jusqu’alors. Mais en argumentant de la sorte, leur chronologie est fausse, comme on peut le voir avec le régime des réfugiés, un exemple de transnationalisme au sens le plus exact. Comme Arendt l’a montré implicitement et Aristide Zolberg (1999) l’a reformulé plus tard avec précision, le réfugié est un produit du monde moderne. Les migrants du début du xxe siècle comptaient certainement parmi eux des personnes qui fuyaient l’hostilité politique mais peu d’entre eux, pour autant qu’il y en ait eu, pour lesquels ne pas trouver un havre de sécurité aurait été synonyme de mort. La recherche d’un havre de sécurité n’était pas une aventure désespérée, car les pays d’immigration de l’époque exerçaient peu de contrôle frontalier et accueillaient révolutionnaires paysans de la même manière. Quel meilleur exemple peut illustrer ce monde malheureusement perdu depuis longtemps que celui de Léon Trotski, homme du Bronx en février 1917 et leader de la révolution russe en octobre 1917 ? (Deutscher, 1965). Par la suite, les actions des États — expulsant les indésirables tout en se fermant à ceux dont ils ne voulaient pas — ont impulsé la création du régime de réfugié après la Première Guerre mondiale. Et la carrière de notre révolutionnaire met en lumière les limites de ce transnationalisme de l’entre-deux-guerres : autrefois désarmé et expulsé, le prophète Trotski découvrait qu’il n’y avait pratiquement aucun endroit sur terre prêt à accueillir les personnes comme lui (Deutscher, 1963).

28Comme celui de l’entre-deux-guerres, le régime contemporain de réfugié n’est pas simplement une création et une adaptation aux actions des États. Il reste faible face aux revendications de souveraineté de ceux-ci, comme l’illustre notamment l’expérience des États-Unis. Ce pays n’a jamais adhéré à la Convention des Nations Unies sur les Réfugiés de 1951 bien que cette Convention s’appliquait largement aux réfugiés du bloc soviétique, allant ainsi dans le sens de sa politique. En 1967, les États-Unis ont finalement accepté de respecter la plupart des obligations de la Convention mais ils ont conservé leur vision étroite de la manière de définir un réfugié, ce qui dans la pratique faisait de leur politique dans ce domaine une affaire de politique étrangère et non de politique humanitaire. Bien que les choses aient changé de manière significative avec le vote de la loi sur les réfugiés de 1980, le pouvoir exécutif a peu à peu perdu la latitude qu’il avait longtemps possédée. C’est encore la politique étrangère et non des considérations humanitaires qui déterminaient l’endroit où les frontières externes pouvaient être forcées et le degré de vigilance qui s’y exerçait, comme l’ont montré les traitements très différents accordés aux personnes fuyant Haïti et à celles venant de Cuba. Bien que la surveillance des frontières terrestres ait été plus difficile à mettre en place, cette volonté de contrôler souverainement les frontières est plus qu’une erreur. L’asile reste acquis pour ceux venant aux États-Unis pour des raisons reconnues par le pouvoir exécutif, c’est ce que les Salvadoriens et les Guatémaltèques ont pu constater pour leur malheur. Malgré ces expériences malheureuses, le régime d’asile relativement libéral introduit par la loi sur les réfugiés de 1980 est déjà du passé avec l’avènement de la procédure d’exclusion accélérée, réduisant les droits d’appel et augmentant le pouvoir d’expulsion de l’État (Loescher et Scanlon, 1986).

29Bien entendu, rien de tout cela n’empêche les migrants internationaux de se considérer comme « des transnationaux ayant deux pays d’origine », pour reprendre les termes de Glick-Schiller et Fouron (1990). Ils peuvent également se considérer comme des « transnationaux » et construire des identités individuelles et sociales d’une nature transnationale, comme Levitt et Waters (2002) l’ont suggéré. Ces affirmations cependant n’engagent personne. Les États n’exercent pas seulement un contrôle sur celui qui pénètre sur le territoire : leur capacité à exercer ce contrôle a considérablement augmenté entre la dernière époque de migration de masse et l’époque actuelle.

L’imprévu

30Quoi que l’on puisse dire des sociologues et anthropologues, les historiens ont toujours su que les attaches avec le pays d’origine pesaient lourd dans les vies et les communautés d’immigrants — avec une mémoire de celui-ci transmise aux deuxième et troisième générations. Mais dans ces mauvais jours, avant que l’on ne connaisse la terminologie correcte, les spécialistes percevaient les attaches avec le pays d’origine en termes de « double loyauté » — comme le montre la Harvard Encyclopedia of American Ethnic Groups de 1980, dans laquelle on trouve un essai sur ce sujet précis (Harrington, 1980).

31Le temps ne mesure pas la distance entre 1980 et 1989, date à laquelle s’est achevé « le court xxe siècle », comme l’a appelé Hobsbawm (1994). Le Mur de Berlin détruit et la guerre froide terminée, le début d’une ère plus pacifique semblait signaler la fin des loyautés nationales mutuellement exclusives qui avaient prévalues jusqu’alors. Dans ce contexte plus détendu, les États n’avaient plus les mêmes raisons qu’avant de vérifier l’allégeance des nationaux et des résidents. Et encore moins l’hégémonie du monde, car les nouveaux arrivants provenaient principalement de pays pauvres, faibles et souvent petits, qui ne représentaient aucune menace. Comme les choses changent vite ! Rétrospectivement, il n’est pas surprenant que la tolérance de doubles loyautés varie avec les flux et reflux des tensions internationales. Après tout, l’identité nationale est relationnelle : nous nous définissons par différenciation d’avec les étrangers et les États extérieurs. De ce point de vue, les migrants internationaux sont des étrangers internes, dont la relation avec l’étranger, tant soulignée par les spécialistes du transnationalisme, est précisément ce qui les rend suspects.

  • 11 Comme je l’ai souligné avec David Fitzgerald (Waldinger et Fitgerald, 2004).

32Ce sont les relations entre les États qui déterminent si les personnes ayant des attaches étrangères sont perçues avec bienveillance et ajoutent une touche de sel à la vie sociale, ou sont vilipendées et apparaissent comme des chevaux de Troie. En général, la paix dans le monde encourage les États à relâcher la connexion sécurité/ solidarité ; en revanche, la tension internationale, sans parler de la belligérance, entraîne un durcissement envers ceux dont les loyautés s’étendent au-delà des frontières (Armstrong, 1976). Prévoir précisément le moment où ces tensions vont croître ou décroître semble dépasser les capacités des sciences sociales : personne ne pronostiquait la fin soudaine de l’Union Soviétique, sans parler de l’attentat Twin Towers à New York. D’un autre côté, l’histoire semble nous enseigner que l’horloge tourne inexorablement, ce qui signifie que l’on peut s’attendre à ce que les phénomènes internationaux dérangent la bonne foi politique des personnes dont les identités sociales sont fortement conditionnées par leurs rapports avec deux États très distincts, parfois opposés. La guerre constitue le défi suprême. On peut essayer, lorsque la guerre éclate, de faire croire à une allégeance à deux États belligérants, mais c’est un effort qui se révèle difficile à poursuivre. Personne n’est plus menaçant que cet Autre détesté et craint, qui se trouve à l’intérieur des frontières de notre propre État. De plus, les guerres modernes menacent de transformer les immigrants de pays ennemis en ennemis potentiels, comme cela s’est produit dans toutes les démocraties libérales au cours des deux guerres mondiales11.

  • 12 Scientifique américain d’origine taiwanaise du laboratoire militaire de Los Alamos accusé en 1999 d (...)

33Heureusement, nous n’aurons pas à faire face de nouveau à une telle situation, tout au moins pas à notre époque. Pourtant, la relative tranquillité internationale des années quatre-vingt-dix n’aurait pas dû rendre les analystes aveugles vis-à-vis des menaces qui pointaient. Bien avant le 11 septembre, on aurait pu voir que les immigrants originaires de pays entretenant des relations tendues avec les États-Unis couraient le risque de tomber dans le piège de « l’étranger ennemi ». Comme l’a montré le cas de Wen Ho Lee12, il suffisait de remettre en question la loyauté d’une seule personne pour que la rivalité politique américaine avec la Chine jette une ombre sur la légitimité politique d’un groupe tout entier. Bien que le spectre de la suspicion se soit dissipé lorsque les accusations contre Lee se sont effondrées, la menace latente d’un conflit potentiel entre une Chine toujours plus puissante et une Amérique attirée par les bruits de bottes n’a jamais complètement disparu. Avant l’attentat contre les tours de New York, on aurait pu noter que le nationalisme longue-distance sous toutes ses formes (y compris celle du lobby ethnique) n’était pas en faveur chez les arabes américains, une raison de conclure que l’exception confirme la règle : lorsque la loyauté est en question, le nationalisme longue-distance est un jeu dangereux.

  • 13 Voir Cole, 2003 et Gerstle, 2004.

34La manière dont l’inflexion soudaine des tensions internationales en ce début de siècle affectera les loyautés ethniques vis-à-vis du pays d’origine des immigrants est une énigme. Les leçons de l’histoire indiquent la crainte d’une menace extérieure entretient une conception plus restrictive de la communauté nationale. L’expérience passée montre également que l’État américain a la capacité de suivre, contrôler et restreindre l’action sociale trans-Étatique des migrants internationaux et leur descendance ; quand et comment il utilisera cette capacité est un sujet que les spécialistes du transnationalisme des immigrants voudront certainement continuer d’étudier13.

Conclusion

35Le transnationalisme comme champ d’étude a émergé avec la conviction que le cas des migrants contemporains vivant « ici » et « là-bas » était une nouveauté. En clair, les critiques ont répondu en disant que plus ça change, plus c’est la même chose. Hélas, ce genre de discours n’est rien moins qu’un piège. L’histoire implique un changement, ce qui explique que toute configuration historique particulière est différente de développements similaires antérieurs. Mais aucun phénomène n’existe au-delà de l’histoire ou en lui-même. Par conséquent, la connaissance historique se développe par comparaison : ce qui implique de spécifier à la fois les similitudes et les différences qui distinguent une période historique d’une autre. Comme je l’ai expliqué dans ces pages, la périodisation de l’ère contemporaine doit être prise au sérieux ; mais finalement ce que nous voulons vraiment savoir c’est comment et pourquoi « maintenant » – quel que soit le moment – diffère de « avant ».

36Si le projet historique doit avancer, cela ne peut se faire si nous restons prisonniers de notre époque. On comprend que l’autosatisfaction n’est pas moins étrangère aux spécialistes des sciences sociales qu’à monsieur-tout-le-monde, ce qui explique que nous continuions à construire des oppositions entre un présent supposément ouvert et un passé fermé. Mais la réalité est différente. Bien que les migrations internationales aient été fréquentes dans le passé, les efforts des États-nations pour s’en préserver sont une relative nouveauté. Notre question porte donc sur la manière dont des processus récurrents de migrations débordant les États se heurtent à des réactions intolérantes voire coercitives visant à circonscrire des sociétés d’États-nations et borner des communautés nationales. Comme je l’ai défendu dans cet essai, ce choc est un produit de l’histoire impliquant un processus continu nous concernant tous. Bien que les immigrants qui vivent « ici » agissent certainement dans le but de produire une influence « là-bas », ils le font d’une manière qui reflète la présence continue du passé. Il est possible que les attaches étrangères des immigrants américains continuent d’être acceptées comme elles l’ont été ces derniers temps. Mais les nuages amoncelés depuis septembre 2001 devraient tous nous amener à nous interroger : le présent ne pourrait-il pas prendre la place au passé ?

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Notes

1 Sur les débats avec les spécialistes du « transnationalisme » des immigrants ainsi que sur la distinction entre le « particularisme longue distance » et un transnationalisme cohérent avec le sens du terme, voir Waldinger et Fitzgerald, 2004.

2 Glick-Schiller, 1999 ; Guarnizo, 2001 ; Levitt, 2001 ; Smith, 2001.

3 Sur les voies empruntées par les transformations des sociétés envoyant ou recevant des migrants voir Moya, 1998.

4 Comme l’ont montré, entre autres, Christian Joppke (1998) et Virginie Guiraudon (1998).

5 Pour des éléments sur les conflits produits par les loyautés divergentes parmi les habitants de Miami d’origine ethnique, voir le récit de Alejandro Portes et Alex Stepick (1993). Bien sûr, ces événements dans la Miami contemporaine ne sont ni nouveaux, ni spécifiques à cette ville. Comme le montre le bilan historique, les conflits fondés sur les polarités du pays d’origine produisent des conflits fratricides qui contredisent les revendications d’une « communauté » transnationale comme dans la « guerre des petites Italie » plus tôt pendant le siècle (Diggins, 1972) ou encore les affrontements entre nationalistes et communistes dans les Chinatowns américaines contemporaines (Zai Liang, 2001). Sinon, les loyautés contradictoires avec le pays d’origine peuvent créer des clivages dans le pays d’adoption, comme l’illustrent les conflits contemporains entre arabes américains et juifs américains (Shain, 1999) et les frictions précédentes entre afro-américains et italo-américains, encouragées par l’invasion italienne de l’éthiopie pendant les années trente, ou encore la discorde entre les Japonais américains et les Chinois américains provoquée par l’invasion de la Chine par le Japon (Stack, 1979).

6 NdT : landsman, paysans en anglais, paisano, paysan en espagnol.

7 Sur ce point voir également Fitzgerald, 2005.

8 NdT : Okies et Arkies, par référence à leur État d’origine, Oklahoma, Arkansas.

9 Sur l’extension des contrôles frontaliers à la suite du vote de la loi sur l’immigration de 1924, voir Ramirez, 1991 et Ngai, 2004.

10 NdT, c’est ainsi que les migrants mexicains désignent les États-Unis.

11 Comme je l’ai souligné avec David Fitzgerald (Waldinger et Fitgerald, 2004).

12 Scientifique américain d’origine taiwanaise du laboratoire militaire de Los Alamos accusé en 1999 d’avoir livré à la Chine populaire des secrets nucléaires, et innocenté après onze mois de prison (note de la rédaction).

13 Voir Cole, 2003 et Gerstle, 2004.

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Pour citer cet article

Référence papier

Roger Waldinger, « « Transnationalisme » des immigrants et présence du passé »Revue européenne des migrations internationales, vol. 22 - n°2 | 2006, 23-41.

Référence électronique

Roger Waldinger, « « Transnationalisme » des immigrants et présence du passé »Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 22 - n°2 | 2006, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/remi/2817 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remi.2817

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Auteur

Roger Waldinger

Professeur, UCLA, Sociology Department, 264 Haines Hall, University of California, CA Los Angeles 90095, USA. E-mail : waldinge@ssc.ucla.edu

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