1Les relations intimes sont reconnues par les sciences sociales comme des terrains d’échange à partir desquels les partenaires multiplient les transferts et dons de toute sorte (Bozon, 2016). La nature des objets échangés ne se limite pas à ce qui est considéré dans les sociétés occidentales comme relevant directement du sexuel ou du sentimental (Tabet, 1987). De nombreux travaux montrent que les échanges intimes peuvent impliquer des transferts économiques, matériels et symboliques, qui se mêlent à des partages affectifs, sexuels et sentimentaux (Benquet & Trachman, 2009 ; Broqua & Deschamps, 2014a ; Combessie & Mayer, 2013). Ces recherches soulignent l’asymétrie caractérisant les échanges intimes entre hommes et femmes, affectant à la fois la nature des contributions apportées par l’un et par l’autre et les attendus culturels normalisant certains types d’échange et en sanctionnant d’autres (Tabet, 2004). La littérature académique sur les échanges intimes, dont une large partie relève de l’anthropologie et adopte une approche ethnographique, tend toutefois à placer principalement les cultures non occidentales dans sa ligne de mire (Benquet & Trachman, op. cit. ; Broqua & Deschamps, 2014b), puisque les échanges intimes y seraient une réalité plus aisément mise en discours que dans les pays occidentaux. En contrepartie, les représentations des échanges intimes entre hommes et femmes dans les cultures occidentales constituent actuellement un angle mort des sciences sociales (Lavoie Mongrain, 2018). Dans cet article, nous contribuons à combler cette lacune en proposant une typologie des échanges intimes représentés dans les productions culturelles occidentales contemporaines. Le matériau analysé est tiré d’une étude de cas conduite sur une série télévisée populaire québécoise.
2Les représentations culturelles d’échanges intimes sont pertinentes dans ce contexte, puisque la culture populaire transmet ce que Simon et Gagnon (1987) appellent des scénarios culturels indiquant aux acteurs les orientations et prescriptions conventionnelles en matière de conduite intime. Les scénarios culturels agissent comme cartes routières en fournissant d’importants renseignements sur les codes de conduite usuels en matière d’intimité sexuelle et amoureuse et en guidant l’opérationnalisation des échanges intimes par les acteurs (Simon & Gagnon, 1986). Les séries télévisées, véritables « machines à produire des récits » (Esquenazi, 2015), regorgent de récits se centrant sur le thème de l’intimité amoureuse et sexuelle et sont reconnues par les chercheurs et chercheuses comme des matériaux utiles à l’étude des scénarios culturels sexuels (Wiederman, 2015). En plus de susciter une sorte d’« addiction » (Glevarec, 2013) pour leur auditoire, elles transmettent des représentations audiovisuelles dont les contenus véhiculent du sens de manière parfois plus percutante que les textes (Priest, 1998).
3L’idée que des échanges mêlant la sexualité avec des objets de nature variée aient lieu entre partenaires d’une relation intime n’est pas nouvelle. La mythique distinction entre prostitution et relations dites ordinaires a été disséquée par l’anthropologue Paola Tabet en vue d’en exposer la fausseté (1987). Ce type d’échange se retrouve, dit-elle, dans un éventail de configurations relationnelles, allant du mariage à ce que nous appelons couramment la prostitution, révélant l’existence d’une structure, nommée continuum d’échange économico-sexuel, faisant de la sexualité « un travail "de femmes" » (2004 : 106). L’ouvrage précurseur de Tabet donne le ton dans l’étude des échanges intimes : ces échanges sont asymétriques et impliquent un service sexuel féminin rétribué par une compensation masculine. Elle laisse également un héritage scientifique poussant à l’avant-plan l’aspect économique des échanges transformant les relations intimes entre hommes et femmes en relations marchandes. Le recours à la métaphore commerciale pour penser les échanges intimes, particulièrement sexuels, est par ailleurs fréquent en sociologie de la sexualité : on compare le partenariat sexuel et amoureux à un marché où les partenaires troquent et négocient en vue d’obtenir la satisfaction de leurs désirs (Moon, 2008). Or, il existe un important décalage entre un marché sexuel « pur » et le marché sexuel réel, puisque la satisfaction sexuelle peut être troquée contre un ensemble d’intérêts (matériaux ou symboliques) (Bejin & Pollak, 1977). Pour Martin et George, la métaphore commerciale doit être abandonnée, car le domaine de l’intime et du sexuel ne possède pas les caractéristiques essentielles d’un marché, telle l’existence de prix fixes (2006). Sans ces aspects, l’analogie se révèle tautologique. Le fait d’assimiler tout échange prenant place au sein de relations intimes à un marché relève selon Viviana Zelizer (2000) d’une tendance réductionniste répandue en sciences sociales qui engloutit ces échanges sous un cadre interprétatif monolithique et, par conséquent, en rend invisible la pluralité de significations possibles : les échanges ne peuvent être compris comme « rien d’autre que » (nothing but), dans ce cas-ci, un marché. Un deuxième réductionnisme consiste à exclure d’emblée la possibilité qu’intimité et marchandage puissent se côtoyer dans une même relation : en les distinguant en univers de sens séparés (amour versus argent), on les renvoie dans des « mondes hostiles » aux frontières impénétrables (Zelizer, 2000). Cette approche réfute l’existence même des échanges intimes : l’expression en soi peut sembler contradictoire, « échange » et « intime » appartenant à des terrains antagoniques. Parry et Bloch (1989) retracent les origines de cette dichotomisation depuis la pensée aristotélicienne jusqu’aux analyses de Marx et Simmel associant la recherche de profits à l’individualisation et à la destruction des communautés. Selon ces auteurs, cet héritage se révèle dans la disposition épistémique à créer, à partir d’un point de vue ethnocentré, des distinctions entre, d’un côté, les économies non-monétaires, traditionnelles et fondées sur des systèmes de dons et, de l’autre, les économies monétaires, modernes et fondées sur l’échange d’argent. Cette dichotomie marque les interprétations morales des échanges sous forme de cadeaux et des échanges sous forme de transferts monétaires, ces derniers étant considérés comme appartenant exclusivement à la sphère économique et donc exempts de moralité. Des échos de cette construction antagonique en « mondes hostiles » peuvent être trouvés dans les normes amoureuses occidentales. Le désintéressement matériel fait figure d’idéal auquel il est attendu que les partenaires se conforment : comme le dit l’adage, « en amour, on ne compte pas » (Belleau, 2000 ; Henchoz, 2014). Au niveau conceptuel, il paraît problématique de recourir à la métaphore marchande pour décrire des transferts monétaires entre partenaires intimes et sexuels. L’emploi, par exemple, de l’expression « transaction » pour nommer une relation subordonne l’affectif à l’économique dans un langage qui, par ailleurs, paraît étranger aux principaux concernés (Castro, 2014). La sentimentalité et d’autres aspects fondamentaux de l’intimité sexuelle et amoureuse deviennent accessoires. Les affects occupent pourtant une part notable des échanges intimes et se retrouvent fréquemment au cœur de transferts mêlant la sexualité, la matérialité et le symbolique (Cauvin Verner, 2014 ; Combessie, 2014 ; Deschamps, 2011 ; Leclerc-Madlala, 2003 ; Majdoubi, 2014 ; Ricordeau, 2014 ; Roux, 2011 ; Salomon, 2014). Même les transferts de type matériel sont indissociables des affects : ils peuvent, par exemple, servir à exprimer l’intensité des désirs amoureux ou sexuels des donateurs (Castro, 2012 ; Gourarier, 2013 ; Omokaro, 2014). Circonscrire les pourtours d’une transaction au sein de relations où se mêlent sentiments amoureux, sexualité, partage des dépenses, cohabitation, répartition des tâches domestiques, travail émotionnel et bien d’autres représente une tâche épineuse, voire impraticable.
- 1 Par exemple, les analyses de contenu d’Eyal et Finnerty (2009) et de Ward (1995) ne documentent que (...)
4Bozon (2016) considère la circulation de biens, d’informations et de signes comme la pierre angulaire des relations amoureuses et de l’attachement intime. L’absence de résolution des dettes, ou le caractère perpétuel des échanges, conserve, voire renforce, le lien entre partenaires. Les relances de dons et de dettes, en ce qu’elles sont productrices de désir, participent également aux efforts de séduction et, accumulées, permettent au couple de se projeter dans l’avenir (Deschamps, 2013). La circulation d’objets de nature diverse (affective, sexuelle, monétaire, etc.) entre partenaires intimes peut donc être comprise comme un réseau composé de différents canaux d’échange s’entremêlant selon des principes élaborés de manière singulière (Zelizer, 2001). L’organisation de ces circuits d’échange intime fonctionne par le biais de « liens différenciés » à partir desquels sont constamment réitérés et renégociés les ensembles de règles, pratiques et significations partagés par les membres d’une relation intime (ibid.). Cette approche permet d’envisager les enchevêtrements de dons et de dettes entre partenaires sans recourir à la métaphore commerciale, ni penser l’échange de sexualité de manière isolée dans le cadre de transactions ponctuelles. Le contexte, représenté ici sous forme de circuit, est indispensable à la compréhension d’échanges particuliers, puisque, comme l’a remarqué Zelizer (ibid.), leur dissociation des réseaux dans lesquels ils font sens, engendre irrémédiablement des problèmes de traduction. Pour cette raison, les unités d’analyse de notre recherche sont les relations représentées dans la série télévisée : notre démarche vise à éviter d’identifier de manière isolée des instances de compensation matérielle faisant suite à des représentations d’activités sexuelles1. Nous offrons par conséquent une analyse des représentations de circuits d’échange typiques, en prenant en considération les récits biographiques des couples fictifs, leurs partages sexuels, affectifs, matériels, etc.
- 2 Claude découvre à la cinquième saison que sa mère biologique est haïtienne, mais cette nouvelle don (...)
- 3 Tous les couples de La Galère qui présentent un circuit d’échange intime sont hétérosexuels. L’abse (...)
5L’étude de cas réalisée analyse les récits contenus dans la série télévisée québécoise La Galère (Durand-Brault & Lorain, 2007‑2013), diffusée sur les ondes de la chaîne publique francophone Radio-Canada de 2007 à 2013. Cette série télé, grandement populaire auprès du public québécois, met en scène quatre femmes blanches, Claude2, Stéphanie, Isabelle et Mimi, qui décident, à l’aube de la quarantaine, d’emménager toutes quatre ensemble et sans leur conjoint. Le public suit, pendant six saisons, leurs aventures amoureuses et sexuelles3 alors que sont abordées des thématiques habituellement peu présentes dans le paysage télévisuel, tel l’orgasme féminin et le goût du sperme. La série télévisée, scénarisée par une femme et réalisée en partie par une femme, présente diverses problématiques à partir d’un point de vue féminin (Ravary, 2017), point de vue que nous reprenons dans nos analyses en adoptant la perspective des protagonistes. Afin de retracer la multitude de significations véhiculées dans le matériau en vue de mettre sur pied une typologie des circuits d’échange intime, nous avons opté pour une analyse qualitative approfondie d’une seule série télévisée (Krippendorff, 2004).
6La démarche inductive (Glaser, 1978) empruntée dans cette étude documente la récurrence de la représentation de certains modèles de circuits d’échange intime. Elle dépasse le calcul de fréquences d’apparition de certains discours ou comportements en formulant une typologie de configurations de significations. Plus spécifiquement, chaque circuit typique identifie la conjonction réitérée de certaines modalités d’échange et de certaines caractéristiques relationnelles. Les circuits prennent, dans la série télévisée analysée, des contours mouvants, les protagonistes négociant et adaptant continuellement les différents principes et les règles d’échange au gré des événements perturbateurs. Les relations passent parfois d’un circuit typique à un autre, suivant les évolutions des personnages. En observant les fréquents recoupements de certaines modalités, nous remarquons également des éléments permettant la différenciation des circuits typiques. Parmi ces éléments, notons le type d’intérêts ou de visées recherchées par les femmes, le rapport plus ou moins direct entre ces intérêts et la sexualité au sein du couple, la temporalité des circuits d’échange, ainsi que l’intensité du tabou empêchant ou tolérant l’énonciation du circuit et de ses modalités. De cette façon, nous avons identifié la représentation de quatre circuits d’échange typiques : la relation de convenance à visée économique, la relation désintéressée avec bénéfice économique, la relation à sexualité ponctuelle et instrumentale et la relation commerciale avec intimité sexuelle.
7Un premier modèle de circuit d’échange observé dans la série télévisée analysée s’articule autour de la centralité d’une visée de type économique recherchée par une protagoniste. Cette configuration représente dans la série une façon alternative pour les femmes de répondre à des aspirations ou à se libérer de dettes en contexte de contrainte économique. Par exemple, au cinquième épisode de la sixième saison, les quatre femmes élaborent ensemble un plan de séduction de professionnels de la rénovation pour leur soutirer des services de réparation qu’elles n’ont pas les moyens de payer. Au départ, la relation n’existe pas : elle est développée de manière opportune afin de répondre à une finalité économique qui peut être diffuse (avoir accès aux ressources financières du partenaire) ou concise (obtenir une faveur spécifique). Les partenaires sont remplaçables et choisis sur la base de leur capacité à répondre aux finalités recherchées. De plus, bien que le contexte de contrainte soit fréquemment associé à ce type de configuration dans la série, les visées économiques des femmes représentent rarement des besoins essentiels.
8Dans les scénarios relatifs à ce type de circuit, les femmes feignent une disponibilité sexuelle en vue de provoquer et de nourrir chez leur partenaire un espoir d’accès sexuel. Le circuit d’échange se dessine autour de la convergence des intérêts différents des deux partenaires dans une entente tacite de satisfaction réciproque. La délicatesse avec laquelle les femmes font connaître leurs intentions sans les nommer directement à leurs partenaires laisse croire que l’explicitation des modalités d’échange est à proscrire. Les scénarios dans lesquels les femmes instrumentalisent l’attirance sexuelle qu’elles inspirent aux hommes montrent presque toujours une réticence de celles-ci à répondre entièrement aux demandes (sexuelles) des hommes pour deux raisons principales. D’abord, l’atteinte des objectifs visés par le partenaire (un rapport sexuel) risque de mettre fin au circuit sans que la femme ait pu en retirer les bénéfices voulus : c’est l’espoir sexuel, et non l’actualisation de la relation sexuelle en soi, qui est censé être garant de bénéfices économiques. Ces scénarios impliquent des rôles contradictoires pour les femmes : être gardienne de la sexualité, tout en alimentant délibérément les espoirs de leur partenaire (Simmel, 1988, 2004). Ce dialogue entre Isabelle et Claude, principale tenante de ce raisonnement, à propos de leur plan de séduire des professionnels de la rénovation est éloquent :
- 4 Cette abréviation fait référence à la saison « S » et à l’épisode « E ». Par exemple, S6E5 signifie (...)
Isabelle : Vous allez faire quoi quand ils vont vous demander de coucher pour faveurs obtenues ?
Claude : Qu’est-ce que tu dis là toi, on ne couche PAS, des affaires pour les démotiver. C’est avant qu’ils donnent tout, quand ils n’ont pas ce qu’ils veulent. (S6E54).
9Ensuite, dans les scénarios de ce type de circuit, l’actualisation de la sexualité est aussi condamnée pour des raisons morales. Les objections, tenues principalement par les trois protagonistes autres que Claude, portent sur l’immoralité du fait d’instrumentaliser l’attirance des hommes envers elles afin de leur soutirer une faveur économique. La longévité de la relation intensifie par contre le besoin de réciprocité et exacerbe la pression sur les femmes à se prêter à des relations sexuelles avec leur partenaire. La réalisation de la sexualité est perçue, à un certain point, comme inévitable et ce, malgré les réticences des femmes et l’absence ou la faiblesse du désir envers leur partenaire. Après que Claude ait révélé à Clint, un homme beaucoup plus âgé, ses intentions de le séduire dans le but d’hériter de sa fortune, Clint est curieux :
Clint : Puis comment tu pensais faire ça ? Écoute, tu connais la game. Tu m’aurais fait de la bonne soupe, tu m’aurais fait rire, ça c’est sûr. Mais… t’aurais été obligée de trouver des raisons pour ne pas coucher avec moi.
Claude : Non, j’ai une amie qui en connaît un char, elle a été douze ans avec son mari. Mais je pourrais, hein, vous n’êtes pas si pire que ça.
10Une fois la visée matérielle obtenue ou abandonnée dans ces circuits, la relation n’a plus raison d’être ; celle-ci est conséquemment habituellement de courte durée.
11Contrairement au premier modèle de circuit d’échange, la relation désintéressée avec bénéfice économique ne découle pas forcément d’une finalité précise et prend forme dans des couples amoureux durables et économiquement asymétriques. Dans la série télévisée, ces couples sont composés d’hommes occupant des postes de pouvoir généreusement rémunérés (Premier ministre, ministre, partenaire de firme d’avocat) ou qui disposent autrement d’un important capital économique (héritage, vols), alors que les femmes galèrent sur le plan financier (revenus ponctuels, licenciement, faible rémunération, etc.). Les scénarios de ce circuit nous montrent la production d’une hiérarchie au sein du couple découlant de ces inégalités. L’exemple le plus frappant est celui d’Isabelle, avocate devenue femme au foyer, insatisfaite de la tangente prise par son mariage : alors qu’elle était sensée être la « copilote » de son mari qui, lui, possède une carrière politique florissante, elle ne fait que du travail domestique non rémunéré pour lequel elle obtient peu de gratitude (S1E4). Ce type de circuit d’échange prévoit que les hommes fassent profiter leur conjointe de leurs ressources, principalement par l’entremise de cadeaux. L’idéal amoureux du désintéressement (Henchoz, op. cit.) prévaut néanmoins : les femmes peuvent prendre plaisir à « se faire gâter », mais doivent occulter, avec la complicité des hommes, tout intérêt calculé. Même lorsqu’elles partagent les activités lucratives de leur partenaire, les femmes renoncent à disposer d’un accès direct – même partiel – aux gains financiers générés et les soupçonner d’être intéressée constitue une offense grave. Par exemple, le premier conflit entre Mimi et Julien est provoqué par la suspicion de ce dernier. Le couple s’adonne conjointement à des vols de bijouterie, mais seul Julien dispose de l’accès à l’argent et aux bijoux volés. Lorsqu’il surprend Mimi avec son portefeuille entre les mains, alors qu’elle cherchait quelques billets pour payer le livreur de pizza, Julien devient agressif et le lui arrache des mains. Mimi, insultée, quitte en insistant sur son total désintérêt pour l’argent (S2E1). Une autre règle primordiale dans ce type de circuit est l’exclusivité sentimentale et sexuelle des deux partenaires, dont l’infraction révèle d’intéressants rapprochements entre enjeux économiques et sexualité. Premièrement, l’infidélité du conjoint ouvre la porte à ce que les femmes réclament enfin leur dû. Mimi vole le contenu du coffre-fort de Julien lorsqu’elle découvre qu’il mène une double-vie (S2E3) et Isabelle menace Jacques de le « laver » dans un violent divorce après avoir reçu des preuves de ses infidélités (S2E9). Deuxièmement, les hommes traitent l’accès de leur conjointe à leurs ressources comme un privilège et contrôlent cet accès par un système de récompense et de punition. La non-exclusivité sexuelle de leur conjointe (ou même ex-conjointe) est punissable par le retrait des bénéfices économiques. Jacques menace à deux reprises de couper la pension alimentaire d’Isabelle : quand il découvre qu’il n’est pas le père biologique de leur fils (S2E1) et quand elle rencontre un autre homme (S5E5). En contrepartie, l’argent des hommes fait office de récompense aux femmes qui se conforment simultanément à l’idéal du désintéressement et à l’exclusivité sexuelle. Antoine, partenaire de longue date de Claude, ne cesse de tester l’amour de celle-ci en prétendant être sans le sou, alors qu’il a hérité de quelques millions de dollars suite au décès de son père. Alors que leur couple bat de l’aile et que Claude, maintenue dans l’ignorance, considère le divorce, Antoine confie un soir à Mimi qu’il possède encore son héritage et lui révèle sa stratégie : « Un héritage ne fait pas partie du patrimoine familial. Si elle divorce, elle n’aura rien. Et si elle ne me divorce pas, elle aura tout. » (S3E4).
12Nous avons vu jusqu’à présent l’immixtion d’enjeux économiques dans des relations de fréquentation de courte durée, ainsi que dans des relations amoureuses durables. Or, la représentation des intérêts des femmes ne se limitent pas au domaine de l’économique. La série télévisée montre en effet un troisième type de circuit d’échange où les finalités en jeu s’en distinguent et sont atteignables par la pratique sexuelle elle-même, par exemple : avoir un enfant, rassurer sa désirabilité, se remonter le moral, rendre un ancien conjoint jaloux, etc. Le plaisir est encore une fois dans ce circuit une finalité secondaire. Contrairement aux deux autres modèles de circuits d’échange, les objectifs des rapports sexuels sont dicibles dans ce genre de scénario, mais leur énonciation semble tout de même parfois gêner les protagonistes. Mimi, qui est célibataire, souhaite ardemment avoir un enfant et se tourne en dernier recours vers le père homosexuel d’un des enfants de Stéphanie, Ian, pour lui demander de lui accorder ce service. Signifier à Ian son désir d’avoir un rapport sexuel dans le but de procréer est représenté comme une activité laborieuse pour Mimi, qui multiplie les sous-entendus, entrecoupés de longues gorgées de bière, dans l’espoir que Ian comprenne ce qu’elle lui veut sans qu’elle ait à le lui dire (S2E6). Les relations qui correspondent à ce type de circuit d’échange peuvent être, comme dans la relation de convenance à visée économique, mises sur pied opportunément dans le but de répondre à une finalité. Elles peuvent aussi être des relations amicales de longue durée. Dans tous les cas, la sexualité constitue un événement occasionnel, requérant parfois justification, et répond à un intérêt dans le court terme. Il arrive que le bon déroulement du circuit d’échange et la légitimation des rapports sexuels reposent sur le maintien de l’illusion d’un intérêt partagé. Par exemple, Stéphanie soupçonne les hommes ayant répondu à l’annonce de Mimi publiée en ligne, qui cherche un géniteur pour lui faire un enfant, de vouloir « juste coucher avec [elle] » (S2E7). Dans ce cas, les hommes souhaitant avoir un rapport sexuel avec Mimi pour le plaisir et non exclusivement dans le but de procréer sont considérés malhonnêtes et exclus d’emblée comme partenaires d’échange. Les sentiments amoureux, qui ne sont pas essentiels dans ce type de relation, peuvent néanmoins perturber le circuit. Dans l’exemple de la sexualité à visée procréative entre Mimi et Ian, l’absence de sentiments et d’attirance sexuelle rendent la pénétration impossible à accomplir (S2E6).
13De même que des finalités économiques peuvent s’immiscer dans les relations intimes de la série télévisée, l’intimité amoureuse et sexuelle peut prendre place dans des relations commerciales. Il arrive dans La Galère que les femmes jettent leur dévolu sur un homme avec lequel elles font affaire, soit en tant que prestataire de services professionnels, soit en tant que cliente. Les bafouillages de Mimi, esthéticienne, incapable de choisir entre le vouvoiement et le tutoiement pour s’adresser à son client envers qui elle éprouve une forte attirance, sont un exemple de cet entre-deux (S1E3). La prestation de services elle-même peut être érotisée dans pareilles circonstances. Par exemple, Claude émet des sons semblables à de la jouissance sexuelle au toucher de son massothérapeute avec qui elle finira par avoir un rapport sexuel sur la table de massage (S1E8). Mais il ne faut pas réduire ce circuit d’échange à une « transaction » : la coexistence entre transfert monétaire et activité sexuelle dans une même interaction ne suffit pas pour établir un lien de causalité. L’intérêt principal des femmes, contrairement aux trois autres circuits, est le plaisir sexuel, parfois combiné au désir de développer une relation sentimentale durable. Les enjeux économiques, quoique présents, se fondent dans le décor. La prestation ou la réception de services professionnels est pour ainsi dire banalisée comme contexte de rencontre amoureuse ou sexuelle et la conjonction des transferts monétaires avec l’intimité sexuelle ne semble pas poser problème pour les protagonistes. Les relations correspondant à ce modèle sont toutes de courte durée et s’apparentent à ce qui est communément appelé une histoire d’un soir. Bien que Mimi ait souvent envie de poursuivre la relation, elle se fait violemment rejeter par les hommes qu’elle drague ou avec qui elle a eu des rapports sexuels dans un contexte commercial.
14La typologie proposée ici reflète non pas les configurations typiques d’échange intime telles qu’elles se manifestent entre acteurs réels, mais renseigne sur les points de repère accessibles aux acteurs et à partir desquels ils mettent en œuvre des scripts sexuels et intimes (Simon & Gagnon, 1986). Les scénarios contenus dans La Galère transmettent une sorte de manuel audiovisuel proposant aux téléspectateurs, et surtout aux téléspectatrices, des modèles de négociation et de mise en place des circuits d’échange intime, ainsi que les émotions légitimes associées aux différents circuits. La typologie se rapporte à des scénarios parfois cohérents, parfois concurrentiels, organisant les échanges intimes dans des modèles fluides à partir desquels quelques constats peuvent être tirés.
15D’abord, la dimension économique occupe une place prépondérante dans les scénarios des circuits d’échanges intimes présentés, que ce soit à titre de finalité explicitement recherchée ou sous la forme de transferts encastrés dans les échanges intimes d’une relation sentimentale durable. Une des protagonistes, Claude, est par ailleurs caractérisée par son intérêt envers l’argent de ses partenaires. Malgré sa centralité dans les relations intimes, cette dimension éveille de constants soupçons envers l’honnêteté des femmes. Ainsi, la relation désintéressée avec bénéfice économique se distingue de la relation de convenance à visée économique en ce que les sentiments amoureux des femmes, présumés authentiques, sont censés garantir l’anéantissement des finalités utilitaristes. Cet important attendu du circuit d’échange intime rend ce dernier acceptable, et même conforme aux relations romantiques traditionnelles (Illouz, 1997), alors que le second est fortement condamné à l’intérieur de la série télévisée à la fois par les femmes elles-mêmes, les hommes et la société. Les deux autres circuits, soit la relation à sexualité ponctuelle et instrumentale et la relation commerciale avec intimité sexuelle, ne semblent poser, au contraire, ni dilemme moral, ni remise en question de la sincérité des femmes. C’est plutôt celle des hommes, cette fois, qui est mise en doute. Le fait que le sentimental et l’économique y soient accessoires place certainement ces deux circuits dans une catégorie à part des deux premiers. Claude, qui défend la plupart du temps l’amalgame de ses intérêts économiques avec son attirance sexuelle et sentimentale pour les hommes, soulève ce double-standard avec une pointe d’irritation. Alors qu’elle propose de séduire des hommes pour que ceux-ci offrent des travaux de rénovation à faible prix, Stéphanie, qui a tenté à plusieurs reprises de convaincre des hommes de son entourage de lui faire un enfant, s’indigne : « Utiliser des gars, c’est pas fin, non ? », ce à quoi Claude rétorque : « Ah ! Mais pour faire des bébés, c’est correct ? » (S6E5). Les scénarios tendent en effet à discriminer entre finalités économiques et autres types de finalités, condamnant les premiers et tolérant les seconds, illustrant la corde raide sur laquelle les femmes bénéficiant des ressources financières de leurs partenaires intimes masculins s’aventurent.
16Ensuite, l’écrasante présence des échanges intimes dans les scénarios culturels contenus dans la série télévisée questionne la prégnance des enchevêtrements entre intérêts et intimité amoureuse et sexuelle dans la culture populaire au Québec. Bien que les couples hétérosexuels québécois affichent une certaine timidité à discuter de ces emmêlements et relaient le discours du désintéressement matériel et financier soutenant la dichotomie argent/amour (Belleau, op. cit. ; Henchoz, op. cit.), les scénarios culturels regorgent de références aux intérêts et finalités utilitaristes en lien avec la sexualité et l’intimité. Sous couvert de l’humour, les comédies telle La Galère, peuvent en effet se permettre de repousser les limites de l’acceptable (Sepulchre, 2018). La dichotomie argent/amour n’est pas absente pour autant de ces scénarios; elle s’intègre aux représentations des circuits d’échange intime, plutôt que de se soumettre à ceux-ci ou de les remplacer. Ces complexités sont révélatrices de registres symboliques en concurrence, exposant, comme l’exprime Macé, les compromis issus d’affrontements au sein de l’« arène publique » qu’est la télévision entre groupes sociaux pris dans des rapports de domination (2000). L’antagonisme entre intérêts et intimité, bien que répandu dans la série, est constamment confronté à la reconnaissance par les femmes que leur sexualité et leurs efforts investis dans la sphère intime possèdent une valeur d’échange. Les contradictions sont alors nombreuses et révèlent l’ambiguïté des scénarios culturels censés informer les femmes des règles à suivre en matière d’échanges intimes. Cette cohabitation entre scripts en apparence contraires (ceux illustrant les utilités des relations intimes et ceux prônant le désintéressement) présente un intéressant paradoxe méritant une plus grande attention de la part des sciences sociales.
17Finalement, les scénarios culturels observés associent aux échanges intimes une asymétrie genrée. Il semble important, à ce point-ci, de rappeler que La Galère est écrite par une femme et met en scène divers récits à partir du point de vue des quatre protagonistes femmes (hétérosexuelles, blanches) de la série. Cette perspective conduit à des scenarii questionnant les changements dans les rapports intimes entre hommes et femmes dans une culture dominée par les scenarii hétérosexuels masculins (Bozon, 2013). Dans le cas de La Galère, les scripts traditionnels y sont retravaillés et témoignent de l’affaiblissement observé par Wouters (2004) dans l’opposition entre sexualité sentimentale pour les femmes et sexualité lubrique pour les hommes, sans toutefois faire rupture avec ce modèle. Le désir féminin, traditionnellement occulté des discours dominants (Fine, 1988), est intégré aux scripts de la série où il est mis en tension avec les nombreux autres « usages » de la sexualité. Le plaisir peut constituer une finalité en soi pour les femmes, tel qu’illustré dans le quatrième circuit. Or, les contenus des scripts sont dominés par l’idée que la relation de couple, ainsi que les dons des hommes rendent la sexualité obligatoire où le plaisir féminin, bien que possible, reste secondaire (Lavoie Mongrain, op. cit.). Les circuits d’échange proposent également des rôles genrés bien définis. Notamment, l’argent qui circule typiquement des hommes vers les femmes, implique un attendu d’accessibilité sexuelle de celles-ci. Ironiquement, les finalités économiques des femmes entraînent presque systématiquement, dans la série, la menace d’une répression. Cette situation illustre la ténacité des scripts traditionnels refusant aux femmes la possibilité de requérir explicitement rémunération pour un service sexuel (Pheterson, 2001) ou de montrer un intérêt pour l’argent de leur partenaire. Finalement, la sexualité et la sentimentalité représentent des territoires sous la principale responsabilité des femmes; en particulier, la délicate gestion du désir masculin. Les circuits d’échange sont donc représentés selon des scenarii culturels, produits à partir d’une perspective féminine, non pas comme des formes aplaties de transferts égaux et réciproques entre hommes et femmes, mais comme des lieux de négociation traversés par des rapports sociaux de genre.
18Notre proposition de typologie pour saisir la représentation des circuits d’échange intime dans les scénarios culturels questionne la particularité des pays occidentaux, faiblement représentés dans la littérature sur le sujet, comme cultures frappées d’un fort tabou à l’endroit des échanges intimes. Elle révèle de plus toute la diversité des significations contenues dans ces scenarii, ainsi que les intégrations et tensions entre scripts contradictoires se chevauchant. Finalement, elle réitère l’idée d’une asymétrie genrée en exposant des scenarii produits à partir d’une perspective féminine qui révèlent une condamnation des intérêts économiques des femmes tout en acceptant les transferts monétaires des hommes comme des choses communes dans les relations intimes. La mise en relief des scenarii culturels impliquant des échanges intimes d’une série télévisée ouvre de nombreuses perspectives pour des recherches futures. La typologie des circuits d’échange intime approfondit nos compréhensions des codes de conduite véhiculés dans les médias de masse et fournit des indices quant aux conventions occidentales en matière d’échange intime tout en soulevant de nombreuses questions : Ces circuits types d’échange intime trouvent-ils des échos dans la « réalité » sociale? Sont-ils indicateurs des façons dont les cultures populaires au Québec et ailleurs se représentent les circuits d’échange intime à grande échelle? Ces interrogations méritent de bénéficier d’une attention accrue de la part des sciences sociales, car elles abordent le terrain peu étudié des cultures occidentales qui semblent pourtant regorger de scenarii combinant intérêts et intimité.