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La fin de l’histoire

Apocalypse, messianisme et « présentisme »

Remarques sur le temps messianique au Moyen Âge et chez quelques penseurs contemporains
Patrick Henriet
p. 129-137

Résumés

Le discours apocalyptique est souvent pensé par les contemporains comme prophétique et linéaire. Or pour les chrétiens anciens, plus qu’un moyen de prévoir le futur, l’Apocalypse était un lieu de révélation des choses cachées. Le temps était quant à lui perçu selon un modèle typologique qui n’avait pas grand-chose à voir avec nos schémas chronologiques unilinéaires modernes. Un bon exemple de ce type de raisonnement est fourni par le dossier du Commentaire de l’Apocalypse de Beatus de Liébana (Espagne, fin du viiie siècle) et par les enluminures qui l’accompagnèrent pendant plusieurs siècles. Ces images, qui étaient connues de plusieurs artistes du xxe siècle, dont Picasso, qui s’en inspira pour son Guernica, trouvent une curieuse résonnance chez un certain nombre de penseurs contemporains du fait messianique (Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Agamben, etc.). Nous proposons donc d’utiliser la catégorie du messianisme pour comprendre la pensée apocalyptique médiévale et nous concluons en rappelant que tous ces discours ont en commun de bien marquer « la profondeur de l’instant au détriment des “grands récits” construits sur un enchaînement bien ordonné de causalités ».

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Texte intégral

  • 1 Le texte doit désormais être consulté dans l’édition de Roger Gryson : Beatus de Liébana, Tractatus (...)

1À la fin du viiie siècle (776 pour la première édition), un moine de la Liébana (Asturies) nommé Beatus rédigea un commentaire de l’Apocalypse qui, pour l’essentiel, reprenait les textes d’exégètes antérieurs. Ce commentaire n’était donc guère original sur le fond, mais il connut en péninsule Ibérique un grand succès puisqu’on en conserve plus de trente manuscrits, complets pour la plupart d’entre eux. La diffusion des Beatus (on donne en effet à ces manuscrits le nom de l’auteur supposé du Commentaire) resta essentiellement péninsulaire, mais certains exemplaires furent copiés dans le sud-ouest de la France et en Italie1.

  • 2 Toutes ces informations se trouvent dans une lettre de Meyer Schapiro à Joyce D. Rosa, datée du 15  (...)
  • 3 Elles sont toutes reproduites en noir et blanc dans John Williams, op. cit. Un nouveau Beatus illus (...)

2Lorsque en 1935 le peintre Fernand Léger, de passage à New York, interrogea Meyer Schapiro, grand historien marxiste de l’art, pour savoir quelle œuvre celui-ci l’emmènerait voir dans sa ville s’il ne disposait que d’un après-midi, Schapiro répondit sans hésitation qu’il convenait de donner la priorité au manuscrit 644 de la Morgan Library, un Beatus du xe siècle. Il le fit voir à Léger, qui fut « grandement impressionné », de même que plusieurs autres artistes et amis de Schapiro tels que Roberto Matta, André Masson, Jean Lurçat ou encore Diego Rivera2. Il était pourtant possible de voir à New York des œuvres autrement célèbres que ce manuscrit. La raison de ce choix surprenant était simple : de même que 25 autres Beatus qui nous sont parvenus, de même aussi que bien d’autres ayant disparu, le manuscrit 644 de la Morgan était très richement enluminé, dans un style parfois abusivement appelé « mozarabe » mais néanmoins très caractéristique de la péninsule Ibérique. Les images réalisées pour les Beatus durant plus de quatre cents ans (de la fin du viiie jusqu’au milieu du xiiie siècle environ) se chiffrent par milliers3. Les artistes se copiaient les uns les autres mais n’hésitaient pas à innover, Magius, l’enlumineur du Morgan 644, pouvant être considéré comme l’un des plus inventifs. Les Beatus constituent donc la plus importante tradition iconographique relative à l’Apocalypse au Moyen Âge et sans doute jusqu’à nos jours. Contre toute attente, leur influence, médiocre, voire nulle après le xiiie siècle, fut très importante à partir de l’entre-deux-guerres : outre les peintres déjà cités, il faut encore mentionner Matisse et surtout Picasso, qui s’inspira du Beatus dit de Saint-Sever, aujourd’hui conservé à Paris, pour composer son Guernica, sans doute le tableau le plus célèbre du xxe siècle.

  • 4 Sur le concept de présentisme, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérien (...)

3Que peut bien nous dire aujourd’hui un assemblage de textes exégétiques relatifs à l’Apocalypse, réalisé dans une région périphérique de l’Europe en un siècle souvent considéré comme l’un des plus sombres de l’époque médiévale, elle-même de mauvaise réputation pour ce qui touche à la culture ? Que peuvent nous dire aujourd’hui des enluminures assurément saisissantes, souvent perçues comme la manifestation d’une sorte d’art primitif occidental, mais qui sont en même temps très difficiles à comprendre et à interpréter pour qui n’est pas doté d’une solide culture biblique et patristique ? En d’autres termes, l’usage que l’on put faire de l’Apocalypse au Moyen Âge, Beatus étant ici un exemple significatif plus qu’un objet d’étude en lui-même, peut-il nous aider à comprendre les débats qui agitent notre postmodernité tiraillée entre un « présentisme » aveugle, un idéal de retour au fondement de systèmes religieux perçus comme intouchables et la peur d’un futur que d’aucuns dépeignent sous des couleurs apocalyptiques4 ? L’objectif ici n’est pas de proposer un discours monastique médiéval comme modèle pour le temps présent, mais plutôt de suggérer que les expériences anciennes du temps peuvent aider à comprendre ce que peut être un temps symbolique, en réalité plus messianique qu’apocalyptique et pas forcément moins d’actualité aujourd’hui qu’il y a dix siècles.

  • 5 Sur l’histoire de la prophétie au Moyen Âge, lire le chapitre correspondant d’André Vauchez dans An (...)
  • 6 Texte dans Monumenta Germaniae Historica. Concilia aevi karolini, I/2, Hanovre, 1906, p. 119
  • 7 Tractatus de Apocalipsin, IV, 5, 16, éd. cit., vol. II, p. 517. Pour un commentaire de ce passage d (...)
  • 8 Frank Kermode, The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction. With a new Epilogue [1967] (...)
  • 9 Giorgio Agamben, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains [2000], trad. de l’ital (...)
  • 10 Voir en particulier le livre peu rigoureux mais très diffusé d’Henri Stierlin, Le Livre de feu. L’A (...)
  • 11 Wilhelm Neuss, Die Apokalypse des hl. Johannes in der altspanischen und altchristlichen Bibel-Illus (...)

4Les contemporains ont tendance à penser le discours apocalyptique comme prophétique et linéaire. Prophétique en ce sens qu’il annoncerait des événements à venir, tous dirigés vers un futur clos ; linéaire en ce sens qu’il obéirait à une logique essentiellement chronologique, faite d’un avant, d’un pendant et d’un après, sagement ordonnés sur la ligne du temps. Soit un début, un déroulement, une fin. Or pour les chrétiens anciens, l’Apocalypse n’était certainement pas prophétique au sens où nous l’entendons, car, en règle générale, elle n’était pas considérée comme une recette permettant de prévoir le futur. Le concept même de prophétie était alors bien différent de ce qu’il est ensuite devenu, et le prophète était d’abord, pour Grégoire le Grand par exemple, non pas celui qui prévoit l’avenir, mais celui qui révèle le sens de ce qui est caché5. Sans doute les exemples de prévision chiffrée du futur ne manquent-ils pas au Moyen Âge, mais ils se font généralement en marge du système dominant, ou contre lui. Beatus lui-même, si l’on en croit l’archevêque Élipand de Tolède, auquel il se heurta très durement lors de la querelle dite adoptianiste, aurait prêché la fin du monde en enjoignant à ses auditeurs de faire pénitence6. Mais, outre le fait qu’il s’agit peut-être là d’une calomnie destinée à déconsidérer un adversaire réputé savant, la possibilité d’une telle prédication ne dit rien de la façon dont le texte fut lu et compris durant des siècles. Dans un passage de son œuvre (quelques lignes sur les 940 pages de la dernière édition), Beatus propose des calculs pour fixer la fin du sixième âge, mais les calculs ne signifiaient pas forcément la même chose pour les hommes du Moyen Âge que pour nous et les chiffres étaient dotés d’une valeur éminemment symbolique7. Lorsqu’ils s’avéraient faux, ce qui était toujours le cas en matière d’eschatologie, ils étaient oubliés ou simplement mis à jour : Frank Kermode8 a très justement relevé que l’« allégorie historique » avait toujours besoin d’être révisée, mais qu’en même temps l’Apocalypse pouvait être « infirmée » (« disconfirmed ») sans être « discréditée » (« discredited »). Elle devait en réalité permettre d’amener au jour ce qui était caché selon un schéma « typologique » omniprésent chez les clercs médiévaux. Le typos est déjà défini par Paul comme un événement passé qui trouve une correspondance et un achèvement dans le présent. De là une conception « figurale » du monde, bien mise en valeur pour le Moyen Âge par Erich Auerbach et approfondie, à partir de Paul, par le philosophe Giorgio Agamben9. Certes, la notion de raisonnement typologique s’applique normalement au procédé qui consiste à reconnaître des éléments du Nouveau Testament dans l’Ancien, ce qui ne vaut pas ici. Cependant l’Apocalypse relève d’une logique de correspondance comparable, même si les événements qu’elle décrit relèvent plus de ce que nous appelons le futur que du passé. Des événements figuraux, des types présents dans le texte de Jean, sont autant de clés permettant d’interpréter le présent et de le dévoiler. Tout fait est ainsi susceptible de trouver une correspondance et un sens dans l’Apocalypse, les frontières entre passé, présent et futur devenant floues, voire non opératoires. Dans le cas de Beatus, qui écrivait dans une zone de frontière à une époque où la plus grande partie de la Péninsule était occupée par les musulmans, beaucoup d’historiens ont interprété son texte, et plus encore certaines des enluminures qui l’accompagnaient, comme un discours crypté contre l’islam : la présence de celui-ci était le signe de la prochaine fin des temps, laquelle serait suivie du règne millénaire du Christ et de l’affrontement final avec Satan. Les figures du mal, dans l’esprit de Beatus, devaient nécessairement représenter la religion adverse10. Il est cependant impossible de trouver de telles allusions dans le texte de Beatus, qui, on l’a vu, est essentiellement une compilation des commentaires antérieurs. Quant aux images, elles ont parfois été surinterprétées, dans la lignée de l’historien de l’art Wilhelm Neuss, auteur d’un livre séminal sur l’iconographie des Beatus11. La pièce maîtresse du raisonnement était l’image de la grande prostituée donnant à boire aux rois de la terre (Ap 17 : 1‑2), une image à laquelle Magius fit sans doute subir de profondes transformations au xe siècle (ill. 1). La prostituée apparaissait désormais habillée à l’orientale et coiffée d’une couronne en forme de muraille sur laquelle se trouvait une demi-lune. L’interprétation de cette figure comme une personnification de l’islam semblait donc s’imposer d’elle-même. C’était cependant oublier que la caractérisation orientalisante ne renvoie pas forcément, dans l’Espagne du xe siècle, à une différence religieuse (les tissus d’origine orientale signifiant simplement le luxe) ; que la muraille ne renvoie certainement pas à celle de Cordoue, comme on l’a souvent dit, mais à celle de Babylone, conformément au texte de l’Apocalypse (Ap 17 : 5) ; enfin, et surtout, que la demi-lune n’est pas alors en Péninsule un symbole de l’islam… En réalité, les « types » comme la grande prostituée étaient très largement intemporels et pouvaient servir dans différentes situations, pour différents événements. Il est extrêmement douteux que les enlumineurs aient voulu faire passer le message clair et univoque que la grande prostituée représentait l’islam, ce qui n’empêchait pas les moines contemplant cette enluminure d’imaginer qu’il pouvait s’agir d’une image des musulmans, comme de toute autre manifestation du mal.

Ill. 1 : Beatus dit de Magius, La grande prostituée et les rois de la terre (Ap. 17 : 1‑2)

Ill. 1 : Beatus dit de Magius, La grande prostituée et les rois de la terre (Ap. 17 : 1‑2)

Pierpont Morgan Library, New York, ms. 644, fol. 194v

5L’Apocalypse n’était donc pas comprise selon une logique purement historique puisque les types ne perdaient jamais leur pouvoir interprétatif, leur capacité de dévoiler. Or ce que les historiens marqués par une conception univoque du temps chronologique ont souvent peiné à comprendre, les artistes l’ont parfois saisi instinctivement. En 1937 (donc seulement six ans après le livre de Wilhelm Neuss), Picasso composa son Guernica, à la fois pour dénoncer le bombardement meurtrier de cette petite ville basque par les nazis (26 avril 1937) et pour condamner toute forme de guerre.

Picasso, Guernica, 1937

Picasso, Guernica, 1937

Musée Reina Sofía, Madrid

© Succession Picasso 2015

  • 12 Georges Bataille, « L’Apocalypse de Saint-Sever », Documents, vol. 1, 1929, p. 74‑84 (repris dans Œ (...)

La comparaison entre certains détails de cette immense toile et l’enluminure du déluge universel dans le Beatus gascon de Saint-Sever (milieu du xie siècle), conservé à Paris, est éloquente et montre à quel point ce manuscrit, sur lequel Georges Bataille avait attiré l’attention quelques années plus tôt dans un court article de la revue Documents12, avait marqué le peintre espagnol (ill. 2 et 3). Or que faisait ici Picasso sinon une sorte de raisonnement typologique en images ? Les horreurs décrites dans l’Apocalypse, le déchaînement du mal et de la violence dans un climat d’effondrement généralisé, trouvaient une claire traduction dans les événements contemporains. Mais Picasso ne prétendait pas, et pour cause, que l’enlumineur du Beatus de Saint-Sever faisait directement allusion à la guerre d’Espagne ! Il avait donc bien compris, d’instinct, que l’Apocalypse proposait un message largement intemporel parce que de nature typologique. De même que l’espace cubiste était fragmenté, de même le temps était sens dessus dessous : le passé apparaissait dans le présent, lui-même plein d’espoirs révolutionnaires.

Ill. 2 : Beatus de Saint-Sever, Le déluge (détail)

Ill. 2 : Beatus de Saint-Sever, Le déluge (détail)

BNF, Paris, ms. lat. 8878, fol. 85

Ill. 3 : Picasso, Guernica, 1937 (détail)

Ill. 3 : Picasso, Guernica, 1937 (détail)

Musée Reina Sofía, Madrid

© Succession Picasso 2015

  • 13 Victorin de Poetovio, Sur l’Apocalypse, édité et trad. par Martine Dulaey, Éd. du Cerf (Sources chr (...)
  • 14 Je reprends l’expression de « temps interruptif » et la classification en trois types de discours m (...)
  • 15 Giorgio Agamben, op. cit., p. 120-121.
  • 16 Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem [1992], Gallimard (Folio. Essai (...)
  • 17 Franz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption [1921], trad. de l’allemand par Alexandre Derczanski et (...)
  • 18 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, préf. de Patri (...)
  • 19 Gershom G. Scholem, Le Messianisme juif. Essai sur la spiritualité du judaïsme [1971], Calmann-Lévy (...)

6Que l’Apocalypse et les commentaires qui l’accompagnèrent à partir de l’Antiquité n’aient pas obéi à une logique chronologique au sens où nous l’entendons, le premier commentaire conservé, celui de Victorin de Poetovio (iiie siècle), l’expose déjà très clairement. Victorin, un évêque officiant dans l’actuelle Slovénie, signalait en effet qu’« interpréter la séquence des événements dont parle l’Apocalypse consiste à comprendre moins leur déroulement chronologique que la logique de l’exposé13 ». Il n’est pas facile, pour les contemporains que nous sommes, de comprendre ce que peut être une vision non chronologique du temps. Pour cette raison, le recours au concept de messianisme s’avère ici des plus utiles. Le messianisme peut être entendu stricto sensu comme une attente eschatologique propre à la culture et aux traditions juives, mais il a aussi joué un rôle dans diverses philosophies de l’Histoire bâties sur le modèle hégélien ; enfin, il est au centre d’une pensée du « temps interruptif » et de l’événement, développée pour l’essentiel dans la première moitié du xxe siècle14. La caractéristique commune aux différentes tentatives effectuées pour définir le temps messianique est une opposition plus ou moins explicite entre Kairos et Chronos. Chronos est le temps chronologique et linéaire tel que nous le concevons généralement. Kairos désigne en revanche le temps opportun (dont il est originellement le dieu)15. Il est ce moment où tout est possible, ce repli du temps doté d’une profondeur vertigineuse qui soustrait la trame chronologique à son inéluctable horizontalité. Kierkegaard, déjà, expliquait que l’instant présent touche en permanence à l’infini et qu’il est une invitation au choix. D’autres penseurs se sont engouffrés dans ce « repli », plusieurs d’entre eux étant porteurs des vieilles traditions messianiques propres au judaïsme. Stéphane Mosès a ainsi consacré un livre important aux trois grands philosophes juifs du messianisme au xxe siècle, Franz Rosenzweig, Walter Benjamin et Gershom Scholem16. Si de notables différences caractérisent la pensée de ces auteurs, Benjamin étant de loin le plus influent aujourd’hui, tous trois ont en commun une conception non linéaire du temps. Rosenzweig, qui écrit L’Étoile de rédemption durant la Première Guerre mondiale, dans les tranchées des Balkans, refuse la conception hégélienne de progrès de la Raison dans l’Histoire et de « rationalité ultime du réel17 ». Marqué par le marxisme, Benjamin s’en prend dans Sur le concept d’Histoire à ce qu’il appelle l’« historisme » et ne voit plus le présent comme la conséquence inéluctable d’événements auxquels il serait uni comme le maillon d’une chaîne aux maillons qui l’ont précédé, mais plutôt comme un temps « dans lequel sont incrustés des éclats de temps messianique18 ». Scholem met quant à lui l’accent sur la tension inhérente à toute conception messianique du temps : « l’attente permanente d’une fin toujours espérée et toujours repoussée » implique une « vie en sursis19 ».

  • 20 Tractatus de Apocalipsin, IV, 5, 32, éd. cit., vol. II, p. 523.
  • 21 Giorgio Agamben, op. cit., p. 110, citant Gianni Carchia, L’amore del pensiero, Macerata, Quodlibet (...)
  • 22 Rudolf Bultmann, Histoire et Eschatologie, Éd. du Cerf, 1976.

7La conception messianique du temps semble donc de nature à éclairer le discours apocalyptique, non pas tel qu’il est généralement servi par les contemporains sur un mode exagérément simplifié (Apocalypse = catastrophes et fin du monde), mais tel qu’il a pu être développé dans un passé lointain. En réalité, le discours apocalyptique ancien peut aussi être entendu, et il le fut, comme un discours messianique au sens philosophique. Il apparaît comme une alternative à la vision linéaire, chronologique et orientée du temps, tout en marquant l’importance de l’instant comme possibilité du choix, de la conversion et du passage à quelque chose de radicalement autre. Dès l’époque des Pères de l’Église, chez un Augustin par exemple, la figure de la fin des temps devint une figure de la mort personnelle. De leur côté, depuis l’Antiquité tardive, les moines répétaient qu’il convenait de vivre chaque jour comme si c’était le dernier, ce qui résonnait comme un appel à la pénitence et renvoyait à un mode de vie fondé sur la valorisation de Kairos au détriment de Chronos. Beatus lui-même, dans son Commentaire, reprend à Isidore de Séville cette phrase capitale : « Lorsqu’en effet quelqu’un meurt, alors c’est pour lui la fin du siècle20 » (comprenons « la fin du temps »). Le discours apocalyptique, qui invite au retrait du monde, à la méditation et à la pénitence, renvoie donc, pour reprendre un jeu de mots du philosophe Gianni Carchia cité par Giorgio Agamben, au « temps de la fin » plus qu’à la « fin des temps21 ». Rudolf Bultmann a dit la même chose autrement : l’intériorisation du thème de la fin, à laquelle contribue beaucoup saint Jean, rend celle-ci non plus « imminente » mais « immanente 22».

8Envisagé dans une perspective messianique, le discours apocalyptique médiéval n’apparaît donc plus uniquement, ni sans doute même principalement, comme le signe d’une conception chiliastique et millénariste de l’Histoire. Mais au-delà du gain opéré en termes de compréhension et d’interprétation des textes anciens, il nous montre aussi comment un messianisme intériorisé a pour corollaire une domination symbolique du temps linéaire. Sans doute ce messianisme peut-il être considéré comme une forme de « présentisme », mais celui-ci n’est plus le « temps désorienté » dont parle François Hartog. Sur un mode qui peut être totalement sécularisé, il marque la profondeur de l’instant au détriment des « grands récits » construits sur un enchaînement bien ordonné de causalités. Il est en définitive une sorte de réappropriation individuelle du temps, dont on est en droit de penser qu’elle pourrait devenir un préalable nécessaire aux projets collectifs.

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Notes

1 Le texte doit désormais être consulté dans l’édition de Roger Gryson : Beatus de Liébana, Tractatus de Apocalipsin, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum, series Latina, CVII B-C), 2012, 2 vol. On peut renvoyer pour la bibliographie à John Williams, The Illustrated Beatus. A Corpus of the Illustrations of the Commentary on the Apocalypse, Londres, Harvey Miller, 1994‑2003, 5 vol.

2 Toutes ces informations se trouvent dans une lettre de Meyer Schapiro à Joyce D. Rosa, datée du 15 juin 1974 et reproduite dans Joyce D. Rosa, The Beatus Manuscripts. Aesthetic Characteritics of Selected Illuminations from the Thompsonian, Saint-Sever, and Gerona Manuscripts and their Influence on Picasso and Léger, New York University (PhD inédit), 1975, p. 312.

3 Elles sont toutes reproduites en noir et blanc dans John Williams, op. cit. Un nouveau Beatus illustré a été récemment découvert à Genève : voir Peter K. Klein, « Remarques sur le manuscrit bénéventin de Beatus récemment découvert à Genève », Cahiers de civilisation médiévale, vol. 56, no 221, 2013, p. 3‑38.

4 Sur le concept de présentisme, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Éd. du Seuil, 2003. Sur la composante apocalyptique présente dans certains discours contemporains, Emma Aubin-Boltanski, Claudine Gauthier (dir.), Penser la fin du monde, CNRS Éd., 2014, p. 23‑26, 327‑477 ; pour l’exemple de certains discours écologistes, Hicham-Stéphane Afeissa, La Fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique, PUF, 2014.

5 Sur l’histoire de la prophétie au Moyen Âge, lire le chapitre correspondant d’André Vauchez dans André Vauchez (dir.), Prophètes et prophétisme, Éd. du Seuil, 2002.

6 Texte dans Monumenta Germaniae Historica. Concilia aevi karolini, I/2, Hanovre, 1906, p. 119

7 Tractatus de Apocalipsin, IV, 5, 16, éd. cit., vol. II, p. 517. Pour un commentaire de ce passage dans une perspective différente de celle qui est adoptée ici, voir Richard Landes, « Lest the Millennium be Fulfilled: Apocalyptic Expectations and the Pattern of Western Chronography, 100‑800 CE », dans Werner Verbeke, Daniel Verhelst, Andries Welkenhuysen (dir.), The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages, Louvain, Leuven University Press, 1988, p. 137‑211, ici p. 192‑194.

8 Frank Kermode, The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction. With a new Epilogue [1967], Oxford University Press, 2000, p. 25.

9 Giorgio Agamben, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains [2000], trad. de l’italien par Judith Revel, Payot et Rivages, 2004, p. 129‑132, commentant 1 Cor : 10, 1‑11 ; Erich Auerbach, Figura. La Loi juive et la promesse chrétienne [1938], trad. de l’allemand par Diane Meur, Macula, 2004.

10 Voir en particulier le livre peu rigoureux mais très diffusé d’Henri Stierlin, Le Livre de feu. L’Apocalypse et l’art mozarabe, Genève, Sigma, 1978, qui bénéficia en son temps d’une préface élogieuse de Georges Duby.

11 Wilhelm Neuss, Die Apokalypse des hl. Johannes in der altspanischen und altchristlichen Bibel-Illustration. Das Problem der Beatus-Handschriften, Münster, Aschendorff (Spanische Forschungen des Görresgesellschaft, Reihe II, 2‑3), 1931, 2 vol., spécialement I, p. 200.

12 Georges Bataille, « L’Apocalypse de Saint-Sever », Documents, vol. 1, 1929, p. 74‑84 (repris dans Œuvres complètes, Gallimard, 1. Premiers écrits (1922‑1940), 1970, p. 164‑170). Voir le livre de Peter K. Klein, Otto Karl Werckmeister, El Beato de Saint-Sever y su influencia en el Guernica de Picasso, Valence, Patrimonio, 2012.

13 Victorin de Poetovio, Sur l’Apocalypse, édité et trad. par Martine Dulaey, Éd. du Cerf (Sources chrétiennes, 423), 1997, 8.2, p. 89. Martine Dulaey (à qui j’emprunte sa traduction) écrit p. 29‑30 que l’Apocalypse est en réalité une récapitulation de l’Écriture et une révélation bien plus qu’une « prophétie des fins dernières ».

14 Je reprends l’expression de « temps interruptif » et la classification en trois types de discours messianiques à Gérard Bensussan, Le Temps messianique. Temps historique et temps vécu, J. Vrin, 2001, p. 7‑14.

15 Giorgio Agamben, op. cit., p. 120-121.

16 Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem [1992], Gallimard (Folio. Essais), 2006.

17 Franz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption [1921], trad. de l’allemand par Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Éd. du Seuil, 2003 ; Stéphane Mosès, op. cit., p. 11.

18 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, préf. de Patrick Boucheron, Payot et Rivages, 2013, en particulier les appendices A et B, p. 82‑83.

19 Gershom G. Scholem, Le Messianisme juif. Essai sur la spiritualité du judaïsme [1971], Calmann-Lévy, 1974 ; Stéphane Mosès, op. cit., p. 274.

20 Tractatus de Apocalipsin, IV, 5, 32, éd. cit., vol. II, p. 523.

21 Giorgio Agamben, op. cit., p. 110, citant Gianni Carchia, L’amore del pensiero, Macerata, Quodlibet, 2000.

22 Rudolf Bultmann, Histoire et Eschatologie, Éd. du Cerf, 1976.

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Table des illustrations

Titre Ill. 1 : Beatus dit de Magius, La grande prostituée et les rois de la terre (Ap. 17 : 1‑2)
Légende Pierpont Morgan Library, New York, ms. 644, fol. 194v
URL http://journals.openedition.org/elh/docannexe/image/612/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 584k
Titre Picasso, Guernica, 1937
Légende Musée Reina Sofía, Madrid
Crédits © Succession Picasso 2015
URL http://journals.openedition.org/elh/docannexe/image/612/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 384k
Titre Ill. 2 : Beatus de Saint-Sever, Le déluge (détail)
Légende BNF, Paris, ms. lat. 8878, fol. 85
URL http://journals.openedition.org/elh/docannexe/image/612/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 732k
Titre Ill. 3 : Picasso, Guernica, 1937 (détail)
Légende Musée Reina Sofía, Madrid
Crédits © Succession Picasso 2015
URL http://journals.openedition.org/elh/docannexe/image/612/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 296k
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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Henriet, « Apocalypse, messianisme et « présentisme » »Écrire l'histoire, 15 | 2015, 129-137.

Référence électronique

Patrick Henriet, « Apocalypse, messianisme et « présentisme » »Écrire l'histoire [En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 08 octobre 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/elh/612 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.612

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Auteur

Patrick Henriet

Patrick Henriet est directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Il est spécialiste des textes hagiographiques et de la façon dont les clercs ont construit et interprété le monde jusqu’au Moyen Âge central, particulièrement mais non exclusivement en péninsule Ibérique (où il a vécu dix ans). Il est l’auteur d’un livre sur La Parole et la Prière au Moyen Âge (Bruxelles, De Boeck Université, 2000) et de plus d’une centaine d’articles. Il termine actuellement l’édition d’un remarquable recueil des miracles d’Isidore de Séville (début du xiiie siècle) et dirige l’édition commentée des œuvres narratives de Valère du Bierzo (viie siècle), le seul auteur du haut Moyen Âge à avoir écrit des traités autobiographiques. Il s’intéresse également aux rapports entre littérature, fait historique et idéologies (travaux sur Proust, sur Péguy, recherches en cours sur George Sand ou encore Léon Bloy).

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Droits d’auteur

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