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AccueilL’Atelier du CRH14Quelques réponses

Notes de la rédaction

En février 2013, François Hartog publiait un livre sobrement intitulé Croire en l’histoire – sans point d’interrogation. En décembre de la même année, nous avons rassemblé, pour un nouveau « Lundi du CRH », un philosophe et deux historiens pour discuter ce dernier opus d’une sorte de tétralogie commencée une douzaine d’années plus tôt, en 2002, avec la parution des Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps. C’est peu dire que, depuis lors, la notion même de « régime d’historicité » a rejoint le répertoire, après tout pas si fourni, des concepts qui nous permettent de mieux comprendre à la fois l’histoire telle qu’elle se pense et s’écrit et notre présent. Dans ce nouvel ouvrage, François Hartog déploie son questionnaire dans différentes directions : quelle place l’histoire occupe-t-elle dans notre présent inquiet ? Comment repenser l’articulation entre histoire, rhétorique et poétique quand la première perd de son efficace ? Que peuvent nous apporter les romanciers quand ils font, à coup redoublé, de l’histoire leur matière brute ? Et comment ou jusqu’où le tragique vingtième siècle a-t-il fait muter le concept d’histoire et les pratiques historiennes ? D’Aristote à Cormac McCarty, François Hartog ouvre large les branches de son compas. Roger Chartier (Collège de France), Jean-Marie Schaeffer (EHESS) et Etienne Anheim (Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines) ont accepté notre invitation à venir discuter ce nouveau livre – mieux encore, à l’interroger. François Hartog a consenti à répondre aux questions posées. Qu’ils en soient tous remerciés.

Texte intégral

1Gratitude est le premier mot qui me vienne, et il suffirait presque. Gratitude à la direction du CRH, pour avoir, il y a tout juste un an, voulu et conçu ce lundi du CRH, et gratitude à Étienne Anheim, Roger Chartier et Jean-Marie Schaeffer pour avoir généreusement pris sur leur temps pour lire, commenter et questionner Croire en l’histoire. Non pas une fois mais deux : oralement alors et, aujourd’hui, par écrit. Merci aussi à celles et ceux, qui, dans la touffeur de la salle Jean-Pierre Vernant et pas toujours bien assis, ont enduré ces trois bonnes heures de discussion.

2Mes livres, je crois, n’ont jamais été conçus comme des textes fermés et boulonnés. Le Miroir d’Hérodote, comme d’aucuns n’avaient pas manqué de le relever en fronçant les sourcils, s’achevait sur un point d’interrogation. Il y a du jeu (ce qui, j’espère, n’est pas du flou) dans les propositions, du multivoque (mais point trop d’équivoque), ce qui laisse au lecteur de l’espace pour formuler, s’il le souhaite, ses réflexions et ses interrogations. Par exemple, celles de Roger Chartier sur la notion de régime d’historicité. Par ce qu’ils expriment, suggèrent ou ne disent pas (par ignorance, insuffisance, ou parce que tel n’est pas le propos), mes textes invitent à aller plus loin ou ailleurs. Ils ambitionnent aussi de s’adresser à plusieurs types de lecteurs sur le terrain ou la période des quels je risque des incursions. Aussi suis-je particulièrement intéressé, quand il s’agit du « roman saisi par l’histoire », par les remarques de Jean-Marie Schaeffer sur la dimension cognitive propre à la poièsis littéraire. Mes livres sont autant d’étapes d’une réflexion, que je reprends et poursuis depuis plus de trente-cinq ans, mais il n’y a ni entrée unique, ni parcours obligé, ni système.

3Ce point d’ordre général, rapidement posé, j’en viens aux trois lectures, à ce qu’elles m’apprennent sur mon travail et à quelques-unes des questions qu’elles rencontrent. Avec « Récit, histoire, roman », Jean-Marie Schaeffer précise, conforte et prolonge ce que j’ai essayé de dire sur Aristote et le linguistic turn. Il le fait de manière lumineuse en quelques lignes, qui, s’il en était encore besoin, règlent la question. À propos de la Poétique, un rappel, tout simple, évite bien d’inutiles considérations. Car le débat se joue, non pas à deux, dans un face-à-face entre l’histoire et la poésie tragique, mais bien à trois, avec la philosophie, c’est-à-dire la puissance cognitive de la philosophie, en « troisième larron » qui emporte la mise.

4Là où Schaeffer est le plus percutant, c’est sur le linguistic turn, dont il n’a pas de mal à montrer que l’usage qui en a été fait dans les sciences humaines et sociales « inversait le sens qu’il avait eu en philosophie », qui n’a jamais pensé, soit que le langage était l’ultime réalité, soit qu’il se mettait entre nous et le réel. Aussi, pour lui, la charge de la preuve devrait-elle être transférée vers ceux qui « nient » que « le récit est une organisation discursive nous permettant de rendre compte de la réalité ».

5Si je me suis arrêté sur Tolstoï et Musil, je n’ai introduit que de façon allusive les Somnambules de Broch. Là aussi, Schaeffer m’offre, nous offre un prolongement fascinant. En montrant comment le troisième volume, 1918. Huguenau ou le réalisme, fait « imploser » la structure diégétique du roman, il rend perceptible le fait que Broch, en écrivant les Somnambules, avait perdu la foi dans les capacités cognitives du roman pour appréhender cet écroulement du temps que marquait 1918. Tout comme Musil.

6En prenant ensemble Croire en l’histoire et Évidence de l’histoire, Étienne Anheim présente de manière, là aussi très claire, ce qu’il appelle mon « diagnostic » sur la situation contemporaine de l’histoire, conduit « à partir d’une réflexion par le dehors de l’histoire-science du xixe puis de l’histoire-science sociale du xxe siècle ». De fait, les deux livres se suivent et, dans mes dossiers, Croire en l’histoire s’est appelé Évidence de l’histoire 2, jusqu’à ce que m’apparaisse comme un enrichissement d’inscrire l’interrogation sur l’évidence dans la problématique plus puissante et plus englobante de la croyance. Du diagnostic, qu’Anheim semble prêt à partager, découle une première question. Celle de son domaine d’extension : la perte de croyance en l’histoire, est-ce un phénomène local (hexagonal), régional (occidental), ou mondial ? La France sortie de l’histoire ou l’Europe regardant passer l’histoire, on le lit et on va le répétant. Mais une réponse autre qu’impressionniste nécessiterait une vaste enquête que je n’ai pas menée et que, à ma connaissance, personne n’a conduite. Elle ne serait d’ailleurs pas simple à mettre sur pied : comment mesurer la croyance ou la décroyance ? Et d’abord qu’évoque aujourd’hui de par le monde le vocable histoire, alors même qu’il y a tant et tant de façons (par l’image avant tout) de faire appel au passé et de fabriquer du passé, ainsi que l’évoque justement Serge Gruzinski dans son dernier livre, L’Histoire, pour quoi faire ? (Fayard, 2015). Que répondre malgré tout ? Ceci peut-être. Il y eut, d’une part, l’Histoire, celle en laquelle l’Europe a cru, qu’elle a théorisée, qu’elle a imposée, en en faisant l’étalon et le telos de toutes les autres. En gros, celle qui était indexée sur le progrès et qui marchait au futur. Si elle n’est plus rectrice, elle ne s’est pas évanouie du jour au lendemain pour autant. Elle n’a d’ailleurs cessé de donner lieu, ici et là, à toutes sortes de négociations, qui sont allées de l’acquiescement à sa récusation complète, en passant par des reformulations, sans oublier la part des instrumentalisations plus ou moins grossières. Il y eut là, au cours du xixe et du xxe siècle, toute une gamme de réponses. À l’histoire-discipline, aspirant à se présenter comme science, est revenue de les mettre en musique sous la forme majeure de partitions nationales.

7Il y a, d’autre part, le présentisme contemporain, celui de l’instantané et du simultané, celui qui façonne notre nouvelle « condition numérique ». Il est le cœur même de la Globalisation. Comme pour l’Histoire (avec H majuscule) de naguère encore, la Globalisation (avec G majuscule) donne lieu, ici et là, à des négociations, qui sont fort loin d’être stabilisées. On voit bien comment l’Histoire (celle du concept moderne d’histoire) peut trouver à se réactiver (ou à le croire) dans une certaine vision de la Globalisation. Mais aussi comment la Globalisation peut renvoyer l’Histoire dans ses quartiers, à l’instar de ces grandes casernes aujourd’hui désaffectées. Il me semble que c’est à tenir ensemble les deux registres (celui de l’Histoire et celui de la Globalisation), avec leurs écarts et leurs interférences, que l’on pourrait risquer un diagnostic plus précis sur la situation faite à l’histoire dans le monde contemporain et donc sur l’« utilité » de l’histoire-discipline.

8Anheim s’interroge ensuite sur le « découplage » possible entre pratiques historiographiques et régimes d’historicité, en pensant tout particulièrement au moment contemporain. En régime présentiste, la pratique de l’histoire ne peut-elle être que présentiste ? Cela reviendrait à soutenir que l’histoire du temps présent a été une histoire présentiste ! Ce que l’on m’a parfois fait dire. Il n’en est évidemment rien. Alors même, à la fin des années 1970, que montait en puissance la catégorie du présent et que se déployait le phénomène mémoriel, des historiens ont estimé que leur tâche était de prendre à bras-le-corps ce « présent », qui, en fait, commençait quarante ans plus tôt. Cela n’avait que peu à voir avec un acquiescement au présentisme, même si le risque existait de se faire rattraper ou absorber par lui. Ainsi les Lieux de mémoire ont pu être, un temps, rattrapés par la machinerie en pleine accélération de la commémoration, dont l’examen critique avait, pourtant, été au point de départ de la réflexion de Pierre Nora.

9Je dirais donc que le découplage, qu’on l’appelle distance critique ou, à la façon de Certeau, pas de côté, est non seulement possible, mais requis. À quoi bon l’histoire, si elle ne nous permettait pas (pour la part qui est la sienne) une meilleure intelligibilité de notre contemporain ? À l’historien revient, à côté d’autres et avec d’autres, de contribuer à poser le meilleur diagnostic possible et à inviter la discipline à assumer pleinement, comme le dit Anheim, son statut « d’après la croyance » à l’Histoire. Mais prescrire n’est pas directement de la compétence de l’historien. Encore une fois, diagnostiquer un temps de présentisme n’est pas y acquiescer, ni le déplorer non plus. Mais inviter à prendre la pleine mesure de l’inadéquation de nos instruments pour y faire face et s’employer à en proposer d’autres. Aux citoyens d’agir.

10Entre le moment où s’est imposé à moi le terme de présentisme, comme susceptible d’appréhender une dimension du contemporain, et aujourd’hui, le paysage mondial a certes pas mal changé, mais le diagnostic me paraît demeurer valide en 2015. Dans ma démarche, présentisme et régime d’historicité sont allés de pair. Le régime d’historicité est l’instrument qui m’a permis de diagnostiquer le présentisme, mais sans la conviction que se jouait une importante transformation de nos rapports au temps, je n’aurais sans doute pas poussé l’élaboration du concept au-delà de ma lecture d’Islands of history, de Marshall Sahlins. Ce qui m’amène, pour finir, à l’intervention de Roger Chartier, dont le titre plein d’humour indique qu’il prend ensemble les quatre derniers livres publiés, en y suivant le fil du régime d’historicité. D’où ses trois questions, qui, en faisant appel à Ricœur, Koselleck, Foucault et Bourdieu, sont autant de façons stimulantes et pertinentes d’interroger le régime d’historicité, pour inviter à en mieux préciser la nature, la validité et, partant, l’usage que l’on en peut faire.

11Ici, je me permets de reprendre quelques lignes tirées de la préface rédigée pour l’édition de poche de Régimes d’historicité (2012), car elles répondent, en partie au moins, aux questions de Chartier. « Le régime d’historicité n’est pas une réalité donnée. Ni directement observable ni consigné dans les almanachs des contemporains, il est construit par l’historien. Il ne doit pas être assimilé aux instances de naguère : un régime venant à succéder mécaniquement à un autre, qu’on le fasse descendre du ciel ou monter de la terre. Il ne coïncide pas avec les époques (au sens de Bossuet ou de Condorcet) et ne se calque nullement sur ces grandes entités incertaines et vagues que sont les civilisations. Il est un artefact que valide sa capacité heuristique. Notion, catégorie formelle, il est à placer du même côté que l’idéaltype webérien. Selon que vient à dominer la catégorie du passé, du futur ou du présent, il est bien clair que l’ordre du temps qui en découlera ne sera pas le même. De ce fait, certains comportements, certaines actions, certaines formes d’historiographie sont davantage possibles que d’autres, plus en phase ou décalés que d’autres, inactuels ou tombant à pic. Comme catégorie (sans contenu), à même de rendre mieux intelligible les expériences du temps, rien ne le confine au seul monde européen ou occidental. Il a, au contraire, vocation à être un instrument comparatiste : il l’est par construction.

12Après, si l’on m’accorde ce point, vient l’élaboration concrète de l’instrument. Tout peut y concourir : tout ce qui façonne les manières de vivre et de représenter le temps dans une société à un moment donné – des plus ordinaires aux plus savantes, des plus routinières aux plus conscientes, des plus bruyantes aux plus silencieuses. Parmi les questions-suggestions de Chartier, je retiens tout à fait le recours à Foucault et à sa notion d’« événement », pour mieux appréhender les « mutations » de nos rapports au temps et les « conditions qui les rendent possibles ou nécessaires ». Tout comme je retiens la référence aux réflexions de Bourdieu, dans les Méditations pascaliennes, sur le temps comme l’une des propriétés sociales les plus inégalement partagées. Dans la préface, déjà citée, je me suis avancé dans cette voie, en recourant aux analyses de Castel sur le « précariat » et en soulignant que le présentisme n’était pas le même pour tout le monde. On retrouve aussi certaines des analyses de Harmut Rosa sur l’accélération. Non seulement, donc, le régime d’historicité n’est pas « contradictoire » avec le fait de penser le temps comme une propriété sociale, mais il a tout à y gagner.

13Même si la discussion pourrait se poursuivre encore, je m’arrêterai là. En attendant, sait-on jamais, une nouvelle préface ! Merci.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François Hartog, « Quelques réponses »L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 14 | 2015, mis en ligne le 16 octobre 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/acrh/6614 ; DOI : https://doi.org/10.4000/acrh.6614

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