Paris-Londres : chronologie politique d’une histoire des migrations à travers la musique. Quand musique rime avec politique
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1Paris et Londres sont aujourd’hui deux métropoles internationales dont l’identité est étroitement liée à la diversité. Londres, la ville-monde, avec plus de 170 nationalités représentées, comptait 37 % de personnes nées hors du Royaume-Uni en 2011 (soit 3 des 8 millions d’habitants de la métropole). Paris, véritable creuset qui accueillit des vagues migratoires successives, notamment aux XIXe et XXe siècles, des Français de l’intérieur aux étrangers du monde entier, comptait 20 % d’habitants nés hors de France en 2018 (18,4 % pour l’ensemble de l’Île-de-France), contre 8,9 % dans le reste du pays.
2En outre, Paris et Londres ont pour point commun d’avoir vu augmenter la part coloniale de leurs flux migratoires après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, à la fin des années 1960, on compte 276 033 immigrés des pays nouvellement indépendants pour Londres (soit 3,7 % de la population totale) et 178 750 Algériens pour Paris (soit 2,2 % de la population totale).
- 1 Voir les cartes d’installation des immigrés des anciennes colonies à Paris et à Londres dans ce num (...)
3Cependant, Paris et Londres se différencient par des trajectoires urbaines opposées en matière de relation centre-périphérie. En effet, le processus de désertification des centres urbains britanniques, entamé après-guerre, fait du centre de Londres – inner London – le lieu privilégié d’installation des immigrés venus des Antilles britanniques, au tournant des années 1950. Quant au logement des immigrés d’Europe du Sud et du Maghreb en France, il se fait davantage à la périphérie des villes1. De plus, les politiques britanniques et françaises en matière d’immigration et d’intégration sont souvent opposées dans leurs principes. Alors que l’origine migratoire par nationalité prévaut dans le vocabulaire français, on parle de groupes ethniques ou de minorités raciales au Royaume-Uni. Il en découle une place différente accordée à ces identités dans les représentations collectives.
4Pourtant, l’exposition Paris-Londres permet de constater que, lorsque l’on remet au centre du récit l’expérience des individus, de nombreuses similarités apparaissent. Face à l’exil ou à la nécessité de lutter contre le racisme, on retrouve le même recours au langage musical comme moyen privilégié d’expression. À travers la production, la diffusion et la réception de musiques comme le rock, le ska, le reggae, le punk, l’afrobeat, le raï ou le rap, une nouvelle histoire du couple Paris-Londres nous est livrée, de la fin des empires coloniaux à la célébration de sociétés multiculturelles, à la fin des années 1980.
Le tournant des années 1960 : musique et migrations à Paris et à Londres
1946 : La Constitution française de la Quatrième République déclare l’égalité entre les peuples d’outre-mer. Les sujets coloniaux deviennent des citoyens de l’Union française, ce qui leur donne la libre circulation vers la Métropole.
1948 : Le British Nationality Act crée le statut de citoyen du Royaume-Uni et des colonies qui permet la libre circulation vers le Royaume-Uni.
1948 : L’Empire Windrush débarque plus de 800 Caribéens des Antilles britanniques au port de Tilbury, près de Londres.
Août 1958 : Premières émeutes de Notting Hill.
Février 1959 : Premier Carnaval caribéen organisé à la mairie de Saint-Pancras.
1962 : L’Algérie et la Jamaïque sont indépendantes. Les immigrés qui en viennent sont désormais des nationaux de ces pays.
1962 : Le Commonwealth Immigration Act conditionne l’entrée des citoyens des pays anciennement colonisés par le Royaume-Uni à l’obtention préalable d’un permis de travail.
1963 : Création du Bumidom pour encadrer la migration de Martinique, Guadeloupe et la Réunion vers la Métropole.
Juin 1963 : Concert de la Place de la Nation. Entre 150 000 et 200 000 jeunes se retrouvent pour célébrer les 1 an de l’émission de radio Salut les copains !.
1964 : Les Beatles jouent à l’Olympia (Paris) et partagent l’affiche avec Sylvie Vartan.
1964 : Les accords Nekkache-Grandval imposent un contingentement de l’immigration venue d’Algérie.
1965 : Le Race Relation Act interdit les discriminations dans l’espace public.
1966 : Première édition du Carnaval de Notting Hill.
1967 : Création du National Front, parti d’extrême droite britannique.
1968 : Discours d’Enoch Powell promettant des fleuves de sang si l’immigration du Commonwealth n’était pas limitée.
1968 : Le Race Relation Act étend l’interdiction des discriminations au logement et à l’emploi.
5Au début des années 1960, le rock’n’roll s’affirme comme la musique d’une génération, celle du baby-boom. Née entre 1945 et 1950, cette classe d’âge est le produit d’une socialisation dans laquelle la culture de masse joue un rôle essentiel. Avec ses vecteurs de diffusion – le tourne-disque, la radio, les magazines illustrés et les émissions de télévision –, la culture rock embrase les jeunesses de France et de Grande-Bretagne. En France, c’est le phénomène yéyé du nom qui apparaît sous la plume d’Edgar Morin au lendemain d’un concert qui réunit 200 000 jeunes Place de la Nation pour l’anniversaire du magazine Salut les copains !. À Londres, ce sont les scènes de Beatlesmania qui marquent les esprits, tandis que les jeunes ne manquent pas la retransmission de l’émission de télévision Ready Steady Go (diffusée tous les vendredis soir de 1963 à 1966). Enregistrée dans le centre de Londres, les Beatles ou les Rolling Stones s’y produisent en direct devant un public de jeunes garçons et de jeunes filles qui popularisent le style mods (pantalon cigarette et col de chemise boutonnée pour les uns, minijupe et motifs géométriques pour les autres). C’est le début d’une logique promise à un long devenir : le lien entre jeunesse et contre-culture, ce que les anglophones appellent plus volontiers « subculture ».
6Or le rock’n’roll est alors perçu comme dangereux car il est associé à la peur que suscitent historiquement les jeunes. À Paris, les rapports de police suite au concert de la Nation font apparaître l’inquiétude de la part de services d’ordre, étonnés par leur capacité de rassemblement. En Angleterre, cette peur est plus particulièrement liée à la fin du service militaire qui fait débat dans la presse conservatrice : elle empêcherait les jeunes d’apprendre le respect et l’autorité.
7Cependant, cette association d’idées entre jeunesse et violence, voire délinquance, est aussi liée au fait que le rock’n’roll représente un point d’accès à la culture afro-américaine qui est alors perçue négativement par une grande partie de la population. En Angleterre, les mods ne sont pas seulement associés à un style vestimentaire, mais aussi à leur goût pour les musiques noires, le jazz, le ska, la soul dont les échos leur parviennent des États-Unis, mais avec lesquelles ils sont, pour certains, directement en contact par l’intermédiaire d’une population de plus en plus importante venue des Antilles britanniques.
8Les années 1960 marquent l’entrée de la France et de la Grande-Bretagne dans l’ère de l’immigration de masse. Alors que la France est un pays d’immigration depuis le XIXe siècle, le Royaume-Uni ne le devient qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, les deux pays ont pour point commun de voir augmenter la part coloniale de ces flux migratoires : entre 1955 et 1960, ils sont 200 000 migrants du Nouveau Commonwealth à être venus s’installer au Royaume-Uni (principalement des Antilles : Jamaïque, Trinidad et Barbade, et d’Asie : Inde et Pakistan) ; entre 1954 et 1962, on passe de 212 000 à 354 000 Algériens en France.
9L’augmentation du phénomène migratoire, mais aussi la complexité des situations liées à la colonisation s’observent à travers les trajectoires des artistes, en France comme en Grande-Bretagne. À Paris, Sylvie Vartan ne fait que peu référence à ses origines bulgares (elle y est née en 1944). Quant au groupe des Chaussettes noires, à l’exception d’Eddy Mitchell, tous sont des rapatriés d’Algérie. Vigon, de son vrai nom Abdelghafour Mouhsine, né à Rabat, fait partie des révélations du Golf-Drouot, un club de rock ouvert à Paris en 1965. À Londres, The Equals est le premier groupe de Grande-Bretagne à revendiquer mixité et égalité : fondé en 1965, il compte deux musiciens nés en Jamaïque et Eddy Grant, né au Guyana, du temps où c’était encore une colonie britannique.
10Or, à l’image de sa place au sein de la société dans son ensemble, l’immigration reste un phénomène marginal en matière musicale. En parallèle, se développent des scènes musicales spécifiques aux migrations, entretenant des connexions plus ou moins fortes avec les scènes locales. À Paris, une première génération d’artistes immigrés adopte le registre de la nostalgie et de l’exil (Kamel Hamadi, Dahmane El Harrachi, Slimane Azem ou Noura). Maisons de disques et diffuseurs réservent une attention particulière à ces nouvelles scènes qui rencontrent un large succès auprès d’un public spécifique : la maison de disques Pathé-Marconi développe un catalogue arabe de 1950 à 1970.
11À Londres, le ska est le vecteur de cette rencontre entre musique venue des Caraïbes (de la Jamaïque en particulier) et culture rock londonienne. Dans le roman Absolute Beginners (1959), Colin MacInnes décrit ce nouveau monde de l’adolescence, ses violences interraciales, et le rôle de la musique diffusée dans des lieux emblématiques. Parmi les acteurs incontournables de cette scène émergente : le chanteur Prince Buster, « roi du ska », est un des tout premiers artistes jamaïcains à tourner en Grande-Bretagne, ou bien la chanteuse Millie Small avec son tube « My Boy Lollipop » qui fait la une des classements musicaux en 1964. Enfin, le Flamingo à Soho compte parmi les premiers clubs à diffuser ces musiques.
La décennie 1970 : contester par la musique à Londres et à Paris
1971 : L’Immigration Act limite l’entrée des citoyens du Commonwealth.
1972 : Création du Front national, parti d’extrême droite français.
1er juillet 1972 : La loi Pleven fait des propos racistes un délit.
1972 : Les circulaires Marcellin-Fontanet subordonnent la délivrance d’une carte de séjour à l’obtention d’un contrat de travail et d’un « logement décent ».
1974 : Crise pétrolière et suspension de l’immigration économique en France (suspendue également, l’immigration familiale est finalement rétablie par décret en 1976).
1975 : Premier festival de théâtre populaire des travailleurs immigrés à Suresnes (banlieue de Paris).
1976 : Fondation de Rock Against Racism en réaction aux propos racistes d’Eric Clapton.
1976 : Deuxième festival de théâtre populaire des travailleurs immigrés.
1977 : Grèves de Grunwick au Royaume-Uni.
1978 : Grand concert Rock Against Racism à Londres.
1978 : Troisième Festival populaire des travailleurs immigrés à la salle de la mutualité à Paris avec à l’affiche Nass El Ghiwan.
1979 : Margaret Thatcher devient Première ministre du Royaume-Uni.
12Il faut attendre les années 1970 pour que la musique devienne un élément essentiel de la revendication des populations reléguées aux marges de la société et que celle-ci propulse les identités immigrées sur le devant des scènes politiques et artistiques. Avec une chronologie décalée entre Paris et Londres, les musiques rock, reggae et punk, en particulier, deviennent l’instrument privilégié de la contestation contre l’ordre établi, le racisme et, plus généralement, la position de minorisés imposée à des pans entiers de nouvelles générations nées à Paris et à Londres.
13Touchés plus tôt par des émeutes à caractère raciste, les Londoniens sont précurseurs. Après les affrontements qui opposent de jeunes britanniques aux immigrés installés dans le quartier de Notting Hill en 1958, les militants de la communauté afro-caribéenne décident de réagir par l’organisation d’un événement festif et propre à la culture des Antilles : un carnaval. Il se déroule à la mairie de Saint-Pancras en 1959. C’est le travail de toute une communauté qui permet de transformer un événement ponctuel en rendez-vous annuel. À partir de 1966, il devient le Carnaval de Notting Hill et investit les rues de ce quartier du centre de Londres. Il évolue d’un événement poly-ethnique à une parade influencée par la musique de Trinidad, puis par le reggae au cours des années 1970. Il contribue ainsi à ancrer le reggae dans l’espace londonien et, avec lui, la culture des sound systems, ces équipements de diffusion de musique en extérieur en provenance de Jamaïque, qui en viennent rapidement à incarner la contre-culture afro-britannique. La décennie 1970 est marquée par les affrontements entre police et participants au carnaval, faisant de la musique noire britannique un des principaux vecteurs de la contestation. À la fin des années 1970, une géographie de la protestation s’est ainsi développée autour de la musique et de la contre-culture qui l’accompagne. À Brixton, autre quartier d’installation des immigrés au sud de la Tamise, le disquaire Desmond’s Hip City est un lieu emblématique où se croisent amateurs de musiques afro et militants. La librairie-maison d’édition Bogle-L’Ouverture est également un de ces lieux incontournables de la culture protestataire. S’y produit le chanteur, poète et activiste, Linton Kwesi Johnson, à l’origine de nombreuses créations qui dénoncent les violences dont sont victimes les membres de sa communauté.
14À Paris, Mai 68 marque un nouvel investissement de la rue comme lieu de protestation, car l’événement s’accompagne de musiques jouées, chantées ou diffusées au cours des manifestations et des rassemblements. Dans la décennie qui suit, un mouvement de défense des travailleurs immigrés émerge, qui lutte contre le racisme et des conditions de vie difficiles, au travail comme dans les foyers. Ce mouvement s’appuie également sur la production musicale pour revendiquer son autonomie. À Paris, il se manifeste par l’organisation de meetings et de festivals militants où se produisent des artistes comme Nass El Ghiwane, Idir, Djamel Allam ou Mamadou Konté. À cette même époque, les producteurs français et anglais commencent à s’intéresser aux musiques de la diaspora et à produire des artistes issus de ces scènes musicales, pour les diffuser auprès d’un plus large public. La scène musicale antillaise est marquée par l’arrivée, de Guadeloupe, du groupe Les Vikings. Ils allient la contestation du colonialisme à un nouveau style de musique, le zouk.
15Mais c’est surtout avec l’interface entre le reggae, le punk et le ska que la musique s’affirme comme moyen privilégié de mener un combat contre le racisme et les discours de haine, d’abord à Londres puis à Paris. Phénomène peu connu, les origines du punk sont à chercher du côté du reggae et du ska, en Grande-Bretagne. De même que le rock’n’roll empruntait à la rythmique afro-américaine, le punk et son discours protestataire trouve une partie de son inspiration dans les musiques de la Jamaïque… telles qu’elles sont présentes à Londres. La chanteuse Poly Styrene du groupe X-Ray Spex, la chanson « Ghost Town » des Specials ou encore la personnalité de Donn Letts, DJ et ami du groupe The Clash, illustrent ces rencontres aussi bien musicales qu’amicales, qui expliquent les mobilisations communes contre le racisme, à la fin des années 1970.
16En effet, à la suite de propos racistes tenus par Eric Clapton lors d’un concert et par David Bowie lors d’une interview, un grand concert Rock Against Racism est organisé, au printemps 1978 à Londres, avec, notamment, The Clash, Steel Pulse, The Specials et X-Ray Spex. Depuis dix ans déjà, on pouvait observer la montée d’un discours raciste à droite de l’échiquier politique britannique. Dès 1968, les propos d’Enoch Powell, député conservateur prédisant « des rivières de sang » si l’on continuait à accepter librement les arrivants du Commonwealth, avaient légitimé un réflexe de rejet vis-à-vis de ces populations. Ainsi, la politisation de l’immigration commençait dix ans plus tôt qu’en France, avec la création d’un parti d’extrême droite, le National Front, dès 1967, et suscitait la révolte d’artistes concernés, de près ou de loin, par ce climat délétère.
17En France, musiques rock et reggae apparaissent également comme les styles musicaux privilégiés de la contestation : que ce soit la contestation de l’ordre établi – Serge Gainsbourg opte pour un style reggae pour sa version de la Marseillaise – ou du racisme. En 1980, une série de concerts intitulée Rock Against Police est organisé à Paris pour dénoncer les violences policières dont sont victimes les descendants d’immigrés. Bien que son ampleur soit moins grande que celle du mouvement britannique, le seul fait d’avoir organisé des concerts avec un titre lui faisant écho démontre les connexions entre les musiciens et les luttes, de chaque côté de la Manche. Ces connexions sont matérialisées par des visites (Linton Kwesi Johnson à Paris, Rachid Taha à Londres) et des publications (les reportages de l’agence IM’media en France, par exemple). La tenue de la Marche pour l’égalité et contre le racisme à l’automne 1983 confirme cette tendance. L’événement, qui part de Marseille en octobre pour arriver à Paris en décembre, s’accompagne en effet de sa « bande-son » : écoutée par les marcheurs dans leur walkman et partagée lors des soirées d’étape, elle comprend Bob Marley et Renaud, qui vient d’ailleurs se joindre aux marcheurs lors de leur arrivée à Paris.
18D’un contexte de protestation par des populations marginalisées dans les années 1960, on est ainsi passé à la tenue de grands concerts comme événements incontournables de toutes les grandes causes qui animent le champ politique de la décennie 1980. Elle s’accompagne d’une nouvelle géographie urbaine : le concert organisé par SOS Racisme se tient sur la place de la Concorde en 1985 et le concert pour la libération de Nelson Mandela se tient au stade de Wembley en 1988.
Des marges au centre : les musiques des diasporas au cœur de l’image de marque des deux capitales
1980 : Création de Rock Against Police en France.
1980 : Concert de Bob Marley au Bourget.
1981 : François Mitterrand devient président de la République française.
1983 : La Marche pour l’égalité et contre le racisme arrive à Paris le 3 décembre.
1984 : Convergence 84 arrive à Paris le 1er décembre.
1984 : Création de SOS Racisme.
1984 : Émission H.I.P.H.O.P sur TF1, présentée par Sidney.
1985 : Grand concert de la concorde organisé par SOS Racisme.
1985 : Enregistrement de Tam Tam pour l’Éthiopie par Manu Dibango, Ray Lema, Toure Kounda, Salif Keïta, M’Bamina, King Sunny Ade, Mory Kanté et Ghetto Blaster.
1985 : Le Greater London Council soutient financièrement le Carnaval de Notting Hill au nom de la lutte contre le racisme.
1988 : Grand concert Free Mandela organisé à Londres.
1988 : Création d’un Délégation interministérielle à la ville.
1989 : Défilé du bicentenaire de la Révolution française orchestré par Jean-Paul Goude et Wally Badarou.
19Portées par des figures emblématiques – Fela Kuti, Salif Keïta, Youssou N’Dour ou Manu Dibango –, de nouvelles scènes musicales émergent à Paris et à Londres. Le concert de Bob Marley au Bourget inaugure cette « irruption du monde », selon l’expression de Patrick Boucheron, pour une génération qui a 20 ans en 1980. Le musicien de reggae, de renommée mondiale, illustre le trait d’union entre les deux capitales, également visible à travers les trajectoires des artistes et des producteurs de musique. Autour du jazz, de l’afrobeat et de ce que l’on ne tarde pas à appeler les « musiques du monde », une nouvelle géographie de Paris et de Londres apparaît avec ses lieux d’enregistrement, de production et de diffusion, qui n’est pas sans rappeler l’installation des immigrés dans les années 1960 : Brixton et Notting Hill sont les quartiers incontournables de ces nouvelles scènes, comme le Nord et l’Est parisien. À la Main Bleue à Montreuil, s’affichent les représentants de la Sape (Société des ambianceurs et des personnes élégantes).
20De contre-cultures protestataires, les productions artistiques liées aux mouvements migratoires deviennent de plus en plus considérées comme de l’avant-garde. On ne parle plus tant de « migrations » que de « diasporas », de « culture radicale » que de « culture branchée ». Les nuits parisiennes et londoniennes se montrent friandes de ces nouvelles figures qui donnent aux deux capitales leur aura internationale, tandis qu’en couverture de leurs albums, les artistes n’hésitent pas à faire figurer des images des capitales françaises et britanniques. L’engouement du public, quelles que soient ses origines, et des maisons de disques pour ces nouvelles scènes musicales ne tarde pas à intéresser les politiques. Pour célébrer les 200 ans de la Révolution française, François Mitterrand choisit de donner à voir l’image d’une France métissée. Le défilé du bicentenaire est confié à Jean-Paul Goude et la direction musicale à Wally Badarou, musicien français d’origine béninoise. À Londres, le concert qui est organisé en hommage à Nelson Mandela, le 11 juin 1988, consacre la scène londonienne comme lieu privilégié de contestation, par la musique, des injustices liées au racisme. On retrouve les artistes du mouvement Rock Against Racism, comme Jerry Dammers du groupe The Specials, qui interprète la chanson « Free Mandela », enregistrée en 1984. Viennent s’y ajouter des musiciens tels que Salif Keïta ou Youssou N’Dour, devenus des figures incontournables de ces événements, dans la continuité de leur engagement pour l’Éthiopie, ainsi que les plus grands noms de la scène musicale du moment : Sting, George Michael, Tracy Chapman, Eurythmics, Bryan Adams, UB 40, Whitney Houston. On trouve même Eric Clapton, pourtant auteur, en 1976, de propos racistes sur lesquels il n’est jamais revenu. Ceci montre la normalisation de ces événements en Grande-Bretagne, alors même que le concert est interdit par le gouvernement de l’Afrique du Sud.
21Enfin, Paris et Londres sont les lieux d’apparition de nouveaux styles musicaux, inspirés des musiques de la diaspora, mais avec des caractéristiques propres à leur contexte d’émergence : portés par les descendants d’immigrés, produits dans les quartiers qu’ils habitent et vecteurs de leurs préoccupations. À Londres, le lovers’ rock – version soul et mélodique du reggae –, apparu dans les années 1970, donne naissance au R&B, avec les interprètes Caron Wheeler et Jazzie B qui forment le groupe Soul II Soul. Ils se produisent à Brixton (à la boîte de nuit The Fridge) et ouvrent une boutique à Camden Market. Au croisement de la musique traditionnelle du Nord de l’Inde et des rythmes contemporains, le style Asian underground fait émerger d’autres figures de la communauté asiatique britannique, comme Talvin Singh ou le groupe Asian Dub Foundation.
22À Paris, les connexions militantes rendent possible la tenue de concerts de raï dès les années 1980. Mais c’est surtout le rap qui contribue à diffuser de nouvelles images de la capitale française sur la scène internationale. Lié aux contacts qui s’établissent entre jeunes issus des migrations africaines et antillaises à Paris et à New York, ce nouveau style musical trouve un terreau fertile à l’intérieur comme à l’extérieur de Paris : à la Main jaune dans le 17e arrondissement, au Metropolis à Rungis, mais aussi sur un terrain vague, près de la place Stalingrad, lorsque le DJ Dee Nasty amène ses platines et lance le concept de free jams sur le modèle des block parties américaines. Faisant l’objet d’une brève reconnaissance télévisuelle avec l’émission H.I.P.H.O.P, présentée par Sidney de janvier à décembre 1984 sur TF1, le rap ne tarde pas à remporter des succès commerciaux et à incarner une nouvelle génération. Au tournant des années 1990, alors que les pouvoirs publics s’efforcent de répondre aux problèmes socio-économiques que rencontrent les populations qui habitent dans les banlieues françaises, cette scène artistique qui associe danse, musique et arts visuels est particulièrement mise en avant à travers la promotion de ce que l’on nomme les « cultures urbaines », confirmant le rôle essentiel des villes dans la création de nouvelles esthétiques.
23À l’aube des années 1990, Paris et Londres sont devenues deux villes « globales », c’est-à-dire, selon la sociologue Saskia Sassen, des centres urbains stratégiques de la mondialisation où circulent flux de capitaux, d’individus, de biens matériels et culturels. Les migrations, mais aussi les productions culturelles, et en particulier musicales, des habitants de ces villes ont contribué à façonner ces nouvelles identités urbaines : internationales et connectées.
Notes
1 Voir les cartes d’installation des immigrés des anciennes colonies à Paris et à Londres dans ce numéro.
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Référence papier
Angéline Escafré - Dublet, « Paris-Londres : chronologie politique d’une histoire des migrations à travers la musique. Quand musique rime avec politique », Hommes & migrations, 1325 | 2019, 13-19.
Référence électronique
Angéline Escafré - Dublet, « Paris-Londres : chronologie politique d’une histoire des migrations à travers la musique. Quand musique rime avec politique », Hommes & migrations [En ligne], 1325 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/9073 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.9073
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