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La didactique saisie par l’anthropologie

Les conditions de la rencontre de la classe, de la communauté de référence et du chercheur
School discipline education through anthropology. How to get together the classroom, the scientific community and the researcher
La didáctica comprendida por la antropología. Condiciones para la reunión de la clase, de la comunidad científica y del investigador
Sylvain Doussot

Résumés

La part belle faite aux contextes par les principales approches en didactique de l’histoire est une version du problème général, en sciences sociales, de la dualité contextes/actions. Son rejet peut aider à comprendre certains écarts aux pratiques ordinaires en identifiant l’action comme simultanément déterminée par et déterminante pour le contexte. Une problématique similaire préside à des théories fondamentales des sciences sociales qui visent à rendre compte de l’autonomisation de la science. Les concepts qui en sont issus peuvent donc servir à comprendre didactiquement ce qui se joue en classe, au-delà du singulier des situations. Nous esquissons, à partir d’un cas, les implications de l’usage de la théorie des champs de Bourdieu : penser le passage de la classe d’histoire à un champ historique scolaire donne à voir le processus de différenciation sociale nécessaire à l’élaboration critique du savoir.

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Texte intégral

Introduction

1Comme science sociale, la didactique des disciplines donne à penser des problèmes épistémologiques spécifiques. Ces problèmes s’inscrivent dans une tension fondamentale de la réflexion didactique : comment penser la construction et la circulation de savoirs dans deux contextes sociaux différents ? Autrement dit, comment concilier le fait que les élèves ne peuvent évidemment pas reprendre le travail produit par des générations de savants, et le fait que l’on ne peut cependant réduire l’apprentissage d’une discipline à celui des résumés fournis par les manuels ? Tension qui découle du contexte scolaire qui « présente deux faces antagoniques de la culture : elle est connaissance et instruction (sens didactique), ou pratique sociale et mode de vie (sens socio-ethnologique) » (Filiod, 2007).

2Un premier type de problèmes spécifiques tient à la multiplicité des mondes que les chercheurs en didactique s’efforcent de mettre en rapport. La rencontre dont ils tentent de rendre compte ne se réduit pas à leur confrontation à la classe. Elle met aux prises le monde des élèves, celui des enseignants, celui de la référence savante et le sien. Cette diversité des lieux de la pratique contraste avec l’unicité du domaine de savoir en jeu, ce qui risque de faire oublier que « savoirs et pratiques ne font pas que coexister : ils sont intimement liés » (Filiod, 2007).

3Le second type de problèmes épistémologiques suit un mouvement apparemment contraire. Ces mondes sont aisément perçus comme très proches. Les élèves, les enseignants, les savants/experts, et les chercheurs : cette série paraît décrire un entre-soi dont le seul signe tangible d’hétérogénéité serait la différence d’âge. Proximité qui pourrait conduire trop naturellement le chercheur à faire des logiques des uns et des autres des déclinaisons d’un même modèle, et ainsi à éloigner toute dimension ethnographique aux questionnements didactiques, pour laisser le champ libre à d’autres types de problématiques (origine sociale des élèves, logique du savoir, etc.). Car si les filiations sont nombreuses et directes (enseignants et didacticiens sont d’anciens élèves, les didacticiens sont souvent d’anciens enseignants), elles tendent à masquer les ruptures d’expérience : par exemple, tous les élèves ne sont pas de bons élèves, et le didacticien oublie vite la résistance des élèves à laquelle le professeur s’affronte quotidiennement.

4Ces questionnements didactiques prennent davantage de sens dans le contexte d’un développement sans précédent de l’histoire et de la sociologie de la connaissance en milieu scientifique (Pestre, 1995, 2006 ; Shinn, 2005 ; Vinck, 2007). Point clef de ce développement, les « actes de connaissance » en situation ne sont pas séparables des logiques des idées : « c’est ainsi qu’on a resitué les actes de science dans les sociabilités qui les tiennent […], qu’on a resitué les divers actes de science dans les formes matérielles et les régimes politiques ou productifs qui les font exister » (Pestre, 2006, p. 6). La circulation et la production de savoirs à l’école peuvent-elles échapper à cette approche des mondes scientifiques ?

  • 1 Les guillemets veulent marquer que cette notion de communauté ne va pas de soi, question que le for (...)
  • 2 Les deux références ici pertinentes (Seixas et Levisohn) indiquent que l’Amérique du Nord, en premi (...)

5Nous faisons ici l’hypothèse qu’une réponse négative repose d’abord sur la continuité des pratiques entre les deux contextes que mettent au jour les études sur les sciences. L’analyse de la notion de discipline, de l’étymologie (le rapport pédagogique du discipulus est premier) aux pratiques savantes, conduit ainsi à renoncer à faire des « communautés »1 savantes uniquement des lieux d’innovation : on ne peut les comprendre que comme des lieux de la « tension essentielle » entre innovation et tradition (Kuhn, 1990 ; Fabiani, 2006). Pour Pestre (1995), cela se traduit par la cohabitation dans les laboratoires d’activités démonstratives et d’activités de recherche proprement dites. La longue enquête menée par Shinn (1988) dans un laboratoire de physique rend compte de cette cohabitation à travers la différenciation des rôles socio-cognitifs des chercheurs, chacun jouant sa partition en des termes relevant simultanément de la logique des savoirs et de la logique sociale. La rupture bachelardienne elle-même s’ancre dans le dédoublement de l’élève en maître et élève, et réciproquement (Fabre, 2009). Pour la discipline qui va nous servir de lieu d’analyse – l’histoire –, ce sont les remises en cause épistémologiques de sa scientificité par le Linguistic Turn qui conduisent à rapprocher histoire savante et histoire scolaire. Pour Seixas2 (1993), les historiens lorsqu’ils produisent un article ne font rien d’autre que « s’enseigner les uns les autres » ; par-là, ce qui sépare la classe du monde scientifique tient davantage du public auquel on s’adresse que de la nature des interactions. Pour Levisohn (2010), seule une analyse spécifique des pratiques théoriques des historiens peut conduire à rendre compte des enjeux de la classe, en particulier dans le fait que ce qui compte ici et là, c’est la « négociation parmi les récits disponibles » plutôt que la validation directe des hypothèses par les sources.

  • 3 D’autres approches s’ancrent dans des postulats différents. Pour un tableau synthétique de ces orie (...)
  • 4 Approches portées depuis quelques années par l’Association pour des Recherches Comparatistes en Did (...)

6Nous proposons de reprendre ces deux catégories de problèmes d’épistémologie des didactiques sur la base du rapprochement radical, opéré par ces études sur la science, des dimensions cognitives et sociales des savoirs. Nous engageons cette exploration sur le cas de la didactique de l’histoire pour des raisons de compétence mais aussi en fonction d’un postulat épistémologique qui découle de la tension didactique que nous avons qualifiée de fondamentale3. Dans notre perspective, la rencontre entre la classe et le chercheur n’a pas de sens en didactique en dehors des savoirs et/ou des pratiques de référence. Nécessité qui réduit la portée des analyses proposées ici à la discipline en jeu, tout en encourageant des approches comparatistes4.

  • 5 On peut citer les trois approches principales portées par des didacticiens des mathématiques : la t (...)

7Par cette enquête il s’agit, d’une part, de faire un pas de côté dans le flux des recherches spécialisées (en didactique de l’histoire), afin de questionner les implicites des démarches qu’elles supposent, en les rapportant aux problèmes épistémologiques et pratiques des sciences sociales. Mais il s’agit aussi de questionner les rapports que la didactique peut entretenir avec l’anthropologie, quand plusieurs des principaux développements théoriques généraux en didactique se réclament de ce domaine5.

8Pour atteindre ce double objectif, nous commençons par jeter un regard rétrospectif sur deux à trois décennies de recherches en didactique de l’histoire, qui fait émerger deux approches principales.

  • 6 Cette note de synthèse relativement récente donne les références essentielles de cette perspective.

9Une série dominante de travaux vise à caractériser la discipline scolaire et ses évolutions pour identifier les déterminants des situations scolaires ordinaires. Elle s’appuie sur des travaux historiques (Chervel, 1988) et sociologiques (Vincent, Lahire et Thin, 1994) qui font de l’autonomie et du processus d’autonomisation des disciplines scolaires et de la forme scolaire leur objet essentiel : autonomie par rapport au monde non scolaire (dont les domaines savants) mais également autonomie des disciplines les unes par rapport aux autres. La notion de boucle didactique est une illustration des résultats produits par ces travaux : « ce modèle (question/réponse/évaluation/formalisation/compléments) donne à chaque protagoniste une place spécifique : l’enseignant contrôle de fait l’“argumentation didactique” en disant le “vrai” et assoit, par son propos, l’“autorité” des savoirs comme la sienne ; l’élève, le plus souvent privé de réelle prise en charge énonciative, est invité à l’“adhésion” d’un “texte” à apprendre » (Lautier et Allieu-Mary6, 2008). Ces études montrent également que la classe d’histoire ordinaire tend à favoriser quelques opérations (identification d’informations, reproduction du savoir, selon Tutiaux-Guillon, 2009) de production scolaire plutôt que la construction de ressources cognitives.

10Une seconde série de travaux, moins homogène, s’intéresse moins aux pratiques ordinaires qu’aux exceptions ou aux expérimentations. Ce sont, par contraste, les écarts à la discipline scolaire qui sont l’objet principal de ces recherches. Dès lors, la référence à la discipline scientifique et universitaire vient au premier plan, en opposition avec l’autonomie explorée par la première série de travaux. Ce sont les conditions de la continuité entre champ académique et champ scolaire qui constituent le cœur de ces travaux. Une partie s’y engage à l’aide de la notion de pensée historienne en appui sur des théories des représentations sociales et l’épistémologie (Cariou, 2004). Dans d’autres travaux, les rapports entre savoir historique, mémoire et histoire scolaire sont explorés dans divers contextes notamment nationaux. Une autre part explore les processus de problématisation (Le Bourgeois-Viron et Rebiffé, 2013) et en particulier le rapport entre savoirs et pratiques de savoir par une centration sur la construction de problème plutôt que de relation problème solution (Doussot, 2011).

11Comment expliquer la cohabitation et le développement de ces deux approches ? Que nous disent-elles des conditions de la comparaison entre histoire scolaire et histoire savante ?

Critique des approches contextuelles

12On peut commencer à répondre sur le plan épistémologique par un point commun : dans les deux approches, la place prépondérante est accordée au contexte. Soit le contexte comme culture scolaire en histoire qui renvoie à l’autonomie de la discipline scolaire (Chervel, 1988), soit le contexte comme situation singulière (comme dans les situations-problèmes). Si ces deux types de contextes se distinguent et tendent même à s’opposer (tradition appropriée par des habitudes qui induisent une inertie forte, contre dispositif scolaire ponctuel mais supposé contraignant), dans les deux cas, le contexte est considéré comme déterminant.

13Or faire des structures, des contextes ou des milieux la cause des comportements conduit à un objectivisme mis en cause depuis longtemps en sciences sociales (en anthropologie, sociologie et histoire notamment). Historiquement identifiable, cette mise en question peut être décrite à travers les critiques faites à l’anthropologie dite structuraliste. Des figures comme Geertz (1973), Bourdieu (1972) ou Fabian (1983) représentent ce mouvement. Ces critiques peuvent guider un travail identique pour l’approche didactique, notamment en identifiant deux biais.

  • 7 Il est possible que cette posture explique en partie l’indifférence ou le rejet constaté de l’appro (...)

14D’abord un biais scolastique dans le vocabulaire de Bourdieu (1972, 1997) qui prête aux observés (indigènes, élèves, enseignants) les mêmes intérêts que ceux du chercheur et qui conduit au jugement. Ce biais est d’autant plus prégnant en didactique qu’il met en relation des mondes où la proximité semble aller de soi. En prêtant aux acteurs de la situation étudiée des intérêts proches des siens, le chercheur est en effet enclin à produire un jugement sur la valeur des pratiques d’enseignement et d’apprentissage en soulignant leurs erreurs et leurs faiblesses7. Ainsi, même si le concept de transposition didactique vise, à l’origine, à réfuter un processus de simplification au profit de la mise à l’étude des multiples transformations que subissent les savoirs de référence, les enseignants comme les chercheurs ont tendance à y voir surtout la dégradation des savoirs savants (Chevallard, 1991).

15Dans cette posture, le risque est grand pour le chercheur de parler davantage des raisons des erreurs des enseignants et des élèves que du fonctionnement de leurs croyances (Bazin, 2008). On risque en effet d’ignorer le sens qu’ils donnent au jeu social de la classe considérée, c’est-à-dire des manières de se prendre au jeu qui pourraient rendre compte des moteurs et des conditions de l’action. Pour Bazin, ce type de biais aboutit à inventer des modèles explicatifs éloignés de la rationalité des acteurs : « Si j’entreprends de raconter une partie sans connaître assez bien le jeu, je risque d’introduire, pour rendre compte de l’enchaînement des coups, des scénarios qui n’ont rien à y faire » (2008). Par exemple, le modèle de la « boucle didactique » ignore la majorité des élèves qui restent silencieux, comme l’ethnographe peut accorder davantage d’attention au discours explicatif de son informateur qu’aux observations qu’il peut faire des actions quotidiennes du groupe.

16Le second biais induit par la place prépondérante accordée au contexte – considéré alors comme ensemble de conditions objectives – consiste à ignorer le propre des situations sociales que sont l’incertitude et l’urgence pratiques. L’acteur est confronté à l’urgence de décider sans avoir le loisir – la skholé dit Bourdieu – de peser le pour et le contre, contrairement à l’observateur. Ce biais se décline selon les différentes approches pour penser la société. Pour l’histoire, c’est l’entrelacement des durées historiques qui doit conduire à « réfléchir sur l’incertitude qui caractérise cette expérience et que les historiens tendent, par position (parce qu’ils viennent après), à ignorer » (Revel, 2001). Pour la sociologie, ce biais conduit à la détemporalisation (Bourdieu, 1980) ou à ignorer les différences de logiques spatiales (Karsenti, 2011). Pour Bourdieu, « réintroduire l’incertitude, c’est réintroduire le temps, avec son rythme, son orientation, son irréversibilité, substituant la dialectique des stratégies à la mécanique du modèle mais sans retomber dans l’anthropologie imaginaire des théories de l’“acteur rationnel” ». Pour Karsenti (2011), « cartographier l’espace de l’enquête, saisir d’un seul regard l’espace où elle se déroule, c’est supposer que cet espace est isomorphe à celui de l’acteur ; et que l’ethnologue s’y déplace comme le fait l’acteur ».

17Cette propension à ignorer les stratégies que les agents élaborent, en ne rapportant pas les choix effectifs aux choix possibles, s’incarne dans nombre de travaux en didactique de l’histoire. Ainsi avons-nous tendance, dans le travail d’analyse, à transformer les paroles des élèves (objectivées dans les transcriptions) en énoncés non situés, et à faire de leurs actions discursives le produit de règles d’action. Dans le cas de l’approche par la discipline scolaire, ces énoncés et règles d’action trouvent leur principe dans l’autonomie croissante de la discipline scolaire et finissent par être autoréférencés : la tradition scolaire de la discipline explique son inertie, tout en la renforçant. Dans la seconde approche, ils trouvent à s’expliquer dans la comparaison directe avec les énoncés et règles d’action prêtés aux historiens. Dans les deux cas, on ignore les logiques à l’œuvre chez les acteurs de la classe. On ignore le sens qu’ils donnent à la situation et l’on se prive du « matériau dialogique » (Chauvier, 2011) pourtant indispensable pour mettre en relation les mondes qui s’y croisent (des élèves, de l’enseignant, des historiens).

18Ces biais qui guettent tout chercheur en science du social, jouent de manière spécifique en didactique, et en particulier dans nos deux approches de la didactique de l’histoire. Ils finissent par mettre en péril l’objet même de l’analyse didactique.

  • Dans le cas de l’approche de la discipline scolaire, on est conduit à faire de la socialisation scolaire disciplinaire un fossé qui sépare radicalement, y compris pour l’analyse, l’histoire scolaire de l’histoire pratiquée par les historiens ; la comparaison finit par ne plus être envisageable tellement les deux « cultures » sont éloignées.

  • Dans le cas d’approches plus centrées sur la référence savante, au contraire, le cadre théorique issu des relations entre savoirs et pratiques de savoir des historiens risque de minorer les différences de contexte social, et l’interprétation que les élèves font de la situation.

19Ces deux perspectives poussées à l’extrême nient la possibilité même d’une réflexion didactique mais peuvent alors servir de bornes à l’analyse didactique. C’est l’approfondissement de l’analyse esquissée, dans le cadre d’une épistémologie critique du structuralisme, qui doit nous permettre de poursuivre l’enquête pour mieux cerner ce qui se joue entre ces deux écueils.

De la discipline scolaire aux jeux possibles de la classe d’histoire

20Pour éviter ces biais, dit Bazin dans sa réflexion d’épistémologie appliquée, il me faut, comme chercheur en sciences sociales, « apprendre comment ils [les indigènes] agissent » et pour cela, « je dois entreprendre de noter patiemment, au coup par coup, ce que font ces gens dans telle et telle circonstance, et donc aussi ce qu’ils pourraient faire, mais qu’ils ne font pas ou du moins pas normalement » (Bazin, 2008). Décliné pour la didactique de l’histoire, ce programme de recherche constitue un outil pour mettre en dialogue les deux approches identifiées : les travaux sur la discipline scolaire fournissent la base de ce que les élèves et les enseignants font « normalement » en classe d’histoire, tandis que les approches par les pratiques historiennes attirent l’attention sur les possibles rarement actualisés. Cette combinaison peut permettre de pousser plus loin l’analyse didactique en donnant à voir les modifications possibles des pratiques dominantes des classes d’histoire en direction d’un accès aux savoirs scientifiques, et les conditions de possibilité de ces modifications.

21Le premier mouvement de ce travail reprend les éléments précédemment décrits des pratiques dominantes qui reposent sur un nombre important de travaux empiriques, qualitatifs et quantitatifs. La tradition de la classe d’histoire fait montre d’une grande stabilité et d’une grande homogénéité : le statut du savoir est de l’ordre du vrai ou faux, les activités proposées aux élèves sont d’une faible intensité intellectuelle (sélection d’informations, reproduction du savoir) et le partage du travail est radical entre le professeur qui généralise et les élèves qui répondent à des questions ponctuelles sur des documents singuliers.

22Le second mouvement s’appuie quant à lui sur des situations extraordinaires, soit provoquées, soit simplement observées. Dans ces situations, la tradition est, au moins partiellement, rompue et les acteurs concernés mobilisent des stratégies nouvelles. C’est précisément dans cet écart, si on suit Bazin, que l’on peut faire émerger les évolutions potentielles du jeu social considéré.

  • 8 Mais depuis plus longtemps en didactique des sciences de la vie et de la Terre par exemple (Orange, (...)
  • 9 En particulier, et à titre d’illustration, le lecteur peut gagner à s’appuyer sur une étude de cas (...)

23Le stock d’études empiriques de ce type, moins conséquent que le premier, propose cependant nombre de cas pertinents. Pour l’histoire8, elles se développent depuis une dizaine d’années (Cariou, 2004 ; Le Marec et al., 2009 ; Doussot, 2010, 2011), après une série d’études au cours des années 1990 notamment centrées sur les situations-problèmes. C’est sur la base de ces études que nous proposons de dégager certaines conditions de possibilité d’une évolution des pratiques dominantes favorables à l’accès des élèves à des savoirs historiques scientifiques9.

24On y observe principalement des modifications dans le partage du travail entre élèves et professeur, et dans l’élargissement de l’objet d’étude, du passé (tel événement ou phénomène) aux moyens acceptables pour l’étudier. Ces changements se donnent à voir par exemple dans la production et la discussion par les élèves eux-mêmes des instruments pertinents pour argumenter en faveur d’une explication : instruments d’ordre graphique (listes, tableaux, schémas) mais toujours aussi d’ordre intellectuel (catégoriser, comparer des catégories, etc.). L’autonomie qui est en jeu dans ces cas étudiés s’écarte fondamentalement de celle qu’identifie Lahire (2001) dans les discours et les pratiques qu’il observe à l’École. Il y trouve en effet surtout « une autonomie individuelle » qui s’oppose à « l’idée d’une autonomie collectivement assurée [qui] n’a pas cours dans les discours contemporains qui privilégient les compétences individuellement acquises. Tout se passe comme si le monde social était le théâtre où ne se jouaient que des face-à-face individus isolés-situations ; comme s’il était réductible à une série de comportements individuels autonomes et atomisés. » Ce que montrent ces études, c’est la possibilité pour les élèves de jouer le jeu différemment ; et de le jouer selon des règles et des structures qui renvoient directement au fonctionnement collectif du jeu scientifique de référence. Car le propre des « communautés » savantes, selon l’histoire et la sociologie des sciences, repose précisément sur un processus historique d’autonomisation collective et de différenciation comme condition à l’émergence d’un savoir critique. Autonomie envers les idéologies, à travers les pratiques collectives de vérification et les dynamiques de production de problèmes féconds et cumulatifs.

25Ces cas remettent en question la norme épistémologique que constitue la dualité contexte/action des travaux en didactique de l’histoire identifiée en introduction, et nous obligent à chercher des alternatives. Non seulement les élèves et le professeur jouent différemment le jeu ordinaire de la classe d’histoire, mais ils en modifient les règles et la structure : d’une certaine manière, le contexte (leurs habitudes en classe d’histoire, les dispositifs ordinaires) les détermine autant qu’ils le déterminent. Et cette modification du jeu renvoie au jeu de référence (les pratiques savantes) par la propriété fondamentale que constitue ce processus d’autonomisation collectif.

26Modifier le jeu normal de la classe, changer le contexte d’action tout en étant en partie déterminé par ce contexte : autant de constats qu’il semble possible d’analyser à travers le concept de champ scientifique que propose Bourdieu (1975, 1976, 2001) pour décrire les mécanismes et les spécificités de l’activité scientifique, concept général né précisément dans le cadre théorique de la critique de l’alternative épistémologique du structuralisme et de l’individualisme méthodologique.

L’hypothèse « champ historique scolaire »

  • 10 Outre les textes de Bourdieu (1984, 1992), cet usage de la théorie des champs s’inscrit dans un cer (...)

27Par le choix de la théorie des champs, il s’agit de rendre compte de la logique pratique lorsqu’elle atteint une certaine autonomie par rapport au reste de la société, aux autres jeux sociaux10. Cette autonomie repose sur des luttes (ou tensions) qui structurent le champ et concernent des enjeux spécifiques connus et reconnus par les participants au champ. Jouer dans un champ, c’est alors agir pour la conservation ou la subversion des lois et des structures du champ, tout en visant à maintenir sa spécificité (et donc son autonomie).

28Dans ce cadre théorique, le fonctionnement ordinaire de la classe d’histoire relève de ce que Bourdieu (1984) appelle un « appareil » : un « état pathologique du champ » dans lequel un des agents domine tellement qu’il annihile les tensions qui définissent le champ. C’est par exemple le rôle du professeur dans le modèle de la « boucle didactique » qui ne laisse aux élèves que la possibilité d’énoncer des réponses à des questions qu’il est le seul à produire. Plus généralement, c’est le propre de cette discipline scolaire dont le moteur des échanges repose sur une épistémologie du « ou-vrai-ou-faux » (Hacking, 1991). La pratique liée à cette épistémologie fait du professeur celui qui détient le monopole de la validation des propositions, mais aussi de la production des outils et techniques pour appréhender un document. L’enjeu des études de documents relève alors d’une relation directe entre le document et l’interprétation (celui-là au service de celle-ci), au détriment d’une relation indirecte et interprétative, qui passerait par l’évaluation des interprétations disponibles dans la classe, en fonction de leur rapport aux sources. Dans cette épistémologie pratique, le rapport sujet-objet est privilégié, alors que, dans le domaine scientifique, le sujet est le champ lui-même et l’objet se dédouble : au rapport sujet-objet il faudrait substituer « un rapport entre les sujets (l’ensemble des agents engagés dans le champ) à propos du rapport entre le sujet (le savant) et son objet » (Bourdieu, 2001).

29Dans les études de cas évoquées précédemment, les classes concernées tendent à sortir du fonctionnement d’appareil pour s’engager vers un fonctionnement de champ : les échanges entre les élèves portent sur l’objet imposé par l’enseignant, mais aussi sur les règles et les outils pour produire une réponse. Par ailleurs, les luttes au sein de ces groupes d’élève ont pour objet le travail sur le passé et en particulier les manières d’interpréter les textes et documents du manuel : ce qui est en jeu pour eux, ce sont les règles pour faire ces interprétations d’un point de vue historique (en particulier concernant les rapports entre chronologie et causalité, entre les différentes temporalités). Tout cela conduit à faire l’hypothèse que dans ces situations spécifiques, ces élèves esquissent un champ historique scolaire.

30Cette hypothèse repose, toujours selon la théorie des champs, sur la rencontre entre des dispositions et des positions des élèves qui conduisent à des prises de position (sous forme d’interactions didactiques). Mais cette rencontre prend sens ici dans sa relation double aux pratiques ordinaires de la classe d’histoire, et aux pratiques théoriques spécifiques du champ historique (champ de référence). Ce qui peut donner accès à leurs stratégies socio-cognitives.

  • 11 La notion de principe pratique renvoie à Bourdieu (1980) pour rendre compte des conduites ; princip (...)

31On reconnaît dans leurs dispositions celles du jeu ordinaire de la classe d’histoire : la mise en œuvre de certains principes pratiques11 comme la propension à anticiper des causes d’ordre individuel (volonté des acteurs) ou contextuel (déterminisme des situations) et plus important encore, à anticiper des causes en relation directe avec la chronologie (ce qui précède explique ce qui suit). Ces dispositions communes rencontrent des positions différentes produites par le jeu habituel de la classe d’histoire. Les positions dans le groupe sont d’abord repérées par les performances habituelles dans la discipline (« bon » ou « moyen » ou « mauvais » en histoire). Le capital symbolique correspondant est directement lié et identifiable par le fonctionnement d’appareil de la classe dans lequel le professeur a le monopole de l’évaluation (qui est rendue publique par les notes, mais aussi par le quotidien des situations). Un second type de capital ayant cours dans la classe, moins visible, permet sans doute aussi de rendre compte des positions de chacun : les élèves s’engagent plus ou moins activement dans le jeu de la discipline scolaire selon des positions qui vont de la docilité à la rébellion, en passant par le retrait de l’activité.

32Ces principes pratiques et ces deux axes de positionnement constituent ce sur quoi les élèves s’accordent, en général tacitement, pour agir : c’est cette base connue et reconnue dans le groupe qui rend possible des prises de position. On peut ainsi rendre compte des résistances internes au groupe étudié, et par là aux dialogues qui s’instaurent au fil des échanges. En particulier, dans les cas inhabituels étudiés, on observe que les positions et dispositions sont mises en cause lorsque les principes pratiques se trouvent à un moment donné pris en défaut. On le voit bien dans l’étude évoquée (Doussot, 2010). Le groupe d’élèves suspend son fonctionnement habituel basé sur le principe pratique que la chronologie serait le moteur de l’action (l’enchaînement direct des causes et des effets) : la chute de la monarchie en août 1792 est visiblement le résultat de deux événements éloignés dans le temps (la fuite du roi de juin 1791 et la publication du Manifeste de Brunswick, en juillet 1792) et non d’un enchaînement. Comme le principe pratique chronologique est pris en défaut, il devient impératif de reprendre l’enquête. Mais ce type de mise en question des principes communs est indissociable des enjeux de position au sein du groupe, c’est-à-dire des manières de se penser et de penser les autres par rapport à la discipline. Par exemple, dans le cas évoqué, cela se produit en particulier quand deux solutions possibles mais incompatibles sont portées par des élèves positionnés comme légitimes en classe d’histoire ; s’engage alors la nécessité de convaincre l’autre qui oblige à référer explicitement aux principes communément admis, révélant ainsi leur mise en échec. Autrement dit, la négociation entre deux solutions explicatives portées par deux acteurs légitimes devient le moteur d’une exploration inhabituelle des non-dits ordinaires, et peut être à la source de leur remise en cause.

Champ scolaire, champ scientifique de référence : repenser le niveau d’analyse didactique

33Contrairement à certaines dimensions du travail de Bourdieu sur l’école qui tendent à se centrer sur les modes de reproduction des rapports sociaux à une échelle très large, l’intérêt conceptuel du champ repose ici d’abord sur son rôle médiateur qui permet d’éviter les courts circuits qui consisteraient à rapporter directement les textes produits par les élèves – les œuvres – à leur seule position dans l’espace social (bon élève, élève de milieu défavorisé, etc.), sans référer cette position à ses principes cognitifs, et à sa valeur relationnelle. Ce qui pose la question de l’échelle d’appréhension des interactions didactiques.

34On le voit dans la prise en compte et l’articulation des différents niveaux de pratique visibles dans les cas étudiés : le niveau des pratiques ordinaires et leur poids dans les principes d’action des élèves se situent à l’échelon des traditions disciplinaires et dans leur extension temporelle (celui de la scolarité) ; mais, simultanément, au niveau plus local de tel groupe d’élèves dans telle séance, avec sa dynamique propre. Or ces jeux d’échelles sont essentiels à la compréhension du fonctionnement même des champs scientifiques (Revel, 1996). Comme le souligne Pestre (1995), « chaque groupe, chaque école, chaque laboratoire a plutôt une dynamique liée à ses systèmes préférés d’investigation ».

35On voit mieux par-là les implications de l’usage de la théorie des champs dans sa double dimension de concept et d’entité historique soulignée par nombre d’analyses critiques de l’évolution de cette théorie chez Bourdieu (Lahire, 1999 ; Lemieux, 2011). D’une part, il rend compte d’un processus historique d’autonomisation et de différenciation sociale dont l’enjeu est l’intrication entre savoir et pouvoir, ce qui pousse la didactique vers l’appréhension du lien entre construction de savoirs et émancipation des dominations (idéologiques et personnelles). D’autre part, il peut donner accès aux conditions de possibilité du passage d’un jeu ou d’un appareil à un champ. Les deux prochaines sections développent ces deux implications.

La division du travail des savoirs dans la classe

36En situant la théorie des champs dans sa généalogie et dans les différentes théories de la pratique, comme le propose Karsenti, on peut l’inscrire notamment dans la filiation de Marx et en particulier de l’idée essentielle pour les sciences que « les hommes ne sont pas affrontés à un milieu où ils ne font que trouver ou prendre des moyens déjà donnés […] mais ils agissent sur ce milieu – et ils agissent collectivement – de façon à produire, à partir du donné, des moyens qui n’y existaient pas comme tels » (2011).

37Le corollaire de cette spécificité des groupes humains est la division du travail social. Division qui engendre une inégalité des fonctions : l’activité se différencie entre activité productive et activité constructive ; entre ceux qui exécutent et ceux qui conçoivent. En classe d’histoire, la division du travail peut prendre deux aspects différents :

  • Dans les pratiques ordinaires, l’enseignant fournit les outils qu’il faut utiliser et les questions auxquelles il faut répondre : les élèves répondent, le professeur valide (ou invalide) les réponses.

  • Dans certains cas qui sortent de l’ordinaire, la division du travail entre élèves et professeur redouble à l’intérieur des groupes d’élèves, où alternativement, chacun joue un rôle productif et constructif (conception des règles et des outils de travail, conception des principes d’action).

38Dans le travail des savoirs sur le passé au sein des groupes de ce second type, le changement opéré par les élèves modifie donc potentiellement le rapport aux textes du savoir et aux autres acteurs.

  • Soit, dans le fonctionnement normal de la discipline scolaire, ces textes ont le statut de réponse à des questions imposées par l’enseignant (et à travers lui par l’extérieur de l’école : à travers la formation disciplinaire des enseignants et les programmes) et traitées selon les règles et les outils définis comme des procédures ou des méthodes. Dans cette configuration, le problème est considéré en relation directe avec la solution, et l’autonomie est réduite à sa dimension individuelle, telle que construite dans le discours enseignant (Lahire, 2001).

  • Soit ces textes ne sont pas compréhensibles en dehors du travail fourni par le groupe sur la question et sur les outils de traitement de la question. Dans ce second cas, la compétence requise ne se limite pas à suivre une procédure mais consiste surtout à modifier le problème imposé, à éliminer les faux problèmes pour construire simultanément le problème et les solutions possibles. On le constate par exemple dans les constructions intermédiaires des élèves lorsque leurs principes pratiques sont explicitement mis en question, et constituent des instruments de clarification de leurs propres opérations sur les documents et les hypothèses (des sortes de cartographies de leur enquête, comme l’illustre l’instrumentalisation d’un tableau à deux colonnes par les élèves travaillant sur la chute de la monarchie : Doussot, 2010)

39La comparaison avec le champ scientifique de référence s’impose alors pour penser ces deux types de rapport aux textes de savoir et aux autres. Travailler des problèmes dans une discipline revient à construire un problème de savoir spécifique au champ considéré, c’est-à-dire spécifique à l’histoire accumulée de ce champ sous forme de textes, de concepts et d’instruments. Ce qui diffère du travail de problèmes pratiques ou quotidiens. Cette différence peut s’incarner, pour le champ de l’enseignement de l’histoire, dans la proposition triviale qui dit qu’apprendre le passé permet d’être mieux armé pour ne pas renouveler les erreurs des prédécesseurs. Du point de vue du champ historique scientifique, cette proposition n’a pas de fondement en dehors d’une épistémologie du problème (Fabre, 2009). Comme le suggère Skinner (2000) pour l’histoire intellectuelle, celle-ci ne donne pas à penser des solutions à reproduire mais bien plutôt des configurations de problèmes passés à « ruminer » pour reconstruire les problèmes d’aujourd’hui. C’est cette dialectique ouverture/fermeture du champ scientifique avec le monde qui, s’articulant aux outils et démarches (spécifiques à chaque discipline) d’arbitrage du réel, structure les champs scientifiques. Car un champ scientifique « obéit à une logique spécifique » qui repose sur deux « propriétés singulières » : la fermeture « qui fait que chaque chercheur tend à n’avoir pas d’autre récepteur que les chercheurs les plus aptes à le comprendre mais aussi à le critiquer » et l’arbitrage du réel « tel qu’il peut être produit par l’équipement théorique et expérimental effectivement disponible au moment considéré » (Bourdieu, 2001).

40Le passage d’un jeu « histoire scolaire » ordinaire à un « champ historique scolaire » ainsi envisagé a donc à voir avec la possibilité de construire et reconstruire les problèmes imposés de l’extérieur, et simultanément de dénoncer les faux problèmes. Les exemples de passages qu’on peut observer dans nos cas correspondent au jeu d‘échelles qui rend possible et signifiant pour les acteurs la mise en relation des idées locales des élèves avec le savoir historique représenté par le manuel (et l’enseignant). Par ce type de passage, les élèves peuvent légitimement entrer en dialogue avec l’enseignant sur des questions constructives sur le savoir, et non plus seulement sur le plan productif : ce qu’ils produisent est reconnu comme dépassant le simple plan de la réussite « scolaire » (au sens paradoxal de la réussite mécanique et de la docilité). En jouant dans un champ, le groupe des trois élèves commence à s’inscrire dans le champ du pouvoir (Lemieux, 2011).

Le passage du jeu ordinaire au champ scolaire comme enjeu didactique

41Dans une telle perspective, le problème didactique pertinent devient celui des conditions du passage d’un jeu ordinaire de la classe d’histoire (un champ dégradé en appareil) à un champ historique scolaire, qui n’a de sens qu’en référence au champ des historiens. Dès lors, la comparaison didactique prend un sens nouveau en s’appuyant sur la comparaison des champs, non pas directement pour en caractériser les différences, mais indirectement et historiquement (processus) par les conditions de l’institution en champ. Ce qui situe la comparaison didactique à un niveau différent : celui des principes qui fondent l’émergence d’un champ historique face aux usages communs du passé. Cette remontée aux principes permettant de dépasser la différence de contextes sociaux entre la classe et la « communauté » de référence est au cœur de notre questionnement didactique.

42De ce point de vue, les études historiques sur le développement du champ historique critique sont essentielles (et trop rares). Elles permettent d’identifier les conditions du passage du jeu social de l’érudition et de l’académisme au champ de l’histoire critique. On peut cependant en citer deux tout à fait pertinentes :

  • une étude sur le développement du séminaire universitaire de l’historien allemand Ranke (Risbjerg Eskildsen, 2007) ;

  • et l’étude qu’a menée Grafton (1998) sur la note en bas de page (autrement dit le dédoublement du texte de l’histoire entre texte sur l’objet et texte sur l’enquête).

43Le développement du séminaire comme forme collective à l’intérieur de la « communauté » des historiens met en lumière l’existence de sous-groupes favorisant l’émergence de travaux dans un même cadre théorique et pratique (séminaire, laboratoire, équipe, réseau). La condition identifiée par l’étude de Risbjerg Eskildsen se caractérise par la nécessité de produire localement un sous-champ propice aux échanges riches que rendent possibles des références partagées (exemples, outils, programmes d’investigation, etc.). Ce qui a à voir avec le fonctionnement de la « science normale » décrite par Kuhn (1990) et la production d’énigmes qui se rattachent à chaque communauté (dont il souligne qu’elles peuvent s’entendre à de multiples échelles, y compris de petite taille).

44La note en bas de page symbolise graphiquement la forme double du récit historique critique. La condition correspondant à ce support graphique est un dispositif de différenciation entre le texte sur l’objet et le texte sur l’enquête menée sur l’objet, qui permet de relier dialogiquement traces du passé, interprétations disponibles et interprétations en discussion. « Les historiens modernes […] mettent à distance leurs propres thèses alors même qu’ils s’efforcent de les soutenir. Leurs notes constituent un second récit, qui accompagne l’autre, mais s’en distingue nettement. La documentation qu’elles offrent sur la pensée et les recherches préalables au récit qui les “coiffe” démontre le caractère historiquement contingent de celui-ci, sa dépendance par rapport à des formes spécifiques de recherche, à certaines circonstances et à l’état de telle ou telle question au moment où l’auteur s’est mis au travail. Comme le plan de l’architecte pour la construction d’un magnifique édifice, la note en bas de page révèle l’ossature brute, les faiblesses inévitables et les inavouables contraintes que l’élévation de la façade viendra dissimuler » (Grafton, 1998).

Conclusion

45L’usage de la théorie des champs trouve toute sa valeur dans sa capacité à remettre en question une conception clef de l’apprentissage scolaire, en particulier des disciplines scientifiques (au sens large, y compris les sciences sociales). Par analogie avec les champs scientifiques, la dimension individuelle du savoir tend à masquer sa nature fondamentalement collective. En classe (d’histoire), cela se traduit par une centration des acteurs et peut-être des didacticiens sur le rapport sujet/objet, où le sujet est double, l’élève étant aidé par le maître. La notion de champ fournit des ressources pour questionner et dépasser cette conception.

46Sans penser la production du savoir en parallèle avec la production du contexte pertinent du savoir, impossible de penser sa production et sa circulation dans la classe. Puisque savoir et pouvoir sont si intimement liés dans nos sociétés différenciées, l’apprentissage n’a pas de sens en dehors de cette participation à la production du contexte entendu comme un ensemble d’instruments, de textes, de concepts et de problèmes.

  • 12 Si l’on suit les catégories proposées par Passeron (1991/2006) qui fait de l’anthropologie, la soci (...)

47C’est cette solidarité entre contextes et actions sur les savoirs qui donne aux problèmes épistémologiques des sciences sociales (anthropologie, sociologie et histoire) toute leur pertinence pour le champ didactique12. Ils soulignent la nécessité de tenir constamment la tension entre contextes et actions sur le savoir pour éviter de tomber d’un côté ou de l’autre. Parmi ces exigences, la prise en compte des pratiques langagières dans leur dimension pragmatique, au-delà de leur dimension sémantique, apparaît essentielle. Elle permet d’éviter la réduction de l’analyse à une sémantique épistémologique (la logique des savoirs) ou à une sémantique sociologique (la logique de la forme scolaire). Détour qui renouvelle immanquablement nos problématiques de spécialistes.

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Notes

1 Les guillemets veulent marquer que cette notion de communauté ne va pas de soi, question que le format de ce texte ne permet pas de traiter.

2 Les deux références ici pertinentes (Seixas et Levisohn) indiquent que l’Amérique du Nord, en première ligne sur le front de la remise en cause, est aussi le cœur de la réaction, dans la lignée de travaux épistémologiques portés notamment par des revues comme History and Theory. Ces débats épistémologiques et historiographiques structurent les travaux de ces deux didacticiens.

3 D’autres approches s’ancrent dans des postulats différents. Pour un tableau synthétique de ces orientations possibles, voir Lahire et Joshua (1999).

4 Approches portées depuis quelques années par l’Association pour des Recherches Comparatistes en Didactique (ARCD). La base de ce texte est constituée d’une communication faite et discutée dans le cadre du troisième colloque organisé par l’ARCD (Marseille, janvier 2013).

5 On peut citer les trois approches principales portées par des didacticiens des mathématiques : la théorie des situations de Brousseau (1998), la théorie anthropologique du didactique (Chevallard, 1992) et la théorie de l’action conjointe en didactique (Sensevy, 2011).

6 Cette note de synthèse relativement récente donne les références essentielles de cette perspective.

7 Il est possible que cette posture explique en partie l’indifférence ou le rejet constaté de l’approche didactique par les praticiens.

8 Mais depuis plus longtemps en didactique des sciences de la vie et de la Terre par exemple (Orange, 1997 ; Lhoste, 2008).

9 En particulier, et à titre d’illustration, le lecteur peut gagner à s’appuyer sur une étude de cas publiée dans la Revue Française de Pédagogie (Doussot, 2010).

10 Outre les textes de Bourdieu (1984, 1992), cet usage de la théorie des champs s’inscrit dans un certain nombre de critiques qui insistent sur le rapport entre champ et jeux sociaux et, en particulier, les conditions de possibilité du passage à un champ : Lemieux (2011), Lahire (1999). D’un point de vue général, la lecture que nous faisons ici de la théorie des champs est en phase avec l’interprétation que Lemieux (2011) propose d’un mélange entre héritage structuraliste et son dépassement « que traduisent tant l’idée de sens pratique que le refus de s’en tenir au “langage de la règle” ». En cela, nous suivons les propositions de Bensa (2006) et de Bazin (2008) plutôt que les réserves émises par F. Weber (1996), pour qui Bourdieu réhabilite les pratiques indigènes au détriment des théories indigènes.

11 La notion de principe pratique renvoie à Bourdieu (1980) pour rendre compte des conduites ; principes qui ne sont énoncés que par exception.

12 Si l’on suit les catégories proposées par Passeron (1991/2006) qui fait de l’anthropologie, la sociologie et l’histoire « les pivots épistémologiques du dispositif complexe des sciences de la société », par comparaison avec les sciences sociales particulières ou « autonomisantes » dont il donne des exemples (linguistique, démographie ou économie).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvain Doussot, « La didactique saisie par l’anthropologie »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 8-3 | 2014, mis en ligne le 01 septembre 2014, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rac/3660 ; DOI : https://doi.org/10.3917/rac.024.0577

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Auteur

Sylvain Doussot

Ancien enseignant d’histoire-géographie en collège et lycée, formateur à l’IUFM des Pays de la Loire (ESPE de l’Académie de Nantes), maître de conférences en didactique de l’histoire, ses recherches portent sur les conditions de la transposition des textes et pratiques de savoir de la communauté de référence à la classe. Cette approche repose sur un double ancrage épistémologique et anthropologique qui s’appuie tant sur des analyses de travaux d’historiens (voir article dans Le Cartable de Clio n°12 sur l’étude de cas selon C. Ginzburg) que sur des situations de classe (voir l’ouvrage aux Presses universitaires de Rennes et la Revue Française de pédagogie n°173). Affiliation : Laboratoire du CREN (Centre de recherche en éducation de Nantes), EA 2661, Chemin de la Censive du Tertre, BP 81 227, FR-44312 Nantes Cedex 3.

Adresse : ESPE, Université de Nantes, 4, chemin de Launay-Violette, BP12227, FR-44322 Nantes cedex 3 (France).
Courriel : sylvain.doussot[at]univ-nantes.fr

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