Revue des études slaves, Paris, LXXXII/ 2, 2011, p. 275-293. LES «ALLEMANDS IMAGINAIRES » D’OSIP SENKOVSKIJ ET VLADIMIR ODOEVSKIJ UN EXEMPLE D’IMITATION ROMANTIQUE
PAR
VICTOIRE FEUILLEBOIS
Université de Poitiers
Dans l’étude qu’il consacre aux Penseurs russes, Isaiah Berlin déclare que les romantiques allemands ont joué en Russie dans la première moitié du
XIXe siècle le rôle de «libérateurs1 » . Encouragée à l’origine par le pouvoir, soucieux de diminuer un ascendant français progressivement considéré au cours du XVIIIe siècle comme politiquement dangereux, la germanophilie qui saisit la jeunesse russe des débuts du romantisme contribue à l’émanciper «des dogmes de l’Église orthodoxe d’une part, et de l’autre, des sèches formules des rationalistes du XVIIIe siècle2 » et renouvelle profondément la conception de l’homme et de la littérature. Berlin développe la métaphore de la «libération » en analysant en détail l’influence intellectuelle qu’ont eue les penseurs métaphysiques allemands, des philosophes transcendantalistes comme Fr. Schelling aux disciples de G. W. F. Hegel ; pour illustrer son propos, il cite les mémoires de A. Herzen, dans lesquels ce dernier revient
1. I. Berlin, les Penseurs russes, trad. Daria Olivier, Paris, Albin Michel, 1984, p. 172. C’est aussi l’image choisie par Alexandre Koyré dans un autre ouvrage fondamental : «Il est difficile de se faire aujourd’hui une idée de l’impression (toute-puissante) que produisit sur ces esprits vierges la connaissance de la philosophie allemande ; un monde nouveau semblait s’ouvrir devant eux, un monde où tout était clair et pénétrable à l’esprit, un monde où la réalité et la pensée, la vie et la beauté formaient une unité indissoluble ; la spéculation philosophique semblait devoir – et pouvoir – résoudre tous les problèmes, dévoiler les plus hauts et les plus profonds mystères de l’être, découvrir le sens de la vie et l’essence du monde. [...] C’est à la vie de l’esprit, à la liberté spirituelle qu’ils aspirent, c’est en eux-mêmes qu’ils cherchent les sources d’une rénovation. » (A. Koyré, la Philosophie et le problème national en Russie [ 1929], Paris, Gallimard, 1976, p. 52-53). 2. Berlin, op. cit., p. 173.