BRUNO TRITSMANS, université d'anvers
Icônes récrites. Georges Schehadé/Lorand Gaspar
Fables brisées, arabesques
La mémoire, l'histoire, l'oubli (2000) de Paul Ricœur ouvre sur une sculpture: L'Histoire et le Dieu ailé Chronos du Monastère Wiblingen à Ulm. Cette sculpture, qui orne la couverture, est également reproduite entre l'épigraphe et l'« Avertissement», et elle est à cette occasion accompagnée de deux textes. Le premier décrit en détail cette sculpture baroque, qui met en scène «le dieu ailé Chronos», dont «la main gauche agrippe un grand livre duquel la droite tente d'arracher un feuillet», et qui est lui-même surmonté de l'« histoire même»:
Le regard est sérieux et scrutateur: un pied renverse une corne d'abondance d'où s'échappe une pluie d'or et d'argent, signe d'instabilité; la main gauche arrête le geste du dieu, tandis que la droite exhibe les instruments de l'histoire: le livre, l'encrier, le stylet. '
L'histoire conjure donc le geste destructeur de Chronos, et sollicite à cet égard les instruments mêmes de l'écriture. Mais le pouvoir de l'histoire est affaibli: elle ne prend, dans le commentaire, que la minuscule, contrairement à la majuscule dans le nom même de la sculpture, où l'Histoire fait exactement pendant au dieu Chronos; de plus, la corne d'abondance, qui symbolise traditionnellement «la profusion gratuite des dons divins»2, devient ici, assez curieusement, «signe d'instabilité».
La représentation photographique de la sculpture comporte par ailleurs une légende, composée de deux vers manuscrits et signés «Paul Ricœur»:
Entre la DÉCHIRURE par le Temps ailé et l'ÉCRITURE de l'histoire et son stylet.
On voit que la part de Chronos (la déchirure) est ici exactement équivalente à celle qui incombe à l'histoire et à l'écriture, et le sujet écrivant se situe à l'intersection de ces deux dynamiques, dissipative et reconfigura- trice. La position dominante, surplombante de l'histoire s'est donc singulièrement affaiblie entre le texte signé «Monastère Wiblingen, Ulm» et celui signé «Paul Ricœur». 71
1 . Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Le Seuil, 2000.
2. J. Chevalier, A. GheerbranUDictionnaire des symboles, Paris, R.Laffont/Jupiter, 2000, p. 291.
littérature
n° 135-sept.2OO4
