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Mai 68 : les effets de l'histoire sur l'Histoire

Mai 1968 est un "événement-rupture" majeur de notre histoire contemporaine, événement énigmatique qui frappe par sa soudaineté et sa radicalité. Il est cependant difficile d'en mesurer les effets, l'onde de choc sur l'écriture historienne en France. Cette secousse trouve déjà une de ses forces dans l'entrelacement des sens qui rend impossible toute réduction d'interprétation à un système mono-causal mécanique. Délicate est l'entreprise de décryptage des effets du mouvement de Mai dans une discipline comme l'histoire qui est confrontée de plein fouet tout à la fois au mouvement mais aussitôt au repli de celui-ci, au reflux de la contestation globale vers une fragmentation de la sensibilité de Mai qui s'exprime vite dans des pratiques ponctuelles, topiques, marginales, pour ensuite subir une réappropriation par la société de consommation elle-même, qui vantera avec Alain Mine les mérites du "capitalisme soixante-huitard" !

Le paysage intellectuel de l'avant-Mai est dominé par la vogue structuraliste. Le mouvement de Mai ébranle les structures immuables des penseurs de la mort de l'homme et va donner naissance à une véritable belle époque de la discipline historique ; plus conquérante que jamais, elle explose, se dilate, se consomme jusqu'à se consumer car, pour répondre à la demande sociale, Clio est prête à perdre ses attributs et à se fondre dans la sensibilité nouvelle de l'après-Mai, sensibilité nourrie d'histoire, mais d'une autre histoire, celle du temps long, de la vie quotidienne, de la civilisation matérielle, en d'autres termes d'une histoire fécondée par le structuralisme, d'une histoire structurale.

L'école des Annales était la mieux à même, par ses postulats épistémologiques définis dès 1929, reconceptualisés en 1958 par Fernand Braudel, de répondre à cette sensibilité post-soixante-huitarde plus dominée par le souci des continuités que par l'exaltation du changement qui venait d'échouer. Dès 1969, Fernand Braudel et Charles Morazé laissent le pouvoir de direction de la revue à une nouvelle génération représentée par un directoire composé d'André Burguière, Marc Ferro, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et Jacques Revel. Génération qui reprend à son compte l'héritage et le fait fructifier en infléchisssant le paradigme annaliste vers les horizons de l'anthropologie historique.

Des pratiques historiques en rupture

Tout un courant critique est né de Mai en filiation directe, même si le lancement d'initiatives, le regroupement de chercheurs ne se réalisent qu'avec un certain décalage par rapport au mouvement. A l'Institut Charles V de Paris VII, 200 enseignants, chercheurs, étudiants en Histoire se sont réunis les 24- 25 mai 1975 et ont constitué un Forum-histoire, organisme de liaisons, de rencontres qui donne naissance aux Cahiers du Forum-histoire en 1976, d'un tirage de 4000 exemplaires. Les Cahiers publient 10 numéros jusqu'en novembre 1978. Ce courant regroupé autour de Jean Chesneaux à Paris VII est parti d'une critique idéologique de la fonction historienne. Il avait pour ambition de dépasser les trois séparations : la séparation entre passé et présent, entre l'étude du passé et la pratique sociale, entre les historiens et ceux qui font le sujet-même de l'histoire : "Notre ambition était d'en finir avec la formule : «Je travaille sur» ... On pensait qu'il fallait travailler avec ...nl. Ambition partiellement réalisée, notamment avec les paysans du Larzac sur le plateau de Millau, mais qui s'épuisera vite faute de mouvement social en rupture.

Autre descendance directe de mai, la naissance en 1971 d'une revue d'histoire populaire en réaction contre le contenu des manuels scolaires, Le Peuple français, qui compta jusqu'à 7500 abonnés. Ce groupe, d'enseignants pour la plupart, s'est donné pour objectif de populariser les luttes ouvrières et paysannes. Il dénonce la mystification qui présente un peuple muet, réduit au rôle de figurant. Les créateurs de la revue sont issus des comités d'action de Nanterre. Le Peuple français s'est voulu un anti-Historia, aussi événementialiste, mais sur le terrain de la culture et des luttes populaires. La revue circule sur les chantiers de Nantes-St-Nazaire, parmi les paysans bretons en lutte autour d'Edouard Morvant qui ont célébré en 1975 le troisième centenaire de la révolte des Bonnets-Rouges. Autre initiative née de Mai, plus théorique, elle est issue du département de philosophie de Paris VIII autour de Jacques Rancière qui abandonne la lecture sympomale de Marx de son ancien maître Louis Althusser et lance une revue trimestrielle en décembre 1975 : Les Révoltes logiques. L'objectif de ce courant n'est pas de faire une autre histoire mais d'aborder les pratiques historiques de manière transversale à partir du présent. Jacques Rancière s'est attaché à décrypter les pratiques et discours singuliers occultés par les discours organisationnels du mouvement ouvrier. L'objectif de ces études était de retrouver l'identité perdue des paroles multiples, d'en rechercher les articulations, les contradictions. Démarche originale qui se situe sur le plan des processus de subjectivation.

F. DOS SE : histoire/ Histoire