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The internet: an ethnographic approach

Sophie Chevalier

Université de Franche-Comté - France

MILLER, Daniel; SLATER, Don. The internet: an ethnographic approach. Oxford: Berg, 2000. 217 p.

Voici un ouvrage qui débute par ses conclusions! Cette organisation regroupe, en réalité, dans le chapitre introductif les présupposés et les conclusions de la recherche, une rapide présentation de la méthodologie et du terrain, ainsi que le résumé des chapitres.1 1 Un site permet d'accéder à différentes planches et illustrations: < http://ethnonet.gold.ac.uk>. Daniel Miller et Don Slater signent là une des premières études proprement ethnographiques sur l'internet. En effet, comme ils le précisent, ils ne se sont pas contentés d'une ethnographie des usages et des usagers de cette technologie, mais ils ont choisi une approche qui englobe l'ensemble des aspects de la vie de leurs informateurs. Ce choix impliquait bien sûr celui d'un terrain: il s'agit ici de Trinidad, société sur laquelle Daniel Miller travaille depuis plus d'une dizaine d'années (Miller, 1994, 2000). Don Slater a étudié, quant à lui, les échanges d'images à caractère sexuel dans des groupes de discussions sur le net (Slater, 1997, 1998).

Cette ethnographie "classique" découle du postulat de base de cette recherche: internet est localisé et il n'existe comme phénomène significatif que dans des espaces particuliers. L'approche ethnographique permet de comprendre comment les technologies d'internet sont appréhendées et assimilées dans un lieu spécifique, même si celui-ci est complexe comme dans le cas de Trinidad à cause de la diaspora (bien que le choix d'une île ait été souvent associé dans notre discipline avec le désir de circonscrire son terrain...). Seule l'ethnographie peut conduire, par la suite, à des études comparées et ainsi infirmer des considérations générales sur l'usage d'internet.

En effet, D. Miller et D. Slater réfutent l'idée que l'internet créerait des espaces parallèles au reste de la vie sociale des individus, des espaces "virtuels", en dehors de la "réalité", dans lesquels émergeraient de nouvelles formes de sociabilité, de nouvelles identités. La "virtualité" ne peut pas être le point de départ de la recherche: si les individus considèrent les relations internet comme un "monde à part" au regard de leur vie quotidienne, cela doit être démontré et expliqué sociologiquement et anthropologiquement. Par exemple, dans le cas étudié, la plupart des informateurs utilisent internet dans des objectifs pratiques: en complément du téléphone pour joindre leur parenté à l'étranger; pour suppléer à l'absence de certains programmes religieux à la télévision. Il y a peu d'usage de ce médium qui pourrait être qualifié de "virtuel": au contraire internet crée des espaces importants dans la vie quotidienne.

Outre la réfutation de l'opposition entre "réalité" et "virtualité", les auteurs souhaitent transcender d'autres dualismes. Ainsi l'étude ne porte pas sur l'appropriation d'une forme globale par une culture locale; ou sur la domestication d'une technologie. Elle montre plutôt comment les Trinidadiens entrent, grâce à internet, dans l'arène mondiale et tentent d'en constituer une force, mais sans perdre leur identité. De même, l'économie d'internet estompe et même ferait disparaître les oppositions classiques entre consommation et production. Pour ces deux auteurs, et dans la suite de leurs travaux, il s'agit de considérer internet comme un élément de notre culture matérielle, comme un médiateur dans nos relations aux autres et à notre environnement.

Pour encourager les études comparatives et les discussions, et sur la base de leurs données et analyses de terrain, Miller et Slater dégagent quatre dimensions liées à des dynamiques de changements sociaux qui sont autant de fil conducteur pour le lecteur.

La première dimension, nommée "d'objectification ou d'identification", concerne la façon dont les usagers se "réalisent" grâce à internet. En d'autres termes, de quelle manière internet permet aux Trinidadiens d'exprimer mieux leur identité, à la fois personnelle et collective; et même de créer un nouveau langage identitaire. Les exemples choisis sont pris dans le domaine de la parenté (chapitre III), de la religion (chapitre VII) et du commerce (chapitre VI). La structure familiale à Trinidad tend de plus en plus à ressembler au modèle occidental de la famille nucléaire, mais cette transformation locale est accompagnée d'un très fort mouvement d'émigration. Internet permet alors de conserver des relations de parenté "traditionnelles" car étendue à la diaspora par un contact souvent quotidien, facile et bon marché. Dans le domaine religieux, l'internaute hindouiste peut non seulement participer à des groupes locaux mais aussi se sentir appartenir à une communauté plus large grâce à une intégration dans des réseaux internationaux. D. Miller et D. Slater affirment non seulement que leurs informateurs se réalisent en tant que Trinidadiens dans la pratique de l'internet, mais que celle-ci fournit aussi les ressources pour une meilleure expression de cette identité (même dans une vision utopique).

La deuxième dimension est celle de la "médiation", internet comme pratique et symbole: quels sont les usages pratiques d'internet? Dans quel cadre, est-il utilisé? Quelles représentations, y compris négatives, les internautes en ont-ils? Les auteurs mettent en avant la multiplicité des pratiques, toujours personnalisées, des usagers. Ils présentent un excellent exemple à travers les difficultés du e-commerce (chapitre VI): comment articuler les potentialités d'une technologie spécifique et le concept commercial. Soit les sites reproduisent les publicités sur papier, c'est-à-dire qu'ils n'utilisent pas les possibilités de ce médium; soit les constructeurs de sites perdent de vue l'objectif commercial. Il apparaît aussi clairement dans cette analyse que le e-commerce va transformer à la fois l'usage d'internet et les pratiques commerciales.

Dans le cas de Trinidad, internet symbolise pour les interlocuteurs de D.Miller et D. Slater, tout à la fois la liberté personnelle, la liberté de marché et la mobilité en s'inscrivant dans leur identité culturelle. En effet, pour des raisons historiques, esclavage et colonialisme, la notion de liberté est centrale dans la construction identitaire nationale à Trinidad. Les internautes interrogés voient dans internet une occasion à saisir afin d'augmenter leurs potentialités sociales et culturelles. L'enquête sur l'accès à internet (à domicile ou en dehors) montre d'ailleurs, que malgré de grandes difficultés logistiques pour de nombreuses personnes des classes sociales défavorisées, les Trinidadiens possèdent une expérience et un degré de connaissance supérieur à celles qui s'observent en Grande-Bretagne (chapitre II). On peut considérer qu'internet a permis de créer de nouvelles libertés (de circulation de l'information en particulier), cependant, anciennes, nouvellement acquises ou potentielles, elles prennent nécessairement place dans un ordre social. Ainsi la troisième dimension invoquée par les auteurs est celle de "la liberté normative". L'analyse montre, et nous l'avons déjà mentionné à propos de la parenté, que les pratiques d'internet aident et renforcent de vieilles identités familiales, religieuses et nationales. Pourtant dans certains cas, internet bouscule aussi les structures sociales, comme les modèles hiérarchiques du pouvoir religieux. Les croyants peuvent accéder à de nombreux sites religieux qui n'ont pas nécessairement bénéficié de "l'imprimatur" des autorités et sans que ces dernières ne puissent contrôler leurs ouailles.

Enfin, D. Miller et D. Slater citent, comme dernière dimension, le "positionnement": c'est-à-dire la position des individus dans des réseaux qui transcendent leur localisation immédiate et concrète, et qui les immergent dans un flot de ressources. Les frontières nationales, commerciales et culturelles deviennent perméables: il faut donc que les individus et les groupes trouvent leur place et repensent leur identité dans un contexte plus vaste. Pour les habitants de cette petite île, internet est considéré comme crucial pour se situer dans le monde et même pour y survivre en tant qu'entité spécifique.

Nous avons donc là un livre ambitieux qui tente de couvrir un grand nombre d'aspects afin de saisir l'appropriation d'internet dans un lieu particulier, Trinidad. L'ethnographie des relations sociales développées autour et grâce à internet, comme les liens de parenté, d'amitié et plus généralement les rapports de sociabilité, est fascinante et effectivement met à mal de nombreux lieux communs à ce propos. D'autres analyses sont moins convaincantes: ainsi les auteurs tentent de nous démontrer qu'internet serait à la fois en phase avec l'identité nationale trinidadienne et en même, lui donnerait les moyens de mieux s'exprimer. Mais les Trinidadiens sont traités ici comme une entité abstraite (un peu comme "Les Nuer" d'Evans-Pritchard...). Rien n'est ou presque, n'est dit sur l'histoire de cette société, les relations de classes et ethniques, la religion, et les liens avec la diaspora.

De même, le chapitre portant sur l'économie politique d'internet est très lacunaire: outre une partie intéressante concernant les controverses autour de la politique des télécommunications du gouvernement et les questions des monopoles, il est consacré à l'usage commercial d'internet, mais les auteurs passent sous silence les relations entre entreprises qui constituent la part la plus importante de l'utilisation de ce médium. Il nous semble aussi qu'internet pose des problèmes d'une autre ampleur dans le domaine de l'économie politique qui ne sont pas mentionnées dans l'ouvrage (pour ne citer que celui, colossal, du copyright!). Cette absence dommageable nous semble liée à leur approche de départ, une ethnographie des ménages et des individus.

D'ailleurs, leurs postulats méthodologique et théorique ne vont pas sans poser problème: le lecteur a parfois l'impression que la recherche est construite de manière à ce que les présupposés des auteurs se confirment. Ce malaise se retrouve avec la suppression du "virtuel" dans le "réel": la réflexion fait ainsi l'économie d'une exploration de la dialectique entre les deux. Peut-on raisonnablement penser que la littérature est réductible à son lectorat? La lecture ouvre bien d'autres espaces, y compris à une "réalité virtuelle"...

Néanmoins, cet ouvrage démontre l'intérêt d'une vraie ethnographie des pratiques et de représentations d'internet et reste une des premières recherches de notre discipline dans ce domaine.

Réferences

MILLER, Daniel. Modernity: an ethnographic approach. Oxford: Berg, 1994.

MILLER, Daniel. The Fame of Trinis: websites as traps. Journal of Material Culture, v. 5, 2000.

SLATER, Don. Consumer Culture and Modernity. Cambridge: Polity Press, 1997.

SLATER, Don. Trading Sexpics on IRC: Embodiementy and Authenticity on the Internet. Body and Society, v. 4, n. 4, p. 91-117, 1998.

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    Un site permet d'accéder à différentes planches et illustrations: <
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      04 Aug 2004
    • Date of issue
      June 2004
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