L’approche systémique nous paraît la plus féconde pour tenir compte de la complexité des interactions multiples entre les données d’ordre personnel, familial et professionnel.
Médecine Palliative : Soins de Support - Accompagnement - Éthique
Soins palliatifs et psychologie« Une position paradoxale de double contrainte ? » Les interactions entre des soignants confrontés à la maladie grave de leurs parents et des professionnels de santéInteractions between healthcare professionals caring for their seriously ill parents and the attending healthcare team: A paradoxical duality
Introduction
Compte tenu du vieillissement de la population, du nombre croissant des personnes dépendantes et de la prévalence des pathologies chroniques exigeant des soins au long cours, les familles sont de plus en plus sollicitées pour aider leurs proches [1]. C’est le cas également des soignants confrontés au vieillissement et à la fin de vie de leurs propres parents.
De nombreux témoignages et observations dans notre pratique de psychologue clinicienne et de formatrice en gérontologie, puis en cancérologie/soins palliatifs, nous ont amené à nous interroger sur la place des aidants familiaux/soignants auprès de leur parent gravement malade. Leurs compétences professionnelles semblent leur conférer une place particulière et ambiguë dans la relation avec leur parent malade, avec leur famille et parfois avec les autres soignants. Ils assument parfois les soins au quotidien, tels que la toilette, mais également des soins techniques infirmiers. La confrontation à l’intimité du corps du parent suscite des réactions diverses et contradictoires allant du plaisir d’une relation affectueuse et d’un service rendu, à un sentiment de gêne. Ils témoignent d’un rôle prépondérant dans les prises de décisions quant aux soins et à l’orientation de la prise en charge du parent malade. Cette place d’expert et de médiateur que la famille leur attribue certaines fois, semble s’accompagner d’un sentiment de responsabilité accrue, voire un sentiment de solitude à l’intérieur de la famille.
D’autres observations et témoignages nous ont conforté dans l’idée d’une spécificité de la situation des aidants familiaux qui assument par ailleurs un métier de soin, notamment sur le plan des répercussions professionnelles et institutionnelles. Par exemple, l’accueil dans les services d’un patient, dont un membre de la famille est médecin ou infirmier, semble se caractériser par l’établissement d’un mode de relation particulier et parfois d’une communication « entravée ». À la différence des autres familles, toute l’équipe est d’ailleurs rapidement au courant de la profession de l’aidant familial. Ces situations deviennent plus complexes encore pour une équipe soignante qui accueille le parent d’un collègue.
Très peu d’études ou de textes traitent ce sujet, pourtant les questions sont multiples. Comment les médecins, infirmières ou aides-soignantes s’impliquent-ils au niveau des soins à proprement parler de leur parent malade ou en fin de vie ? Sont-ils sollicités dans cette fonction par le parent lui-même, par la famille, par les autres professionnels de santé ? Est-ce que leur métier constitue un facteur décisif pour devenir l’aidant principal ? Quelles sont les répercussions en termes psychologiques ? Quel est éventuellement l’impact sur la prise en charge et sur l’organisation des équipes, lorsque le parent malade est accueilli dans l’établissement ou dans le service dans lequel exerce son enfant ?... Malgré l’étendue et la diversité des questions, nous avons souhaité les appréhender dans leur ensemble et nous avons formulé le problème de la façon suivante : pourquoi le rôle d’aidant familial, exercé par un professionnel de santé (médecin, infirmière, aide-soignante) auprès d’un parent gravement malade, entraîne-t-il dans certains cas des répercussions psychologiques spécifiques sur le plan personnel et familial, professionnel et institutionnel ?
Nous avons apporté des observations de notre pratique mais également des textes relatifs à l’éthique professionnelle ainsi que les résultats de deux grandes études [2] menées aux États-Unis sur les pratiques des médecins par rapport au soin d’un membre de leur famille, dont l’une a été publiée dans le New England Journal of Medecine [3].
Afin de mieux appréhender la spécificité de la relation d’aide familiale par rapport à la relation professionnelle de soin, nous avons défini et développé des concepts, tels que la relation d’aide, la « juste distance » [4], l’univers du care et du soin [5], en soulignant la différenciation et parallèlement l’interpénétration de ces deux univers. Si la relation soignant–soigné se caractérise par une implication relationnelle et une résonance affective, un travail de décentration est cependant indispensable au maintien du cadre de la relation d’aide. Cette prise de distance, déjà difficile dans le contexte professionnel, devient encore plus complexe lorsqu’il s’agit d’un membre de la famille.
Section snippets
L’approche systémique : la « double contrainte »
En psychologie et en psychiatrie, la modélisation systémique permet de relier de façon dynamique le comportement de chaque individu à ceux des autres membres de la famille et à l’équilibre de l’ensemble. Le concept de la « double contrainte » développé dans le contexte des troubles de la communication, nous paraît
Méthode et résultats
Cette recherche s’inscrit dans la méthode qualitative des sciences humaines et sociales. Nous avons choisi comme outil d’enquête l’entretien semi-directif, car il s’agit d’explorer des données d’ordre psychologique et d’accéder au vécu et à l’expression de la dimension psychoaffective. À partir d’un protocole de validation, un guide d’entretien a été conçu, composé de sept questions ouvertes. Pour chaque question, des questions de relance ont été définies, permettant d’approfondir les aspects
Discussion
L’analyse des résultats permet de relier les différentes observations avec des concepts théoriques dans le champ de la psychologie. L’interprétation restera centrée sur les résultats concernant les relations entre l’aidant familial/soignant et les professionnels de santé.
Conclusion
Les résultats de notre enquête confirment que les aidants familiaux/soignants sont, conformément à notre hypothèse, effectivement dans une position paradoxale. Ils sont pris entre deux exigences incompatibles : celle de faire bénéficier leur parent de toutes leurs compétences soignantes, donc de prendre une distance relationnelle afin de pouvoir effectuer certains soins, et celle de se situer dans la proximité affective caractérisant la relation filiale. Lorsque ces deux positions se trouvent
Références (15)
- et al.
Un acteur menacé de rupture
- et al.
Common sense and the thick hide-physicians providing care to their own family members
Arch Fam Med
(1994) - et al.
When physicians treat members of their own families
N Engl J Med
(1991) - Prayez P. Juste distance ou distance injuste. In: Prayez P, dir. Distance professionnelle et qualité du soin. Rueil...
De l’univers du care à celui des soins : le grand écart des familles
Rev Francoph Psycho-Oncologie
(2006)- et al.
Toward a theory of schizophrenia
Behav Sci
(1956) La double contrainte comme situation pathogène universelle
Fam Process
(1971)
Cited by (3)
Familial caregivers from cancer patients practicing a caring profession: Perception of care teams
2018, Medecine PalliativeSupporting Family Members in Palliative Phases of Cancer: A Qualitative Study Comparing Health Care Professionals and Non-Health Care Professionals
2022, Journal of Hospice and Palliative Nursing
- 1
Psychologue.
- 2
Recherche réalisée dans le cadre de la formation « Méthodologie de recherche en soins palliatifs », proposé par le pôle recherche de la SFAP.
- 3
Désigne dans la suite du texte les soignants (médecins, infirmières, aides-soignantes) qui accompagnent leur parent (père ou mère) gravement malade.